15 janvier 2005
L'HOMME SANS AMBITIONS, Phrases sans suite
« Il faut savoir ne pas faire carrière » Bram VAN VELDE, Rencontres avec --, Charles Juliet, 1967
Il était une fois un homme sans ambitions. Ni goût du pouvoir. Ni de l'argent. Non qu'il fût sans faiblesses. Les siennes étaient ailleurs.
Il n'aimait pas ce monde, mais il aimait la vie. Au jeu du monde, il était un piètre stratège, mais pas un tricheur. Tout juste un bon comédien, qui avait retenu la leçon de son époque : «Il faut être acteur de sa vie», cet aveu du Spectacle sur lui-même. En attendant de le botter en touches, il lui montrait son culte.
C'est ainsi qu'en dehors de ce qu'il choisissait lui-même de faire, dans une relative liberté, l'homme sans ambitions tenait à la perfection les rôles qu'on lui avait assignés, les poussant à la caricature. Contrairement à nombre de ses contemporains, cette dérision cynique n'était à ses yeux qu'un pis-aller dans la défaite, et, pour sa gouverne, qu'un moyen de survie psychologique, un ersatz de suicide, car on ne sait jamais, la vie pourrait encore servir, même s'il ne voyait pas bien ni à quoi, ni comment.
Dépourvu d'ambitions, il vaquait dans un simple bonheur, du fait que sa propre vie n'avait pour lui-même aucun intérêt. Il ne savait pas depuis quand il en allait ainsi. Il n'avait jamais eu l'envie de devenir ceci ou cela, de réaliser le moindre projet de carrière. Il était généralement insatisfait de tout à commencer par ce qu'il faisait de mieux, mais très persuadé qu'il n'avait rien de mieux à faire que se laisser porter par ce qui viendrait s'il évitait l'ennui et trop d'ennuis. Son principe vital était simple : non pas réaliser ses désirs, mais refuser tout ce qui s'y opposait à leur réalisation. Son insatisfaction n'en devenait en toutes circonstances que plus satisfaisante. Toujours insatisfait, il n'était jamais déçu, ni par les autres, ni par lui. Il faut dire à cet égard que ce qu'il n'attendait pas de lui-même, il l'aurait encore moins exigé des autres, qui lui paraissaient encore moins bien placés pour le réaliser. Par là même, il n'était ni jaloux ni envieux des succès de tous ordres.
Il avait ainsi mis en oeuvre pour son propre compte une véritable utopie négative, dans une vie et un monde dont il n'attendait rien, sauf à titre très intime ou très universel. Il surfait sur la vague auto-agitée de son propre nihilisme.
Mais cette laborieuse philosophie personnelle n'avait rien d'un désintéressement : sans ambitions ne signifie pas sans intérêts. Cela n'aurait eu aucun sens, sans la promesse en contrepartie d'une satisfaction : n'avoir rien à perdre, hormis sur un plan strictement économique. N'avoir à perdre que ses chaînes suppose d'être enchaîné le moins possible, de n'avoir aucun engagement susceptible de brider sa pensée ou son itinéraire vital s'il devait se produire un événement matériellement décisif du point de vue de la collectivité. C'est cela qu'il avait conquis de haute lutte comme produit de son absence d'ambitions personnelles. Bien entendu, comme tout le monde sauf ceux qui accordent un peu trop d’importance à leur cas singulier, il n’avait pas manqué de s’engager dans certaines voies collectives, mais il avait payé cette erreur de jeunesse, cette précipitation, en s’y révélant beaucoup plus mauvais que seul, y compris pour la collectivité concernée, et aucune expérience ne l'avait convaincu que d'autres y réussissaient mieux que lui. On ne l'y prendrait plus. Pour lui, la plupart de ceux qui s'agitent en groupe le font parce qu’ils en ont besoin pour eux-mêmes et, dès lors, aliènent à l'esprit de groupe leurs propres capacités. Il n'avait vécu aucun exemple du contraire, y compris avec ceux dont il avait partagé les plus nobles convictions, les plus vaillants combats ou les plus justes théories. L’engagement collectif de groupe n’est bon que pour les faibles d’esprit ou les aspirants au pouvoir ou à la célébrité. Le groupe, contrairement à ce qui est communément admis, n'atteint pas une qualité supérieure à la somme de ses membres, mais tend à empêcher chacun d'apporter ce qu'il possède de meilleur en tant que c'est pour chacun différent. Tout groupe commence pas assècher si bien ses propres membres, qu'il est fort mal placé pour construire hors de lui une communauté d'individus libérés : groupo sado, mas prolo pas maso, comme dit le proverbe bien connu.
Dépourvu d'ambitions, il n'avait pas davantage de désirs matériels, si ce n'est de livres introuvables, à moins qu'ils n'aient jamais été écrits. (En toute relativité, il faut préciser qu'il vivait dans un confort qui, bien qu'assez moyen, l'autorisait à ne pas trop se préoccuper pour lui et ses proches d'immédiateté matérielle).
Adolescent, son père lui reprochait déjà d'être sans ambitions. C'est vrai que dans son initiation à la vie, chaque fois qu'il aurait pu réussir dans une voie, il s'était empressé de la quitter ou de simuler son échec, avec un tel talent destructeur que ses proches y voyaient la peur d'assumer ses responsabilités d'adulte, ou le moindre engagement. Lui, tout simplement, suivait son absence d'ambitions comme la boussole la plus sûre vers la liberté de pensée et d'action. Il n'avait au fond aucune chaîne psychologique à perdre hormis celles qui nous attachent tous à un matérialisme qui ne doit rien à la philosophie.
Tournant le dos à toute éventuelle réussite, il sentait qu'il avait mieux à faire, sans savoir quoi ni s'en préoccuper, mais s'était accoutumé à en trouver la preuve tangible dans le fait que, jusque-là, il préférait ce qu'il avait fait à ce qu'il aurait pu faire de mieux aux yeux des autres. Tout ce qu'en ce monde d'autres nommaient "réussite", il l'aurait considéré pour lui-même comme le dernier des abandons, la dernière des lâchetés. Pour lui, en ce monde, réussir, c'était trahir. Quoi qu'il en soit, il se sentait destiné à bien mieux, c'est-à-dire à bien moins. Il revendiquait paradoxalement une élévation dans la banalité, sans voir qu'il lui tournait ainsi le dos.
La pratique de l'homme sans ambitions relevait par conséquent d'un art de la fuite, d'une forme de marronnage existentiel. Pour autant cette fuite ne se traduisait pas comme chez d’autres par des envies de voyages. Il n’aimait pas les voyages et n’aurait pu s’en offrir que du genre tourisme, sous une forme ou une autre. Il n’existe d’ailleurs rien d’autre que le tourisme, le terrorisme, le banditisme, les affaires ou la guerre, pour justifier de se déplacer loin de son territoire d'attache, que le monde entier visite, si ce n'est pas une île déserte. Lui n'avait voyagé que pour l’amour d'une femme ou d'une autre, quand il s'était avéré qu'elles ne viendraient pas à lui. Constatant le regard sur le monde que portaient les voyageurs, il se disait qu’il était inutile de se déplacer pour apprendre si peu de la vie, sur les autres et sur soi. La plupart ne voient ici ou là que ce qu’ils veulent y voir. Il n'avait pas eu à bouger pour en faire le tour.
* Note du 7 mars, je trouve cette citation de Thomas BERNHARD : « [...] les voyages autour du monde, une fois qu'on les regarde de plus près, ne valent pas beaucoup plus qu'une promenage au Prater.» [Nota : À Vienne, le Prater est une sorte de parc d'attractions] (Les Mange-pas-cher, trad. Claude Porcell, p.99, Gallimard/nrf, 2005)
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