Découvrant, il y a quelques mois, en présentoir près des caisses à la FNAC et autres VIRGIN, l'opuscule "Indignez-vous" de Stéphane Hessel, j'avais d'emblée ressenti quelque chose qu'exprime Claude Guillon le 15 juin dans " Indignés ! L'un dit niais... vous ? Digne, ding, dong " : une nausée.
Que le label ait été "repris" par les mouvements protestataires en Espagne, puis en Grèce, et plus timidement en France, n'a pas soigné mon mal de coeur, aggravé depuis par le vacarme médiatique autour du réveil de cette belle jeunesse, et sa béatification par des générations empilées d'anciens combattants démocrates, majoritairement des classes moyennes même déclassées, ou plutôt par leurs militants représentatifs. Car la destinée de toute non-représentation revendiquée n'est-elle pas de se trouver rapidement des représentants ? C'est peut-être un paradoxe, mais à bien y regarder en l'espèce, tout sauf une contradiction. Ne serait-ce que pour des considérations tactiques évidentes tenant à l'organisation, aux relais, et à la médiatisation de ces manifestations, dans le monde de la communication, du Spectacle, la forme est prise au piège de son contenu : l'indignation se mord la queue, par ce sur quoi elle ne porte même pas. Quid, par exemple, de ces "réseaux sociaux alternatifs" prétendus radicaux (dont les initiateurs sont complaisamment interviewés par France Culture...), quand on sait que le principe (technologique) en est d'essence hiérarchique et la maîtrise en dernier recours celle de quelques-uns, voire bientôt de l'Etat et de sa police. Le fait que ces mouvements soient aussi vite labellisés d'indignés, globalement et sans détail, me semble en effet davantage traduire leur dynamique interne essentielle que relever d'une récupération ou d'une volonté de les contenir dans cette posture morale. Autrement dit, l'adversaire de classe n'a pas trop à s'inquiéter de ramener sur le terrain démocratico-politique des luttes qui n'envisagent pas de le quitter.
Cette reprise, dont on nous rebat les oreilles, est au demeurant si suspecte qu'on se demande comment, sinon pourquoi et par qui, elle a été si massivement et si consensuellement fabriquée. Elle ne semble que marginalement contestée. Il y a certes longtemps que du mot résistance m'apparaît, sous la noblesse de l'héritage - "résister c'est créer" - l'autre face, louche, du conservatisme, quitte à éterniser l'anti-capitalisme dans le fantasme de son idéal = tout sauf le communisme, c'est-à-dire tout sauf la lutte de classes. Le mot résistance avait néanmoins l'intérêt d'accompagner parfois des actes d'authentique remise en cause du "système", ou de ne pas s'y opposer. Car, ne nous y trompons pas, c'est bien ici le cas, avec ce bulldozer idéologique. Voilà que tout semble se réduire, dans l'entonnoir filtrant des "mouvements sociaux", à des condamnations morales, pour des adaptations enfin dignes... du capitalisme.
L'analyse de ces mouvements se donne à lire directement dans ce qu'ils revendiquent (puisque telle est bien leur nature profonde, leur essence politique, citoyenne, d'expression de la société civile), et si leur caractère "anti-" partis et syndicats institutionnels n'est pas anodin - mais bien plutôt symptomatique de la mise en crise de la démocratie, c'est-à-dire bientôt de la politique -, ils apparaissent davantage comme en retrait, au niveau de l'action, sur les moments les plus radicaux des luttes sociales de ces dernières années (y compris dans les mêmes pays), comme la diffusion d'un esprit d'autonomie et d'auto-organisation molles (formelles et de contenu social très faible), comme un ultra-démocratisme répétant en farce, dans la "dynamique" de son effondrement, le démocratisme radical, et plus gravement comme un indice des terrifiants obstacles à un affrontement de classes digne de ce nom.
De cette indignation, ding dong, soyons donc indignes.
PS : Comme lien avec ma précédente intervention, le 20 mai, je note qu'à propos de "l'affaire DSK", Nicolas Sarkozy appellait à la dignité... Sic, d'une "sidération" à l'autre ! Revenant sur l'événement, on se souvient que l'emploi du temps de DSK présentait un trou d'une heure, qui nous en valut cent de conjectures. Je ne résiste donc pas au plaisir de citer, hors contexte, ces lignes de Leonardo Sciascia, dans Le Contexte précisément, 1972, Denoël, p.10 :
« Peut-être ses habitudes étaient-elles moins réglées qu'elles n'apparaissaient d'abord et y avait-il dans ses journées des heures sans programme, des promenades solitaires et sans but; peut-être avait-il d'autres habitudes ignorées de sa famille et de ses amis. De malignes hypothèses furent avancées en secret et chuchotées par la police d'un côté, de l'autre par ses amis; mais pour en empêcher l'explosion publique, elles furent aussitôt désamorcées par une décision prise au sommet, au cours d'un entretien entre les plus hautes autorités de la Région, condamnant tout soupçon et interdisant toute enquête sur cette grosse heure, comme attentatoires à la mémoire d'une vie qui se reflétait désormais dans les miroirs de toutes les vertus.»
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