- troisième interlude : au-delà du consensus jazzosphérique

Ce sont quelques exemples des réserves que suscitaient en moi des approches données prioritairement soit à l’esthétique, soit au socio-politique, et ceci même chez les critiques dont la lecture constituait le fondement - hors les écoutes et quelque pratique - de mon savoir jazzistique.

En résumé, ces désaccords tiennent d’abord au malaise provoqué par une certaine morgue de la critique française, à la fois close et cloisonnée, et un peu sûre d’elle-même devant un objet extérieur à sa culture. Malaise devant le refoulement massif, une fois passée la mode, des mises au point même imparfaites de Carles et Comolli. Du fait de ses silences, je ressens cette attitude comme un néo-colonialisme culturel, une position de classe marquée intellectuel-lement par l’hégémonisme occidental, le tout masqué par les meilleures intentions d’un intérêt sincère pour le « jazz ».

Ensuite, sur le plan artistique, je considère que l’art moderne relève d’un concept poétique tenant ensemble esthétique, éthique et politique. Il s’agit de prolonger - en ce qui nous concerne - pour le jazz l’exigence formulée en profondeur par Henri Meschonnic pour la poésie et le langage, mais dont la validité est bien plus large, pour l’art, et pour le politique.

Ces désaccords sont à l’origine de mon ouvrage.

Esthétisme contre sociologisme : la guerre froide consensuelle est finie

L’esthétisme commence à partir du moment où l’oeuvre d’art est prise, non comme instrument, mais comme objet de méditation.

Michel LEIRIS, Notes pour le sacré dans la vie quotidienne, 1937 ?...

 

C’est la philosophie de la musique noire qui est essentielle, et cette philosophie est seulement en partie le résultat de la disposition sociologique des Noirs en Amérique . Le problème est évidemment beaucoup plus vaste.

L’analyse musicologique stricte du jazz, qui a bénéficié des faveurs de la critique récente, est une voie de la critique aussi limitée qu’une approche strictement sociologique.

Leroi JONES, Le jazz et les critiques blancs, 1963, Musique noire, p. 18-19

 

Mais la question de la poétique n’est plus la question de la beauté, c’est celle de la modernité. Par quoi, pour la poétique, l’esthétique est au musée de la théorie. (p. 404)

Entre toutes les modernités, il y a la modernité Baudelaire. La découverte du sujet par la spécificité de l’art, contre le sociologisme. (p. 470)

Henri MESCHONNIC, Politique du rythme, politique du sujet, 1995, p. 470

« Ethique et esthétique ne font qu’un » : je me félicite que cette phrase du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig WITTGENSTEIN, figure en bonne place chez deux poètes et penseurs auxquels cet essai doit d’exister : Leroi Jones et Henri Meschonnic.

Elle est bien sûre au coeur de la pensée théorique de Guy Debord, comme des musiques de Duke Ellington, Abbey Lincoln, Albert Ayler, Steve Coleman, William Parker, Claude Barthelemy, Joëlle Léandre, Junko Onishi, Ellery Eskelin, comme de la plupart de ceux et celles qui ont fait le jazz.

Contre l’esthétisme, les arguments de CARLES et COMOLLI, à l’époque où ils écrivent Free Jazz Black Power (1971), ne rendent pas compte de la nature de la création artistique, en raison de leur mécanisme idéologique : un combat juste dans ses intentions, indispensable dans ses révélations et son renversement de perspectives, mais mal conduit, leurs armes étant déjà rouillées. Il faut faire justice d’une mystification durable, selon laquelle ce livre relèverait d’une critique « marxiste » (c’est ce qu’encore on a pu lire dans les commentaires de presse accompagnant la réédition de l’ouvrage en 2000). C’est bien plutôt d’une vulgate marxisante sur fond de gauchisme post-soixante-huitard qu’il s’agit. C’est pourquoi, en dehors des pages consacrées au livre lui-même (voir en 3-1), je consacre une annexe à l’histoire des rapports entre marxisme et esthétique au 20ème siècle, à laquelle on pourra se référer pour comprendre ce dont il s’agit, et la faiblesse des fondements théoriques - politiques et esthétiques - de Free Jazz/ Black Power.

Le philosophe esthéticien italien luigi pareyson, certes tardivement traduit en France (1992), peut nous donner un aperçu, concernant la relation entre art et société, de ce qu’est un raisonnement proprement dialectique. Son approche, qui relève d’une théorie de l’interprétation, n’est évidemment plus de mode, à l’heure où une certaine critique de jazz se gargarise de théorie esthétique inspirée par la philosophie analytique, au bon prétexte que Gérard GENETTE serait le seul « esthéticien » à prendre le jazz au sérieux (cf Lucien MALSON, Jugement esthétique et jugement artistique, dans les Cahiers du Jazz, janvier 2001, ou Gilles MOUËLLIC, dans Le jazz, une esthétique du 20ème siècle, qui lui vaudra d’interviewer Genette pour Jazz Magazine, dont le rédacteur en chef, Philippe Carles, doit perdre son bas latin marxiste).

Non seulement l’influence de la société sur l’art, mais aussi l’influence de l’art sur la société peuvent avoir une portée proprement esthétique. L’art peut proposer un but social, et tendre à la diffusion de certaines idées religieuses, politiques, philosophiques dans certains milieux, limités comme des cénacles d’initiés ou vastes comme une classe sociale, un peuple, une nation ; ce qui n’est pas incompatible avec la nature de l’art, pourvu que ces intentions et ces fonctions ne se bornent pas à être des limitations extérieures, mais se transforment en des possibilités opératoires. Dans ce cas il ne s’agit pas de buts qu’il faille poursuivre par l’art, mais de buts que l’on peut atteindre dans l’art, de sorte que ce n’est pas que l’art ne parvienne à être art que s’il réalise ces buts, mais plutôt que l’art réalise ces buts justement parce qu’il parvient à être art.

Luigi PAREYSON, Conversations sur l’esthétique, 1966, B6, p. 51

Comme quoi, même si chaque forme d’art nécessite une approche esthétique spécifique, il n’est pas nécessaire qu’elles parlent du jazz pour que les réflexions générales sur l’art aient à son sujet quelque pertinence. C’est aussi le genre d’ouverture d’esprit qui manque à la critique fort close ou forclosante (cf les difficultés rencontrées par Philippe Coulangeon pour ses travaux sur la sociologie du jazz : elles valent aussi pour l’esthétique). C’est pourquoi j’insère dans ce livre, en contrepoint de celles des jazz(wo)men, des réflexions d’artistes d’autres disciplines, de philosophes et de théoriciens, pour donner un peu d’air frais à la façon de poser les problèmes, et pour faire jouer la métaphore entre l’art - le « jazz » - et la vie.

Les auteurs de Free Jazz Black Power s’appuyaient notamment sur le premier critique de jazz noir américain, Leroi Jones, tout en lui reprochant de ne pas être suffisamment « politique » :

Tout ce que nous devons aux thèses de Leroi Jones, cela même nous conduit à nous en écarter sur un point important. L’ensemble des faits et déterminations qu’il relève, met en place la possibilité d’une lecture politique de l’évolution et des formes du jazz. Cette possibilité, Leroi Jones s’interdit de la pratiquer. (...)

... il ne voit que les multiples actualisations d’une contradiction unique : entre Noirs et Blancs, africanité (afro-américanité) et occidentalité. 

Philippe CARLES et Jean-Louis COMOLLI, Free Jazz Black Power, p.12, B1

Et c’est précisément quand ils s’écartent de Leroi Jones qu’ils me semblent le moins convaincants, en matière d’esthétique comme de prétentions  marxistes, c’est-à-dire sur les deux faces du problème dont ils font leur sous-titre : musique et politique.

A mon avis la compréhension du rapport de la musique au champ historico-socio-politique, jusque dans sa forme l’art et la révolution, est plus profonde chez Jones, parce qu’il la vit de l’intérieur d’abord, certes, comme citoyen afro-américain « politisé » - au moins Carles et Comolli, à l’inverse d’Hodeir dans son pas de deux, vont y voir de plus près - mais aussi et peut-être surtout comme artiste - écrivain, dramaturge, poète - qui se retient de tenir sur l’esthétique un discours taillé à la serpe, ayant pétri la chose de ses mains. C’est à mon sens cette profondeur-là, manquant à Free Jazz Black Power, qui explique pourquoi Leroi JONES, trente ans après, n’a lui fondamentalement pas changé, et pourquoi ce livre français est si fragile malgré son apport essentiel. Quant à la « possibilité  de lecture politique » que Leroi Jones « s’interdit de pratiquer », il serait cruel de souligner comment ont évolué les uns et les autres, si l’on a juge à ce qui reste de Jazz Magazine, la revue dont Philippe est rédacteur en chef.

C’est pourquoi, avec le recul, Leroi JONES constitue encore la véritable référence incontournable, même si son oeuvre critique est alors marquée par le nationalisme culturel afrocentriste : il le reconnaît plus tard, alors qu’il sera lui-même engagé dans un militantisme approximativement « marxiste » : 

L’ouvrage (Blues People) mériterait d’être réécrit (...) Ce que j’essayais de mettre en avant, c’est que la musique afro-américaine s’est développée à partir de la culture africaine. En affirmant cela, je m’inscrivais en faux contre ceux qui minimisaient et dénigraient l’influence africaine, disant qu’elle n’existait pas. (...) Je tentais de résister à l’agression culturelle. (...) Dans le livre que j’essaie d’écrire sur John Coltrane j’espère corriger les erreurs fondamentales que je perçois dans Blues People, erreurs relatives au nationalisme culturel, plus précisément. 

LEROI JONES, Interview K.W Benston, citée par L. DAVIDAS,

Chemins d’identité : Leroi Jones et le fait culturel africain-américain, p. 100

On approuve, avec le recul, qu’en 1990, à la question de Lionel Davidas : « Lequel de vos livres vous semble avoir le mieux contribué à promouvoir et défendre les aspects essentiels de la culture afro-américaine ? », Leroi JONES réponde : « J’estime que j’ai donné, nationalement et internationalement, plus de réponses avec Blues People qu’avec tous mes autres livres » (DAVIDAS, B , 349). Blues People est paru en 1963, traduit en français en 1968 : Le Peuple du blues / la musique noire dans l’Amérique blanche.

Je reviens dans cet essai sur les questions soulevées par CARLES et COMOLLI : leur formulation, trente ans après, a nécessairement changé. On peut juger datées les réponses apportées à l’époque ; les questions, elles, n’en demeurent pas moins actuelles, et elles pouvaient poser les bases d’une approche critique nouvelle. Leur lecture de l’histoire du jazz était entaché d’un lourd mécanisme, mais elle nous « révélait » pour la première fois en quoi le jazz naissait sur le fond des contradictions économiques, sociales et raciales et politiques de son temps. Elles sont encore aujourd’hui à l’oeuvre, sous d’autres formes. Les problèmes qu’elles provoquent sont la source de confrontations vives, y compris au sein de la communauté afro-américaine, auxquelles les débats sur le jazz n’échappent pas. Leur ampleur s’inscrit aujourd’hui dans le processus de la mondialisation, avec les contradictions qu’elle réveille ou engendre.

Mais les revues françaises s’en foutent depuis, depuis...: « Ici, on parle de musique, monsieur, pas de politique... ! »

Alors si je souligne avec vigueur les défauts de FreeJazz BlackPower - son marxisme de faible densité, son mécanisme, sa méconnaissance de la création artistique, son verbe radical qui se révèlera inconséquent -, c’est d’autant plus tranquillement que je souhaite en souligner l’apport essentiel - l’ancrage du jazz dans une réalité sociale et raciale - parce que nous sommes quelques-uns à refuser de « jeter le bébé avec l’eau du bain ».

IndexAYLER Albert (saxophoniste ténor, lead) ; BARTHELEMY Claude (guitariste, bassiste, comp, arg, lead) ; CARLES Philippe (critique jazz) ; COLEMAN Steve (saxophoniste, comp, arg, lead) ; COMOLLI Jean-Louis (critique jazz) ; COULANGEON Philippe (sociologue, critique jazz) ; DAVIDAS Lionel (écrivain, littérature) ; ESKELIN Ellery (saxophoniste, comp, lead) ; GENETTE Gérard (esthéticien, littérature) ; JONES Leroi (critique jazz, écrivain, poète musicien, USA) ; LEANDRE Joëlle (contrebass, vocal, comp, lead) ; LEIRIS Michel (écrivain, ethnologue) ; LINCOLN Abbey (vocal, comp, écrivain, actrice) ; MALSON Lucien (sociologue, critique jazz) ; MESCHONNIC Henri (poète, théorie du langage) ; MOUËLLIC Gilles (critique cinéma /jazz) ; ONISHI Junko ; PAREYSON Luigi (philosophe, esthétique) ; PARKER William (contrebassiste, comp, lead) ; WITTGENSTEIN Ludwig (philosophe, mathématicien)
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