Vouloir détruire sa "carrière"

30 juin 2006

De mon mépris souverain pour ces souteneurs de l'Etat et du Capital qui « aiment le peuple », c'est-à-dire le prolétariat en tant que prolétariat  : l'annonce d'une adversité irréconciliable (point de vue singulier sur la Fonction publique centrale d'Etat, et dérive en banlieue dans le « courant communisateur » en passant par la praxis poétique)

« Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n'y seront plus
»

La Marseillaise, 1792

« Il faut vouloir ne pas faire carrière »
Bram Van Velde, rencontre avec -, Charles Juliet, POL 1998

En trente-trois ans de travail salarié, ce qui m'aura sauvé c'est de ne pas vouloir faire carrière, et même d'en saboter les possibilités qui se présentaient (voir L'homme sans ambitions) : prendre tôt conscience qu'il n'y a aucune vie heureuse au bout d'une « réussite sociale » mais au contraire une dépendance accrue, à ceux d'au-dessus comme à ceux d'en-dessous. Il m'a suffit d'observer, autour de moi, de quelque niveau qu'ils partent, à quoi sont réduits ceux qui veulent monter, gagner plus d'argent en commandant aux autres (Bram Van Velde dit encore : “Ce qui m’a le plus frappé au long de mon existence, c’est l’immense lâcheté de l’homme face à la vie. Une lâcheté véritablement sans limite.”).

De l'amitié en milieu professionnel et autour

C'est ainsi qu'aujourd'hui je peux me féliciter d'avoir au travail mes meilleures relations parmi les « ratés sociaux » volontaires ou pas, ceux et celles qui n'ont pas fait carrière, pas voulu ou pas pu mais, en ayant pris acte et loin d'en souffrir sauf économiquement, ayant acquis une sorte de détachement pour ne pas dire une liberté d'esprit et de critique tout à fait précieuse aujourd'hui, ne serait-ce que pour survivre solidaires en milieu ennemi. Voilà entre autres mes ami-e-s de trente ans : des secrétaires, des « petites catégories » comme on dit dans l'administration, des « personnels d'exécution » [sic] ou des « agents d'exploitation » [resic], à vrai dire fort peu exploités mais in fine moins aliénés que la plupart, du moins par cette obligation tacite et largement consensuelle, de prendre "l'ascenseur social", de "faire carrière", sur laquelle repose le clientélisme syndical encourageant le zèle individualiste et la concurrence entre collègues de travail.

Voilà les fondements d'une confiance au long cours qui n'a pas besoin de se parer, comme dans l'extériorité militante plus ou moins bien intentionnée par sa propagande, de cette condescendance pour faire peuple, ou de faire profession d'antiracisme. Parmi les siens, les plus ghettoïsés pour diverses raisons au sein de la fonction publique, on va ensemble comme des poissons dans l'eau, même trouble, à condition de ne pas la boire. Il suffit à ceux à qui « il est odieux de suivre autant que de guider » (F.Nietzsche) de se reconnaître, dans les situations et relations quotidiennes où il s'agit de ne pas tricher.

« Le mépris du peuple »

Trente ans à cultiver le refus de faire carrière, voilà qui porte ses fruits, ceux du respect réciproque et de l'amitié sans affectation. Sans discours. D'apprendre que j'aurais « le mépris du peuple » amuserait beaucoup mes collègues de travail, comme mes amis des cités dont les enfants partagent l'école avec le mien, ou ceux des foyers africains d'à côté que je rencontre tous les jours dans l'autobus qui trimballe nos peines comme sur une scène de blues (avec les Africains, la parole est libérée par tradition).

Je constate d'ailleurs que les violences des derniers événements français (des émeutes de novembre aux manifestations anti-CPE) ont mis en évidence de façon comique si elle n'était tragique le fort succès qu'y ont rencontré les militants « qui aiment le peuple » au point d'assurer son service d'ordre en compagnie de la police d'Etat. Je saisis cette occasion délicieuse d'adresser ici mon mépris souverain à ceux que ça arrange de l'entendre comme « anti-populaire », dans la défense contorsionnée de leur populisme de gauche, dont je discute  d'autant moins l'authenticité qu'il le revendiquent "bas" et fort. Ils n'en reviendront jamais d'être considérés, par certains dont ils convoitent les voix, comme des adversaires politiques. Car ils préfèreraient, par amour du peuple tel qu'il est et doit demeurer (prolo), les changer. La vie va devenir difficile, de ceux qui se prennent pour la quintessence du populaire et pour sa conscience altercapitaliste annoncée. Quant à ceux qui conseillaient aux « racailles » de « mieux choisir les voitures qu'ils brûlent » ils pourraient être servis au-delà de leurs espoirs (voir « La voiture du voisin »).

Copains et coquins de la cogestion

De droite ou de gauche, par le chef ou par le représentant du personnel, il est très mal vu de ne pas vouloir faire carrière. Les critères du "bon agent" sont largement partagés par la hiérarchie et les représentants du personnel. La différence n'est que de clientèle et d'appréciation : « s'intéresse ou ne s'intéresse pas à son travail », « mérite ou ne mérite pas une promotion », « sa façon de servir justifie ou non d'augmenter ses primes ». Au demeurant, la plupart des élus du personnel ne connaissent ni les personnes ni leurs dossiers, mais il faut être soutenu par au moins deux syndicats sur trois ou quatre pour que sa promotion soit seulement discutée en Commission paritaire : syndiquez-vous, et au besoin, prenez deux cartes.

C'est, dans ce milieu particulier, une des raisons pour lesquelles beaucoup ne distinguent pas comportements syndicaux et hiérarchiques, puisqu'ils s'opposent aux deux et voient se congratuler les mêmes dans la factice opposition de la co-gestion de leurs carrières, par la grâce de fonctions honorifiques (le comble du fonctionnaire est le fonctionnaire du syndicat, celui du syndicalisme est le syndicalisme fonctionnaire).  Combien de ces représentants du personnel, véritables notabilités locales, sont permanents appointés et promus par l'Etat, qui leur a garanti une carrière plus que moyenne (cela relève d'accords contractualisés), et combien ne bossent plus dans les services depuis cinq, dix, trente ans et plus ? Nul ne doute qu'ils aient bénéficier, sans risques, de carrières intéressantes, avec Congrès aux bords de toutes mers du monde. Nous les retrouvons ensemble, contre nous : en face. Ce qui est réel est rationnel...

Choisir c'est renoncer

Il est tout à fait évident que s'afficher entre amis que j'ai dit, qui ne sont ni les plus zélés ni les moins portés à la plus efficace des grèves permanentes - y compris contre la baisse des effectifs -, cela vous classe assez vite comme infréquentable par ceux qui ont trop peur d'y compromettre leurs propres carrières. C'est un excellent moyen de tenir à distance ceux avec qui on ne fait qu'augmenter les heures d'ennuis, multiplier les conversations de travail pendant le déjeuner, et supporter leurs insipides témoignages de voyages, leurs bavardages constipés sur telle émission de télé (je n'ai pas la télé) ou tel navet du box-office.

La « classe de l'encadrement »

J'ai nommé l'horrible et large couche moyenne des cadres plus ou moins inférieurs ou supérieurs, les champions des faux-semblants de "l'intérêt général" et du "service public", toutes obédiences confondues : il n'y a plus de différence majeure entre un cadre de droite et un cadre de gauche, ce qui le fait fonctionner dans la structure n'étant pas de cet ordre-là, sauf par besoin de s'assurer une tranquillité ou mieux un réseau d'appuis, entre copains de magouilles corporatistes. Se classer politiquement n'est pas des moins efficaces, dans une chasse aux sorcières sournoise autant que vaine, vue l'absence de différence de fond. Qu'ils soient fidèles à leur camp, qu'ils affichent de n'en point avoir ("devoir de réserve" oblige), où qu'ils les traversent avec un sens aigu des opportunités (tel changement de gouvernement, de ministre ou de supérieur hiérarchique) n'y change pas grand chose, ils trouvent toujours, au bon moment, le bon silence à tenir, le bon ragot à distiller, les bonnes pompes à cirer pour monter la bonne marche.

A vrai dire il est pratiquement impossible de tenir une place d'encadrement sans se comporter, même à regret, comme un salaud. Mêmes les plus incapables ont leur place, comme ventres mous, répétiteurs de langage cuit, machiavels de moquette, flics de couloirs ou mouchards de cafétaria, dans cette subtile sociologie de l'administration organisée par les techniques du management participatif ("être acteur de...") et promise à la Gestion prévisionnelle des emplois, effectifs et compétences (GPEEC) à la recherche d'indicateurs [sic] de performance (LOLF = Nouvelle loi de finances) : « je te tiens, tu me tiens... » fonctionne en réciprocité comme dans les systèmes mafieux.

Dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, il suffit d'ailleurs d'un peu d'expérience de fonctionnaire en relation avec les élus locaux et les entrepreneurs pour savoir que les petites ou grosses corruptions sont parfaitement réparties sur l'ensemble de l'échiquier politique (très intéressantes considérations sur les croisements entre entrepreneurs ou hommes politiques mafieux et mafieux entrepreneurs ou hommes politiques dans « Le monde des mafias : Géopolitique du crime organisé » de Jean-François Gayraud : cela ne va jamais sans acheter ou intimider dans le circuit quelque fonctionnaire bien placé, pas nécessairement très haut, pour qu'a minima il ferme les oreilles, les yeux, et la bouche, comme les Trois singes de la sagesse).

Ainsi vit et se vautre, dans la Fonction publique, ce qu'Alain BIHR appelle la classe de l'encadrement (voir Encadrement capitaliste et reproduction du capital, Vers un nouveau paradigme marxiste des rapports de classe). De gauche, elle prend ses désirs pour ceux des sans grades qu'elle rêve de manager en eaux plus propres que la droite, mais elle commence toujours par aller à la soupe étatique au nom de sa bonne cause. Constatons aussi qu'elle fournit l'essentiel de l'encadrement politique du démocratisme radical :

Bonnes soeurs supérieures de la Fonction publique et Frères militants pour le peuple travailleur, unissez-vous : cocopulez !

L'intuition anti-carriériste

Qu'il ait d'abord été intuitif, pour partie inconscient voire pathologique n'y change rien, mon souci  de détruire ce qui aurait pu me réussir ne se sera pas limité à ma vie professionnelle, puisqu'il a toujours été hors de question que j'envisage une carrière d'artiste dans les moments où j'aurais pu la choisir. Cet horizon de réussite sociale ou asociale, même avec son parfum de bohème, ne m'a jamais semblé davantage porteur ou garant d'un échappement du système, et le peu que j'ai pu en fréquenter m'en aura à jamais vacciné.

De la praxis artistique

Cette pulsion de destruction sociale n'a pas tardé à marquer le type même de mes productions "artistiques". En peinture l'utilisation d'images de presses tout-venant, leur dégradation par transfert sur toile, prolongée du refus d'exposer en galerie ou d'écrire des livres pour l'édition, qui se traduit encore par mon utilisation exclusive d'internet. En poésie l'effacement, par la méthode du collage, de l'écriture personnelle (LIVREDEL, 1990 : « Le but était de dépasser, en l'assumant jusqu'à faire disparaître l'écriture individuelle, le statut d'écrivain, qui reconstruit le monde -son monde- dans son miroir, devenant alors une sorte de metteur en scène d'écrits qui semblent s'imposer à lui. Le titre, qui peut se lire LIVRE-DEL (delate) traduit cette contradiction jusqu'à l'auto-destruction. »). On peut l'interpréter comme la limite entre la production d'une oeuvre et l'auto-destruction de la posture artiste (la poésie doit être faite par tous...). Certes cela n'avait rien de nouveau à l'époque où je l'ai fait, mais c'était par nécessité intérieure, non par imitation ou par posture intellectuelle prétendant faire art de « la mort de l'art ». Moins encore sous influences situationnistes, que je n'ai rencontrées qu'après, et dont j'avais sans le savoir fait peu ou prou ma "prose", tant il est vrai que c'est l'époque qui produit ses idées, et que celles-ci en particulier, surtout dans ce qu'elles ont eu de plus acceptable et de moins révolutionnaire ou théorique, ne furent pas le produit exclusif de l'Internationale situationniste.

Plus que toute autre activité, je l'ai souvent souligné à partir du jazz, la pratique poiétique, la création artistique, relève d'un rapport vivant à l'oeuvre en chantier, c'est-à-dire d'une praxis et non d'une pensée mise en actes, où la main serait guidée par la tête pour mettre en oeuvre une idée préconcue selon un projet, un plan, un programme de réalisation : l'improvisation en temps réel n'est pas le propre des arts contemporains de la scène, elle existe aussi dans la peinture, la sculpture, l'écriture et même paradoxalement la composition, comme procédé de fabrication. Quel artiste ne s'est pas affirmé comme ouvrier à l'écoute de son oeuvre ? (Bernard Lubat a ce beau néologisme d'oeuvrier).

Nous sommes des abolitionnistes du prolétariat

Tout ceci peut (m')expliquer que je puisse sans contorsions philosophiques saisir comme pratique (au sens des Thèses sur Feuerbach)  le mouvement auto-destructeur d'une classe par elle-même dans le concept de communisation, de révolution accomplie par le prolétariat détruisant ce qui le définit comme prolétariat. Je le saisis parfaitement comme production interne à la contradiction qui est le mouvement du capital, et qui se suffit à elle-même sans besoin d'un antagonisme extérieur de nature humaine immanente ou transcendantale.

Nous n'entrerons dans aucune carrière. Nous les détruirons toutes.

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