I4 misère de la critique
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Sans intelligence : en écoutant, ils ressemblent à des sourds ; le proverbe pour eux témoigne qu’en étant présents, ils sont absents.

HERACLITE

 

Une époque qui n’a pas de critique est soit une époque dans laquelle l’art est immobile, hiératique et confiné à la reproduction de types conventionnels, ou une époque qui n’a pas d’art.

Oscar WILDE (1854-1900), Le critique en tant qu’artiste

 

Alors que la réalité du talent est un bien, une acquisition universels, dont on doit avant tout constater la présence sous les modes apparentes de la pensée et du style, c’est sur ces dernières que la critique s’arrête pour classer les auteurs. Elle sacre prophète à cause de son ton péremptoire, de son mépris affiché pour l’école qui l’a précédé, un écrivain qui n’apporte nul message nouveau. Cette constante aberration de la critique est telle qu’un écrivain devrait presque préférer être jugé par le grand public (si celui-ci n’était incapable de se rendre compte même de ce qu’un artiste a tenté dans un ordre de recherches qui lui est inconnu). Car il y a plus d’analogie entre la vie instinctive du public et le talent d’un grand écrivain, qui n’est qu’un instinct relieusement écouté, au milieu du silence imposé à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu’avec le verbiage superficiel et les critères changeant des juges attitrés. Leur logomachie se renouvelle de dix ans en dix ans (car le kaléidoscope n’est pas composé seulement de groupes mondains, mais par les idées sociales, politiques, religieuses, qui prennent une ampleur momentanée grâce à leur réfraction dans des masses étendues, mais restent limitées malgré cela à la courte vie des idées dont la nouveauté n’a pu séduire que des esprits peu exigeants en fait de preuves). Ainsi s’étaient succédé les partis et les écoles, faisant se prendre à eux toujours les mêmes esprits, hommes d’une intelligence relative, toujours voués aux engouements dont s’abstiennent des esprits plus scrupuleux...

Marcel PROUST (1871-1922), A la recherche du temps perdu / Le temps retrouvé, 1927

 

L’art, lui aussi, n’est qu’un mode de vie. On peut s’y préparer sans le savoir, en vivant de façon ou d’autre. Dans tout ce qui répond à du réel on lui est plus proche que dans ces métiers ne reposant sur rien de la vie, métiers dits artistiques, qui, en singeant l’art, le nient et l’offensent. Il en va ainsi du journalisme, presque de toute la critique (...)

Reiner Maria RILKE (1875-1926), Décembre 1908, Lettres à un jeune poète

 

(Thèse 194)

L’ensemble des connaissances qui continue de se développer actuellement comme pensée du spectacle doit justifier une société sans justification, et se constituer en science générale de la fausse conscience. Elle est entièrement conditionnée par le fait qu’elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le système spectaculaire.

Guy DEBORD, La société du spectacle, 1967

 

De fait, le spécialiste préfigure cet être fantômatique, ce rouage, cette chose mécanique logée dans la rationalité d’une organisation sociale, dans l’ordre parfait des zombies. On le rencontre partout.(...) En un sens, la spécialisation est la science du rôle, elle donne au paraître le brillant que lui conféraient jadis la noblesse, l’esprit, le luxe ou le compte en banque. Mais le spécialiste fait plus. Il s’enrôle pour enrôler les autres ; il est ce chaînon entre la technique de production et de consommation et la technique de la représentation spectaculaire.

Raoul VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967

 

Les historiens d'art sont les véritables assassins de l'art, si nous écoutons un historien d'art, nous participons à la destruction de l'art, lorsqu'un historien d'art entre en scène, l'art est détruit, voilà la vérité.

Thomas BERNHARD (1931-1989), Maîtres anciens, 1985

 

Il n’est guère de commentaires récents, en art et en esthétique, qui ne déplorent la faillite de la critique, sa dilution ou sa démission, l’absence de critères de jugement, le renoncement à toute évaluation, et le déboussolement du public. C’est cette situation ératique, qui ne concerne en fait que la gestion interne du monde de l’art, et non le statut de la sphère esthétique à l’intérieur du monde social, qu’on qualifie de crise, l’un des termes les plus galvaudés aujourd’hui.(...)

L’aveu aujourd’hui réitéré d’une faillite de la critique par ceux-là même qui devraient la défendre témoigne de l’adhésion, voire de la soumission de cette critique au culturel.

Marc JIMENEZ, La critique / Crise de l’art ou consensus culturel ? 1995, p. 31 et 42

 

Il me semble qu’il n’y a pas d’intellectuel, s’il n’y a pas cette intempestivité, ce devoir d’intempestivité, qui est l’éthique de la pensée. Comme forme d’action. Et sa poétique. Sinon (...) la conformité qui va avec le consensus. L’époque a les concepts qu’elle mérite. Elle est un peu lâche.

Henri MESCHONNIC, Politique du Rythme, politique du sujet, 1995, p. 109

 

Le politiquement correct réduit la critique à la morale, et la confine dans un respect charitable dont l’alternative hésite entre silence et témoignage prudent. Nous sommes pourtant ici en présence de champs de forces, champ de production et champ de réception qui s’affrontent avec la même vigueur que partout ailleurs. (...)

Il n’y a pas à choisir entre la caution du marché et le refuge politiquement correct de l’ethnologie postcolonialiste, entendue comme lieu unique du respect des différences et de l’identité. Esthétique et géopolitique ne sont pas vouées à s’accorder.

Joëlle BUSCA, Perspectives sur l’art contemporain Africain, 2000

 

... Il est évident depuis le début que beaucoup de critiques de jazz ne connaissent pas leur sujet, ou ne s’intéressent qu’à un style (ce qui ne les empêchent pas d’écrire sur ce qu’ils méprisent), ou font comme s’ils étaient au même niveau (voire plus haut) que les créateurs, ou se préoccupent plus de la personnalité des musiciens (et les jugent en fonction de ça), plutôt que d’essayer de comprendre leur musique.

Scott YANON... ?

L’art du jazz rencontrant la crise de l’art dans celle de la modernité confronte ceux qui se sont institués critiques à l’insuffisance et aux limites de leurs concepts : on ne peut plus défendre l’avenir menacé du « jazz », à partir des années 70, avec les armes d’un combat des modernes contre les anciens. Difficile pour cette génération, pourtant féconde, de remettre en cause les fondements de son discours critique, et par là-même en perspective son objet de discours et d’amours.

(Thèse 220)

Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-même véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spectacle doit aussi être une critique vraie. Il lui faut lutter pratiquement parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et admettre d’être absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la pensée dominante, le point de vue exclusif de l’actualité, que reconnaît la volonté abstrait de l’efficacité immédiate, quand elle se jette vers les compromissions du réformisme ou de l’action commune de débris pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s’est reconstitué dans la position même qui prétend le combattre. Au contraire, la critique qui va au-delà du spectacle doit savoir attendre.

Guy DEBORD, La société du spectacle

On dira que je mélange tout. Bien sûr, le mot critique dans ce qui précède s’entend au sens fort de théorie générale pour la compréhension du monde et son changement, et non dans l’acception étroite de critique musicale. Mais l’étroitesse est parfois celle aussi du discours sur la musique. Car si critiquer la musique, ce doit être en la sortant du monde réel, on y verra le fond d’une déontologie : son idéologie.

Quoi qu’il en soit, la critique doit, et plus encore concernant l’art du jazz, mettre en cause sa conception du temps, du rythme (modernité/contemporanéité) et celle de l’espace (mondialisation/mondialisme), qui détermine sa focale éthique, historique et sociale, comme ses critères « esthétiques ».

Force est de constater qu’en France la critique dominante, telle qu’elle s’exprime majoritairement dans les revues spécialisées depuis vingt ans, fait preuve d’un véritable refoulement des thèses de Carles et Comolli, et surtout de la problématique elle-même : circulez, y’a rien à voir ! Les naïfs peuvent toujours se demander : pourquoi avoir balancer tout ça, si c’est pour s’en servir si peu. On en admet le caractère incontournable, mais c’est le plus souvent pour n’en tirer aucune conséquence. On en fait l’apologie à l’occasion des rééditions, pour aussitôt le rejeter dans un passé daté. On n’en discute rien. Et surtout pas la conception de l’art dont il relève. On évoque les « polémiques » qu’il avait soulevées, mais sans rien en dire. On préfère oublier cette guerre froide entre esthétisme et politisme, reflet grossier du bras de fer entre capitalisme et communisme. Le mur de Berlin est tombé. Tout le monde fait comme s’il a tout compris, il est bien gentil... La pensée peut dormir ! Pourtant comment peut-on s’en tenir quitte. Le niveau des débats actuels aurait-il de si haut dépassé les enjeux de ce conflit entre idéologies mortes. Les commentaires expédiés lors de la réédition en 2000 de FreeJazz / BlackPower sont symptomatiques. Le terrain est piégé. Et même la lecture. Car l’incontournable, c’est le réel dont il part, ce qui s’en est suivi, ce qu’on en a fait, et ce qu’on en fera.

Exemple, puisqu’un des auteurs dirige une des trois revues françaises de jazz qu’on trouve en kiosque :

Je n’entreprendrai pas maintenant de recenser les noms des artistes à avoir fait la une des revues spécialisée ces dernières années, ou de celles et ceux qui ont été enrôlés avec quelque persévérance dans les principaux clubs et festivals de l’Ancien et du Nouveau Monde. Ni de comparer cette liste avec celle des communautés de musiciens en activité ici ou là durant le même laps de temps. Il n’est pas non plus dans mon intention d’accréditer la figure du paria - dans la mesure où cette figure et son caractère exceptionnel ne regardent précisément que le renforcement des « moyens de diffusion, de distribution, et de transmission.

Alexandre PIERREPONT, Le champ jazzistique en son temps, L’HOMME, 2001, p. 222

Quelques chroniqueurs continuent de se battre, ici ou là, dans des articles bien encadrés (pour éviter les fuites ?) et noyés dans les chroniques pseudo-esthétiques, quand ce n’est pas dans le journalisme consumériste relayant ou tempérant la publicité. On peut se demander quel impact peuvent avoir ces résistants. Au niveau des commentaires spécialisés, tout se passe comme s’il était nul : chacun continue à s’exprimer dans son coin. Aucun débat n’est ouvert, hormis les habituels lieux communs caricaturaux, dépassés et plus d’une fois contredits, concernant la ligne éditoriale de chaque revue - ces vieilles soeurs ennemies - qui entretiennent l’héritage bien français des « guerres du jazz », celles qui, plus que les musiciens, agitent le microcosme professionnel ou spécialisé. Sans doute est-il indispensable, pour que vive une revue, que des lecteurs de toutes opinions y trouvent leur compte (c’est un peu la tolérance à la façon du journal Le Monde). Mais à quel prix ? Est-ce au jazz de payer, en adoptant l’oecuménisme du marché ? On ne lui demande pas son avis.

Alors on imagine volontiers qu’un petit nombre de lecteurs fidèles n’achètent plus ces revues que pour les rares encarts où s’exprime cette résistance, l’envie de se tenir malgré tout informés, et les interviews de musiciens. On l’aura compris, c’est mon cas.

L’histoire de la critique française de jazz est un peu comme celle des Eglises ou des Partis « communistes » : Papes, excommunications, dogmatismes et révisionnismes, luttes de tendances réelles ou fantasmées, cadavres dans les placards, intouchables à la retraite, ou en retrait, mutation rose en douce, questions tabous et silence-radio.

On peut parier que, comme dans bon nombre de secteurs de la vie culturelle spectaculaire, ce monde gentiment sûr de lui se réveillera en découvrant que son discours caduc se révèle pour ce qu’il est : un ronron, des fleurs ou des pavés tenant lieu d’esthétique, une vision partielle et partiale marquée par son ancrage social et son arrogance euro-occidentale. Les beaux jours de la suffisance jazzistique à la française seront alors comptés.

Résultat massif : un manque d’audace (pas très jazz, ça...), un refus de s’engager, et une apparente incapacité à penser, ou repenser, les jazz passés et actuels, autrement qu’à travers des débats codés par les « experts » et réglements de compte à fleurets mouchetés, où l’ « amateur » de base est pris pour un imbécile.

IndexBERNHARD Thomas (écrivain, dramaturge) ; BUSCA Joëlle ; CARLES Philippe (critique jazz) ; COMOLLI Jean-Louis (critique jazz) ; DEBORD Guy ; HERACLITE ; JIMENEZ Marc (esthétique, critique) ; MESCHONNIC Henri (poète, théorie du langage) ; PIERREPONT Alexandre (critique jazz, ethnologue) ; PROUST Marcel (écrivain) ; RILKE Reiner Maria (écrivain, poète) ; WILDE Oscar (écrivain, critique d'art) ; YANON Scott (critique jazz)
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