- écrire le jazz est-il encore une aventure ?

Dans l’édition française, on trouve d’heureuses rééditions de textes anciens, passionnés et passionnants. On trouve aussi de belles monographies, des études spécifiques fouillées, précieuses... des photos. La compilation semble être devenue une spécialité des meilleures plumes. Pourquoi pas, c’est une si belle invite à plonger dans le jazz, et à prolonger dans la vie son esprit. A la question de Keith Jarrett : « Où est la musique ? », répond en écho : « Où est la réflexion ? »

Les livres nouveaux à thématique générale sont excessivement ternes ou froids, platement analytiques, genre université fin de siècle (on classe, on compte, on ferme), quand ils ne traduisent pas une véritable régression critique, qui, en d’autres temps, leur aurait valu de géniales insultes de la part des gardiens du swing, de la quinte bémol ou de la nouvelle chose.

C’était au moins pour le plaisir la garantie de fusées éclairantes, même si animées d’un méchant sectarisme ou du subjectivisme le plus injuste : ça ressemblait au jazz de l’époque, engagé comme l’est l’art qui n’est pas du cochon. Et puis surtout, surtout... nos passions s’habillaient de talents qui depuis se sont tus. ça nous faisait cogiter un peu ou beaucoup rigoler, parfois mettre en pétard (mouillé). Mais le « jazz » ne met plus en colère. Et ce n’est pas plus drôle pour autant. Comme Frank TÉNOT (Jazzmag décembre 2001), « je regrette les épices des batailles d’antan. Les passions et les colères... »

Le néophite qui veut aujourd’hui s’initier au jazz est parfois même livré à des guides douteux, taxinomistes en styles figés dans des définitions académiques, étiqueteurs sans éthique, voire négationnistes des racines africaines du jazz. On a inscrit Body and Soul au programme du bac, mais sans Coleman Hawkins... (source JazzMan n°...).

Cette vision un peu noire (sic) ne demanderait qu’à être tempérée. J’attends avec curiosité ce que nous réserveront les études universitaires, en s’emparant du jazz... Ne trouveront que ce que chercheront...

Le numéro spécial de la revue française d’anthropologie, L’HOMME, d’avril-septembre 2001 sur le thème « Jazz et anthropologie », aurait pu ouvrir une nouvelle période du discours sur le jazz. Mais le contenu, hors quelques textes d’une rare tension et d’une belle exigence, donne autant d’espoirs que de craintes.

Le jazz traverse depuis une vingtaine d’année une crise existencielle...

Où en est le jazz aujourd’hui ?

On peut être sûr qu’à un stade de la vie adulte, vers la quarantaine, une crise se déclanchera. C’est un passage où l’on se tient sur le bord du précipice, entre une vie pleine d’accomplissements (au moins à certain degré) et le challenge de vieillir avec élégance ?. C’est le moment où l’on mesure la distance entre ses désirs depuis longtemps les plus chers et la réalité. L’angoisse qui accompagne ce passage est bien connue. Parfois on a recourt à des remèdes impulsifs voire irrationnels, avec l’espoir que tout ses résoudra et que finalement rien ne changera de manière décisive.

A plusieurs points de vue, le jazz traverse ce type de crise. On ne peut guère dénier, si d’intéressantes combinaisons d’influences éclectiques produisent de nouvelles directions valables, que l’accent mis sur le jazz rétro ou sur le néo-classique provoque une baisse de l’énergie innovante que le jazz a possédé pendant une très longue période. On peut comparer cela à ce qui s’est passé pour d’autres arts au même point de leur développement : après un jaillissement initial de feux créatifs, nécessaire et excitant, vient un temps d’assimilation, puis de retrait, et l’espoir d’une renaissance. C’est un sujet qui peut et doit être discuté en permanence.

DAVID LIEBMAN (1946), sax/comp, Is more better ? Changes, International Association of Schools of jazz, Autumn 1996, TrA

En France on ne discute que fort peu.

La critique a majoritairement abandonné sa mission de découverte : témoigner de ce qu’a représenté cette musique, déterrer ses trésors enfouis et rendre ses braises plus ardentes, en éclairer l’écoute comme les perspectives. Elle peut toujours se lamenter en coulisse sur la mort de l’histoire. Beau prétexte pour suivre sans scrupules la cotation du jazz-marchandise.

Quant à savoir si la critique est indispensable, voire nécessaire, cela renvoie à une batterie d’autres questions : quelle critique, pour qui, pour quoi, comment ? je donne mon point de vue d’amateur, en quelque sorte mes attentes, au chapitre 2-9. Dans le principe, la réponse à ces questions est déterminée par la place de la musique dans la vie, dans le champ social. On constate que certains musiciens y répondent dans la conception même de leur oeuvre et la manière de la proposer...

Filer la métaphore sur les âges du jazz n’est pas nouveau. Et l’on verra le diagnostic changer selon qu’on voit l’histoire se faire plus ou moins longuement. Alors que Dave Liebman s’interroge en 1996 sur sa crise d’âge mûr à partir des années 80, Hodeir, dès 1954, se penche sur son éventuel « déclin » :

Quiconque demeure fidèle au jazz doit perdre l’habitude de le regarder comme un « dieu qui se souvient des cieux » s’il le veut voir sous ses vrais aspects : ceux d’un être vivant qui a eu une enfance, une adolescence et un âge mûr, et dont on cherche anxieusement à discerner s’il est ou non sur son déclin.

André HODEIR, Hommes et problèmes du jazz, 1954

A voir ce qui est venu ensuite, et ce qui vient encore un demi-siècle après, on se demande bien à quoi a pu tenir une si bonne réputation. Encore une affaire de focale. Je préfère quant à moi percevoir la phase afro-américaine « autonome » du champ jazzistique - formule de Michel-Claude Jalard - comme l’adolescence d’autres maturités. Toute la question doit bien sûr être sortie du mot « jazz », pour que ce champ soit pensé dans l’espace et le temps (voir en 4-2, Aux noms du « jazz »)

... comme tout genre artistique, le jazz a un terme (alors qu’un art ne saurait en avoir, puisqu’il renvoie à une sphère d’expression a priori, c’est-à-dire à un concept qui ne contient pas l’idée d’une limite, quand bien même la pratique de l’art en question disparaîtrait. Historiquement, le jazz appartient au passé, il faut s’y résoudre.

Michel-Claude JALARD, Le jazz est-il encore possible, 1986, p. 169

Imparable formellement. Les experts en jazz vieillissant n’ont pas supporté que leur objet leur survive. Comme d’autres voyant la fin de l’histoire, la mort de l’homme et du communisme, ils ont sans doute trouvé bon d’y ajouter le jazz, pour rester branchés, ou se débrancher. On ne sait pas au juste. Il y a des jours comme ça, sans soleil, où l’on courre après son ombre.

Mais l’essentiel n’est-il pas ailleurs ? D’abord quel intérêt, cette définition intemporelle d’art ? Exemple : la peinture, c’est par les oeuvres qu’elles existent (d’où sa mort dans le conceptuel) : que nous importerait qu’elle réponde, abstraitement, au concept d’un art, « sphère d’expression a priori », si nous n’avions les oeuvres produites par des peintres, un jour, là. Autrement dit, donner au « jazz » une définition abstraite, renvoyant une fois de plus à une « essence » idéaliste, formaliste. Un genre artistique ? Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une musique qui me plaisait, mais qui n’était qu’un genre!

L’essentiel ? Ce que le jazz invente : son chant hors champ, sa moderne modernité infinie. Pour lui. Et pour tous les arts.

Mais en France on ne discute pas. On prie.

On radote ou on déblatère comme des grenouilles de bénitier. On calomnie. On reste agenouillé depuis quinze ans, en implorant le ciel de donner tort aux prophètes de malheur, tout en étant intimement persuadé - la messe d’enterrement fut si belle - que le jazz est bien mort et l’histoire impossible. Les plus pieuses bigotes ont diffusé le bulletin de la paroisse, puis, revenues de confesse, ont éteint les lumières du siècle.

Ailleurs, loin des églises, les jazz des infidèles continuent de danser

IndexHAWKINS Coleman (saxophoniste, lead) ; HODEIR André (compositeur, musicologue, écrivain) ; JALARD Michel Claude (critique jazz) ; JARRETT Keith (pianiste, sax, flû, comp, lead) ; LIEBMAN Dave (saxophoniste, comp, lead) ; TÉNOT Frank (critique jazz, journaliste)
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