- des racines africaines dans la culture afro-américaine

Une variété de backgrounds

Sur près de 12 millions d’esclaves africains dans les Amériques, seulement 5 % ont été destinés à l’Amérique du Nord. Leurs régions d’origines représentent une variété d’ethnies. On regroupe les provenances ainsi : 26 % Afrique centrale de l’Ouest, 25% de la baie du Biafra, 16% de Sierra Leone, 15% de Sénégambie, 13% de la Gold Coast ...

Tous ces esclaves rompent brutalement avec leurs propres cultures et leurs propres cosmologies. La plupart s’expriment dans des langues différentes, appartiennent à des systèmes sociaux différents.

Arrivés de l’autre côté de l’Atlantique dans les conditions bestiales de la traite, une question se posera bientôt à ces déportés : comment se forger une identité, créer un fond commun à partir de cette hétérogénéité ?

Ils ont commencé à élaborer des réponses dans un processus de communication qui se fonde malgré les différences culturelles sur ce qu’ils partagent. C’est bien sûr une même situation présente : ils sont esclaves, noirs de peaux, face à des ennemis communs, les maîtres blancs. C’est aussi une même compréhension culturelle de base et des principes généraux : la grande majorité croient en un être suprême, un Dieu unique, et de multiples divinités ; nombreux sont issus de sociétés matriarcales, polygames ; beaucoup viennent de pays voisins dont l’environnement naturel est le même, pour une région donnée : végétation, rivières, animaux... qui sont autant d’éléments à forte teneur symbolique et représentative d’une vision du monde, de la vie, des relations avec le visible et l’invisible.

Ces grands principes généraux et cette culture de la symbolisation contribuent à l’existence d’un fond commun. Pour autant, il faut se garder de généralisations, comme d’une vision homogène et statique, le monde africain reposant sur quelque 800 cultures différentes, chacune ayant ses propres traditions, valeurs et façons de faire.

Les premiers africains-américains et la créolisation

Si les premiers esclaves arrivent en 1619, la population africaine ne commence en fait à se reproduire elle-même en Amérique qu’à partir de 1730, en raison entre autres de la forte mortalité infantile comme avant l’âge adulte. Lentement, une population créole se forme alors : des africains-américains nés localement (American-Borns).

On appelle créolisation le processus dynamique par lequel se relient les mondes africains et américains dans cette population noire née en Amérique. Le terme a un sens différent de créolité, plus statique et aussi plus connoté par les identités culturelles caraïbes, antillaises....

On distingue ces American-Borns des nouveaux arrivants africains : les African-Borns, qui représentent, dans la population noire américaine, 58% en 1700, 40% en 1740, 20% en 1800, 4% en 1840, 1% en 1860 (c’est encore 45 000 personnes).

Au 19ème siècle s’établit un équilibre entre hommes (49%) et femmes (51%) qui permet une auto-reproduction de cette population. C’est une grande différence avec la sphère caraïbe et Sud-américaine, où la mortalité est longtemps bien supérieure, où le déséquilibre entre hommes et femmes est accentué, de 2 à 3 pour 1, ce qui devra être compensé par un apport permanent d’esclaves africains (95 % de la traite alimentera ces régions). Cela explique à l’évidence, avec la nature et la taille des plantations, les survivances africaines plus fortes dans ces régions qu’aux USA.

Néanmoins, aux Etats-Unis également, la population créolisée bâtit sa culture à partir de ce qui est transmis par les parents, dans un processus d’adaptation à l’environnement où émergent de très actifs composants de certains principes culturels, à travers les idées religieuses, la vision du monde, la vie familiale, la socialisation des enfants, la cuisine... et bien sûr la musique. Cet héritage est perpétué à travers les cérémonies funéraires, l’attribution des noms aux enfants, la croyance en les amulettes, charmes, la sorcellerie... Une forte tradition musulmane est transposée et donne naissance à un courant islamique noir.

Les racines africaines sont à l’oeuvre, par conséquent, dans une dynamique portée par des principes culturels d’origine africaine, que les esclaves mélangent et reformulent en s’adaptant à leur milieu. C’est particulièrement le cas des danses, et de toutes les productions musicales, qui aboutiront, dans leur rencontre avec des musiques européennes, aux spirituals, aux blues et au jazz.

Difficultés d’une traçabilité des racines afro-américaines spécifiques

Trouver des racines précises est difficile, en raison de la dispersion et du brassage des esclaves avant leur départ et à leur arrivée. Un grand nombre d’esclaves l’ont été avant la traite blanche, comme prisonniers de guerres entre tribus causées ou multipliées par la traite occidentale. Des lignages précis sont impossibles à établir. Pourtant les travaux récents permettent de retracer statistiquement des filiations (voir plus bas).

Survivances objectives

Très peu de formes pures des cultures africaines sont préservées. Cependant les influences sont extrêmement vives dans la musique (voir...).

La formation de la langue, le black speech, est l’objet d’études linguistiques approfondies qui montrent qu’on avait généralement sous-estimer cet élément fondamental, déterminé par le social et le psychologique, et les déterminant en retour. On retient souvent l’exemple du Gullah, un dialecte propre à la côte Sud de la Caroline, combinaison d’anglais et de plusieurs langues africaines. Voir ....

 

 

 

Les racines : une force interne, une résolution, un état d’esprit

Bien que la traite officielle s’arrête en 1808, l’augmentation de la population noire américaine est très forte après cette date : de 1 million en 1800, elle passe à 4, 5 millions, dont 500.000 « libres ». On constate, malgré la part de plus en plus réduite de natifs africains (de 12 % en 1800 à 1% en 1860), malgré la séparation de nombreuses familles, une remarquable capacité à préserver les fondements noirs de la famille, et à maintenir par ce moyen le « lien » africain.

Un aspect fondateur de la culture afro-américaine, qui s’élabore et se perpétue pendant 3 ou 4 siècles, est l’aspiration à la liberté, et le passage à l’acte concret, bien que sans succès, tant sur le plan individuel ou en petits groupes (fuites, évasions, violences...), que collectif et organisé dans des luttes (marronage, rebellions, conspirations...) dont la plus fameuse, avec Nat Turner, en 1831.

Une tradition musulmane importante traverse le 19ème siècle : la présence musulmane noire n’est pas une création du 20ème siècle. De nombreux Afro-américains conservent leurs croyances et religions traditionnelles africaines. La majorité, au moment de l’abolition de l’esclavage, en 1863, ne s’est pas convertie au christianisme. Celui-ci ne se développe qu’après l’émancipation et, de façon autonome, marqué par un transfert de croyances, de rites et de pratiques d’origine africaine ou constitués sur cette base.

En dépit de ce véritable désastre dans lequel les africains-américains sont violemment traumatisés, avilis et maltraités d’infinies manières, le plus important est que le peuple noir ne s’est jamais considéré comme psychologiquement vaincu et soumis. Il a trouvé des voies et des opportunités multiples pour maintenir sa force psychique et sa raison.

Le plus poignant dans l’odyssée des Noirs est leur capacité à survivre à travers les conditions inhumaines de l’esclavage, et à manifester sa résolution à résister. La terreur blanche n’a pas empêcher la force à conquérir la liberté. C’est probablement « la plus grosse racine » de la culture afro-américaine.

(sources : African Roots of African-american Culture, de James A. Perry, Exchanging our country marks, A. Gomez)

 

Notes sur la place centrale de l’Afrique dans l’esclavage aux Etats-unis

Les études sur les survivances ou rétentions africaines dans la culture afro-américaine sont en plein développement. Elles se caractérisent par un souci de rigueur méthodologique nouveau, qui passait à l’époque de Leroi Jones au second plan, derrière des présupposés politiques ou idéologiques : nationalisme culturel et pan-africanisme, intégrationnisme... et la volonté chez les intellectuels afro-américains de sortir de la domination culturelle eurocentriste, voire de l’idéologie raciste marquant certains travaux.

Ce n’est pas l’effet d’une neutralité scientifique hors du temps et des enjeux politiques. C’est l’évolution des connaissances qui a permis de surmonter les oppositions fondées sur des simplifications. Dans les vingt dernières années du 20ème siècle, les débats contradictoires se sont déplacés, comme dans la société américaine, sur fond de dépolitisation des débats, ou du moins sous la chape de plomb censurant l’idée d’une transformation radicale de la société associant lutte contre le racisme et révolution sociale.

Des moyens importants peuvent être mis en oeuvre car le nombre de chercheurs travaillant sur le sujet, en Afrique comme aux Etats-Unis, a explosé : c’est une retombée positive, à partir des années 70, de la fin du colonialisme impérialiste classique et de l’obtention des droits civiques, et de la politique d’ « affirmative action ». Aux USA, l’arrivée en nombre d’étudiants noirs à l’Université a conduit à la création de départements entiers consacrés à ces questions culturelles. Elle est aussi une cause de l’augmentation démographique des classes moyennes noires, dont l’idéologie tend à se couper de la majorité populaire dont la situation économique ne cesse de se détériorer.

L’opposition entre les thèses de l’anthropologue Melville Herskovits et du sociologue E. Franklin Frazier* est sur bien des points dépassées, car les pistes les plus fécondes sortent des généralisations sur l’Afrique « traditionnelle » et sur la perception globale, comme un tout isolé et indifférencié du peuple esclave aux Etats-Unis. On s’attache maintenant à replacer l’esclavage dans le temps et l’histoire ; à étudier les spécificités ethniques, culturelles, religieuses, sociales et politiques dans des contextes historiques précis avec leurs aspects concrets, situés, loin du mythe.

* Si l’on simplifie : pour Frazier, les Noirs ont été complètement dépouillés de leur fonds culturel africain, alors que pour Herskovits ils ont perpétué un nombre significatif d’africanismes.

Donnons quelques exemples.

On considère aujourd’hui comme déterminantes les conditions de la capture en Afrique, avant celles de la traite en Amérique, et l’on approfondit les traces laissées par le traumatisme de la traversée de l’Atlantique. On examine avec précision les relations des « African-borns » avec les noirs devenus américains depuis une, deux... générations successives**. Les flux de la traite sont observés en fonction des régions ou pays africains d’origine, du lieu de l’esclavage aux Etats-Unis, et l’on cherche à déterminer les relations inter-culturelles, linguistiques et sociales qui se sont créées dans les rencontres d’esclaves d’ethnies différentes, ceci dans un contexte historique déterminé.

** Vers 1720, il y a un nombre égal d’esclaves nés en Afrique et en Amérique. Au début du 19ème siècle, encore 20% de la population noire des Etats-Unis est née en Afrique, mais plus du double est de parents ou grands-parents nés en Afrique. En 1830, on compte 2 millions d’esclaves et 320.000 Noirs libres, qui représentent ensemble 18% de la population des USA. En 1860, leur nombre a presque doublé : près de 4 millions d’esclaves pour 385.000 propriétaires, dont 88% possèdent moins de 20 esclaves. (source : Michael A ; Gomez, Exchanging our Country Marks, B4, p. 22-25)

Actuellement, les études démographiques sur la population noire américaine depuis le début de la traite sont suffisamment précises - par périodes, origines africaines, âges, sexe - pour permettre des corrélations continues avec les événements politiques locaux et les facteurs économiques. Des recoupements sont possibles entre les histoires spécifiques - par régions, Etats, lieux d’esclavage - et l’analyse sociologique des témoignages biographiques. De la sorte, on peut reconstituer les processus de formation de nouvelles communautés et de nouvelles identités afro-américaines.

Les liens avec les anciennes cultures et la mesure dans laquelle elles ont été transmises durant quatre siècles sont ainsi étudiées concrètement : quelles traditions ont pu se perpétuer ? comment ont-elles pu peser sur la perception des événements locaux et leur évolution ?

Sur le plan méthodologique, et malgré la difficulté relative aux sources (qui sont davantages éparses qu’inexistantes), la déportation noire dans ses relations à l’histoire africaine peut être étudiée de la même façon que les immigrations européennes relativement au Vieux Continent, de même que leurs inter-relations. Tout le processus de créolisation de la population noire américaine après l’esclavage doit être réévalué, en croisant les histoires de l’Europe et de l’Afrique, afin de rétablir l’équilibre et de sortir cette histoire de l’eurocentrisme dominant jusque-là, comme des visions déformées par l’Africanisme ou le marxisme orthodoxe post-colonial.

C’est donc en réciprocité que l’histoire de l’Afrique et celle de la diaspora afro-américaine peuvent progresser, et que les conséquences de l’esclavage peuvent être mieux connues.

Ce souci de rigueur est la différence essentielle entre les recherches actuelles et le volontarisme afro-centriste des années soixante.

Il est possible de percevoir maintenant les esclaves comme une population déportée, constituée d’agents actifs dans la reformulation de leur identité culturelle et sociale aux Etats-Unis, en dépit des conditions de l’oppression qu’ils subissaient.

Un champ immense de recherches s’est donc ouvert depuis une trentaine d’années, dont l’approfondissement est lié aux échanges internationaux entre chercheurs du monde entier.

Ainsi, c’est au cas par cas, et en fonction des origines, que peuvent être étudiés : la résistance des esclaves à des époques spécifiques, les problèmes complexes des syncrétismes entre religions (africaines, islamique, chrétiennes), l’expression culturelle (incluant la cuisine, la musique, l’attribution des noms...), les relations sociales (parentés, ethnicité, compagnons de traversée...).

Ces aspects de la culture transmis dans l’esclavage ne sont plus considérés seulement comme des « survivances africaines », mais comme porteurs potentiels de décisions conscientes (ou non), dans l’expérience individuelle et collective des esclaves.

La permanence active de ces caractéristiques a tout aussi bien pu se heurter à la brutalité des maîtres voulant les faire disparaître, que constituer des formes significatives et durables, participant aux interactions communautaires dans la réinterprétation de l’ethnicité, dans la lutte contre l’esclavage et pour la liberté.

Il ne s’agit pas de projeter ces éléments sur le présent mais de les resituer dans le temps et l’espace pour voir ce qui est structurant, dans le rapport à l’Afrique : ce qui prend du sens, quelle qu’en soient les formulations, ethniques, religieuses, politiques etc. Pour les esclaves américains, l’Afrique a continué à vivre dans leur vie quotidienne.

Les apports permanents de nouveaux esclaves africains* se sont accompagnés d’informations et d’idées nouvelles qui se diffusaient dans les communautés américaines, par-delà les premières stratifications en classes sociales des afro-américains. On a plutôt eu tendance à sous-estimer ou à mal interpréter ces influences.

* 4% d’African-Borns en 1840, c’est 100.000 personnes ; 1% en 1860, c’est encore 40.000 africains natifs. En 1930, on lance des enquêtes où s’expriment de nombreux noirs, âgés, dont les grands-parents leur racontaient leur jeunesse en Afrique.

De même, par exemple, on analyse ensemble la résistance des esclaves et le mouvement abolitionniste, et l’on en trouve des causes dans le contexte historique de la provenance africaine des rebelles, et pas seulement dans les effets de la Révolution française et des Lumières européennes sur les mentalités blanches américaines. Les actes, fondamentalement politiques, de rebellion et de maronnage sont corrélés aussi avec des événements africains, et particulièrement l’esclavage en Afrique. Même si l’on n’a pas d’exemple de mouvement de résistance, autre qu’individuels, à l’esclavagisme africain, la différence de situation avec les Amériques réside à l’évidence dans le caractère racial : la perception de l’esclavage en tant qu’institution ne peut être la même pour le prisonnier africain d’une autre tribu, et pour un noir vis-à-vis d’un maître blanc, de l’autre côté de l’Océan : les deux cas relèvent d’un paradigme idéologique différent. C’est ce qui invalide la vision du mouvement abolitionniste comme ayant uniquement pour cause les changements de la conscience occidentale.

Bien que l’oppression des immigrants européens ait déterminé économiquement les conditions des esclaves américains, ceux-ci ont ajusté leur vie en réinterprétant en permanence la dimension africaine, car c’est elle qui donnait du sens et contribuait à façonner leur nouvelle identité.

Eléments africains dans l’anglais afro-américain

Les recherches actuelles montrent que l’anglais des noirs américains a retenu des éléments de la culture africaine sur le plan linguistique.

Dans un premier temps les chercheurs se sont concentrés sur l’élaboration de « lexiques » des mots africains de différentes origines ethniques, conservés dans le vocabulaire du Black English.

Actuellement, on s’attache à montrer d’autres caractéristiques linguistiques : combinaisons de sons, constructions syntaxiques ou signifiantes propres au style de communication des noirs américains. Des distinctions ont été relevées portant sur la tonalité de ce langage et les formules « harmoniques », ou en appel-réponse, dont on retrace l’origine dans les antécédents africains.

Ces caractères se sont maintenus dans le processus de créolisation, même à travers les transformations du lexique et de la phonologie, de la morphologie de la langue. Les éléments syntaxiques sont finalement plus significatifs que le maintien même de quelques mots : ils constituent une réelle continuité avec l’héritage africain, au niveau même du style et des modalités de communication.

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