- la place de l'Autre

Ce n’est qu’avec les yeux des autres qu’on peut bien voir ses défauts.

Proverbe chinois

 

Je vous demande de m’accepter en MES TERMES, en mes termes. Je vous demande de m’accepter en mes termes parce que j’ai subi et fait l’expérience de certaines choses et je veux qu’on les accepte comme des faits historiques, et tant que les livres d’histoire en Amérique ne les présenteront pas comme faits historiques... Vous en parlez en théorie, mais ce n’est pas une question théorique. Ma vie est une question de de de... d’existence réelle. Je dois supporter votre nature magnanime. Pourquoi ne vous accorderais-je pas ce que vous m’accordez vous-même. Mais vous ne m’accordez rien, on ne m’accorde rien. La seule chose qui m’est accordée, c’est mon travail, et on ne me l’accorde pas, je le prends, je le fais. Voilà ce qui est essentiel : les musiciens de jazz ont pris la musique occidentale, ils en ont fait ce qu’ils ont bien voulu en faire.

Cecil TAYLOR (1933), The shape of jazz to come, avril 1964, TrA

FANON Franz

Je m’en prends, bien sûr, à la racine même du langage - ou peut-être à l’intention du langage - dans lequel on écrit l’histoire (...) C’est exactement ainsi qu’a commencé cette musique qu’on nomme jazz, née de la même nécessité : non seulement pour racheter une histoire non écrite et méprisée, mais aussi pour mettre en échec la conception européenne du monde. Car, jusqu’à présent, lorsque nous parlons d’histoire, nous ne parlons que de la façon dont l’Europe voyait - et voit - le monde.

James BALDWIN (1924-1987), écrivain, JMag 498, novembre 1999 (texte de 1979 pour New Edinburg Review, TrA

 

... pour qu’il cesse d’être perçu comme l’ultime avatar de l’occidentalisation du monde, il faut aussi que l’Occident cesse de se considérer comme l’unique figure de l’avenir de l’humanité. Son indéracinable culture de la suprématie, la volonté hégémonique dont il continue de faire preuve en toutes circonstances et le souci obsidional de sa centralité ont été jusqu’ici le terreau le plus fertile des passions réactives dont les Suds ne cessent d’essuyer les violences. C’est pourtant ce double abandon, par les Occidentaux de leurs certitudes et par les autres de leurs crispations, qui pourrait annoncer de nouveaux commencements.

Sophie BESSIS, L’Occident et les Autres, Histoire d’une suprématie, 2001, p.334

Un souci conséquent de retenir ce double point de vue - afro-américain, voire africain, et occidental - devrait permettre d’échapper à la contradiction soulignée en 1954 par Andre HODEIR , dans un livre qui a marqué des décennies durant la critique musicale : hommes et problemes du jazz (je souligne, ici et dans ce qui suit).

Lorsqu’un art fait appel aux formes les plus élaborées d’une culture, il n’est souvent abordable que pour les esprits hautement « éduqués ». Lorsqu’un art est étranger à une culture, il semble au contraire qu’un conditionnement plus complet de l’éducation puisse en retarder, voire en interdire l’accès : cette constatation m’a longtemps persuadé que la seule manière d’accueillir le jazz était de « se faire une sensibilité semblable à celle du Noir ». Tout ce qu’il y a d’illusoire dans une telle proposition m’apparaît clairement aujourd’hui.

Il est impossible à l’Européen de s’identifier au Noir, sinon de façon superficielle. Y parviendrait-on, ce ne pourrait être qu’au prix d’un reniement total de la culture européenne dans ce qu’elle a de meilleur. Michel-Ange, Vermeer, Bach, Baudelaire, Kafka nous ont trop profondément marqués pour que se puisse envisager un rejet aussi monstrueux. En outre, si grands soient les mérites du jazz, ce serait payer trop cher l’assimilation d’un art qui, originellement, n’est pas nôtre.

André HODEIR, Hommes et problèmes du jazz,

Introduction. Le jazz, complément de notre culture, B1, p. 20

Ayant posé ainsi, sans que le jazz ni ses protagonistes ne lui demande, les termes de l’alternative, sa conclusion est fort logique :

Il reste qu’une attitude intermédiaire est possible. Prendre le jazz non comme une antidote contre « les poisons de l’intellectualisme », mais comme un complément de notre culture est, pour nous Européens, la seule solution raisonnable. Que nous apporte cette musique ? (...) A notre époque, où l’art européen le plus avancé s’engage dans la voie de l’abstraction (Mondrian, Boulez) qui n’exclut pas une certaine forme de sensibilité, mais une forme très sublimée, le jazz apporte un élément d’équilibre peut-être nécessaire, presque sûrement bienfaisant .

André HODEIR, ibid

A aucun moment, il n’envisage de prendre l’objet jazz pour ce qu’il est en soi, comme oeuvre, faite par ceux qui le font, comme sujets, ni, coincé dans son costume trois-pièces musicologique, de sortir de lui-même à la manière d’un petit moineau zen pour considérer les points de vue d’écoutes possibles - à commencer par celui des créateurs - avant de se forger le sien. Le jazz nègre semble n’être pour lui que le domestique de ses ambitions théoriques comme plus tard, musicales, son blues n’arrivant jamais à le guérir véritablement de son complexe boulézien, ni à le sortir de la posture de « grand compositeur occidental ouvert à d’autres cultures », qui hante le musicien dans la lignée de Beethoven... Le plus grave n’est pas pour son oeuvre de musicien - fort belle au demeurant - mais pour son discours musicologique, qui ne manque pas malgré son professionnalisme, de rater son objet, car il se fonde sur une esthétique boîteuse parce qu’amputée. Lui ne proposera pas, comme Lautréamont pour la poésie, que le jazz soit fait  « par tous. Non par un. ». Au demeurant, il l’est déja. Mais lui prétendra le dire seul, voire le faire seul. Comme en attestent certaines de ses conceptions, en proposant finalement une démarche rétrograde, du point de vue des rapports des hommes à la création, dans ses dimensions libérant l’individu et initiant le collectif, comme une nouvelle relation au temps, au présent, à la présence. Voilà qui souligne bien assez le retard dans le siècle de la critique naissante du jazz par rapport aux avant-gardes artistiques de la première moitié du 20ème siècle. Ce qu’Hodeir retient comme le meilleur de la culture européenne est antérieur à la déferlante des avants-gardes (il y viendra plus tard avec James Joyce, qu’il « mettra en musique » ...). Par exemple, les peintres cubistes, ou expressionnistes, relayés par les surréalistes. Aragon, avant d’entrer en parenthèses, comme critique, sur les collages :

C’est en ce sens que j’entends la pensée d’Isidore Ducasse :  La poésie doit être faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron § Tics, tics et tics,  et que je vous prie de l’adapter à la peinture. Il serait temps d’ailleurs de comprendre que l’heure est venue où tout ce qui passait pour boutade dans les Poésies de Ducasse doit être regardé comme l’expression prophétique d’un bouleversement dont nous sommes les ouvriers aveugles. Mais passons. Il suffit qu’on retienne de tout ceci que l’art a véritablement cessé d’être individuel ; même quand l’artiste est un irréductible individualiste, du fait que nous pouvons suivre, en négligeant les individus, à travers des moments de leur pensée, un vaste raisonnement qui n’emprunte le truchement des hommes que d’une façon toute passagère, et si de cette phrase que j’écris il ne sonne à l’oreille des journalistes que cette proposition fragmentaire l’art a véritablement cessé d’être individuel, ce n’est pas moi qui en serai mécontent.

Louis ARAGON, La peinture au défi, 1930

On comprendra pourquoi j’insite autant sur la caractéristique collective de la création de jazz, et la question du groupe, à partir de l’origine africaine-américaine portant la mémoire africaine, spécificité dont je pense qu’elle n’a pas été relevée comme telle, ni trop soulignée et développée dans ses potentialités artistiques comme en d’autres qu’elle porte (voir chapitre 1).

Et nous pourrions voir d’heureux échos ou filiations, de Ducasse à Debord, en passant par les peintres cubistes, certains jeux surréalistes ou des travaux expressionnites : de La poésie par tous. Non par un, au détournement, en passant par les cadavres exquis et les photo-montages de John HEARTFIELD ; de l’improvisation collective de la Nouvelle-Orléans à celle qu’initie le free-jazz, en passant par les riffs de tête chez Count Basie ou le contrepoint improvisé des trios de Jimmy Giuffre.

Mais revenons au jazz vu par Hodeir. De cette position de centralité aspirante, au demeurant il se défend, clause de style ?

Je suis persuadé (...) qu’il nous est donné de pouvoir adopter, lorsqu’il le faut, diverses attitudes de réceptivité et de compréhension. Cela ne nous achemine pas nécessairement à juger le jazz dans la perspective de l’art occidental ; cela nous incline plutôt à élargir notre horizon pour y faire place à la seule musique d’esprit populaire de notre temps qui soit universelle et n’ait pas sombré dans la vulgarité. Il ne s’agit pas de renoncer à notre acquis, mais d’acquérir davantage. 

André HODEIR, ibid

Rien à redire en apparence : ouverture d’esprit, tolérance, curiosité, soif de connaître et d’apprendre... humanisme, accueil du populaire, universalisme... Tout. Sauf une chose, sur l’absence de quoi seront fondés le reste et la suite : il n’entend pas que « les problèmes du jazz » soient d’abord l’affaire de ceux qui le font, quitte, en ayant bien compris le point de vue intérieur, à devenir aussi les siens (les nôtres, à nous Européens) - sans pour autant devenir Noir - mais que le jazz résolve ses problèmes à lui (à nous Européens...). Alors on mettra en avant cette largeur d’esprit et d’oreilles, cette capacité à s’enrichir de la culture des autres. C’est une dimension. Honorable. Féconde. Mais il y a une façon de le dire et de le faire, d’un lieu et pour un lieu, qui en trahit les ambitions, marquées par leur époque, et aujourd’hui datées, car elles manquaient alors la moderne modernité aussi bien artistique que politique.

Pour connaître un homme, voyez les moyens qu’il emploie, observez ce qu’il recherche, examinez ce en quoi il met son bonheur.

CONFUCIUS

Le discours d’André HODEIR, pour plus ouvert qu’il apparaisse - et qu’il soit dans une réelle mesure - pour être plus raffiné, plus « cultivé », ne me semble pas moins suspect que celui de son ennemi Hugues Panassié, grossier, borné, présomptueux, inculte... mais qui sut parfois (car il faut le lire, n’est-ce pas...) être plus proche de la musique et transmettre, même lourdement et sans masquer ses graves batteries, la chaleur d’un enthousiasme authentique.

Chick Webb au « Savoy »

C’est un petit bossu pâle dont le regard profond me conquiert immédiatement.

Chik Webb est juché sur une pile de coussins, afin d’être assez haut pour pouvoir jouer commodément. Il regarde fixement un point indéfini en face de lui. De temps en temps, lorsque la musique lui plaît particulièrement, il sourit légèrement, plutôt des yeux que de la bouche ; ou bien, il marque le contre-temps en avançant un peu la tête en avant. Il me semble lire sur son visage l’impression que lui produisent chaque solo, chaque ensemble.

Mais je n’écoute guère l’orchestre. A peine la première interprétation est-elle commencée que je suis fasciné par le jeu de Chick Webb. Pendant le premier chorus - exposé du thème - il reste en dedans de son action. Mais, dès que l’orchestre attaque le second chorus, il se met à jouer avec une puissance inouie, établissant un tempo écrasant sur la grande cymbale. J’en ai la respiration coupée. A peine a-t-il commencé de jouer ainsi que les « aooh » enthousiastes s’échappent de la poitrine de Milton Mezzrow et des Noirs groupés autour de moi. Ce n’est pas un cri banal de satisfaction. C’est un cri qui leur est arraché littéralement par l’intensité de swing de Chick Webb. La réaction de ces gens augmente instantanément la force de la mienne. Par la façon dont ils crient, par les moments où ils crient, je m’aperçois que le jeu de Chick Webb retentit en moi comme en eux, et la simultanéité de ses réactions en accroît sans cesse l’intensité. Il ne s’agit plus ici de « l’émotion artistique raffinée », telle que la conçoivent des intellectuels plus ou moins dégénérés, pas plus que de la « musique sensuelle », chantée par d’autres crétins encore plus dégénérés, il s’agit d’une joie inexprimable, une joie « vide », qui ne laisse place à aucune image, à aucune réflexion de l’esprit. Il s’agit d’une jouissance aussi simple que celle de la plante devant le soleil. Je sens que je viens de parvenir pour la première fois au coeur de cette musique et, négligeant enfin tout élément secondaire (couleur, style, sonorité, etc.) d’adhérer à l’essentiel, à l’essentiel qui ne pourra jamais être exprimé, expliqué : on le vit, ou on ne le vit pas, c’est tout.

Hugues PANASSIE (1912-1974), Cinq mois à New-York (1938-39),

Robert Laffont, 1946, in L.P. Verdeaux, Nouvelle histoire du jazz, 1968, p. 262-264

A la mort du « Pape » en 1974, Alain GUÉRIN écrit dans l’Humanité, sous le titre Un propagandiste de l’enthousiasme :

On a beaucoup reproché à Hugues Panassié... Reconnaîtra-t-on maintenant que l’obstination qu’il montra dans l’anachronisme et parfois l’erreur était aussi sa vertu ? Dans le climat tumultueux des années 20 d’abord, puis des années 30, Hugues Panassié fut un novateur, parce qu’il savait écouter. A peine parvenu en Europe, le jazz, né avec la Première Guerre mondiale, risquait d’être absorbé, dilué, dans les « variétés » blanches. De la spécificité profonde de la musique du peuple américain, Hugues Panassié fut le premier en France à avoir conscience. Et le premier, il l’affirma. Il en organisa le respect, la reconnaissance, l’érudition même. En fondant le « Hot Club de France », en 1932 (il a vingt ans, NdA) il commença d’en assurer avec enthousiasme la propagande et la propagation.

Au bout du compte, il n’est pas exagéré de dire qu’il implanté le jazz en France, le « vrai jazz », comme il aimait à dire. Certes, à partir de l’après seconde guerre mondiale, l’enthousiasme de Hugues Panassié se figea et même se sclérosa en une sorte de sectarisme qui rejetait toute évolution du jazz. Pour lui, qui devenait le patriarche de Montauban, Charlie Parker était le diable en personne et tous ses successeurs, de Miles Davis à Charlie Mingus, des pirates en rupture de ban. Si regrettable qu’ait pu être cette ossification du sens critique, chez un homme primitivement aussi lucide, il n’empêche que, pendant l’entre deux guerres et les premières années de l’après-guerre, dans notre pays, jazz et Panassié furent des synonymes. Ne l’oublions pas.

Alain GUERIN, L’Humanité, décembre 1974

Au-delà de leurs différences, Hodeir et Panassié ont en commun une prétention à savoir ce qu’est le jazz, voire ce qu’il doit être. Simplement décalée d’une génération et d’une époque. Pas sûr même qu’elle n’entache pas certaines thèses qui s’en prétendent préservées, particu-lièrement dans leur manière d’entendre le jazz classique.

Alors, puisqu’il ne s’agit pas, en suivant Hodeir, de payer « le prix par un reniement de la culture européenne dans ce qu’elle a de meilleure », eh bien écoutons les conseils d’un expert en matière de critique d’art, qui semble lui répondre, et même en quelque sorte prolonger l’écoute panassiéenne : Marcel PROUST

Même dans les joies artistiques, qu’on recherche pourtant en vue de l’impression qu’elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même, et à nous rattacher à ce qui nous permet d’en éprouver le plaisir sans le connaître jusqu’au fond et de croire le communiquer à d’autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d’une chose qui est la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de l’art lui-même, comme toute impression est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seul nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue.(...)

Mais dès que l’intelligence raisonneuse veut se mettre à juger des oeuvres d’art, il n’y a plus rien de fixe, de certain, on peut démontrer tout ce qu’on veut.

Voir la suite, qui concerne moins nos compères, en exergue de IV - Misère de la critique.

Marcel PROUST (1871-1922), A la recherche du temps perdu / Le temps retrouvé, 1927

C’est ainsi qu’en cherchant « l’essence du jazz » comme l’exégète celle du christianisme, Hodeir range d’emblée dans « ce qui n’est pas essentiel » les « survivances africaines » - quid de leur prolongement dans la culture afro-américaine, dont il n’envisage nulle part qu’elles puissent être autres que musicales, donc mélodiques, l’Afrique n’ayant pas d’harmonie - se bornant à quelques exemples pour étayer cette affirmation : « Les survivances mélodiques africaines ne sont pas essentielles au jazz ». Un à un, il ouvre ainsi ses tiroirs européens pour y ranger sa perception du jazz, et non la réalité de celui-ci (je souligne) :

Du stade de la musique populaire, où il demeura longtemps, il est passé avec certaines oeuvres d’Ellington à celui de la musique savante ; Armstrong lui a donné des résonnances mystiques, et Miles Davis le caractère de musique de chambre qui lui manquait encore.

André HODEIR, ibid

Hodeir sait mieux qu’Ellington ce qui mérite les palmes, il en choisit les meilleures oeuvres selon ses critères (il ne changera pas cette approche en 1999, dans un texte de Jazz Magazine, pour le centenaire du Duke) ; il plaque sur la philosophie noire-américaine la notion d’une « mystique » qui constitue un contresens culturel manifeste ; il sait aussi ce qui « manquait encore » au jazz, que lui apporte Miles Davis (qui se fait d’ailleurs de la chambre une tout autre idée) : toutes cases européennes a priori extérieures à l’objet jazz lui-même, mais où il faut à tout prix le faire entrer, sous le prétexte un peu rapide qu’il est « impossible de s’identifier au Noir, sinon de façon superficielle. » Superficiel, vous l’avez dit.

Hodeir ne cesse jamais d’appliquer sa grille, d’observer le sauvage derrière ses lunettes cerclées, de passer à son corps défendant le diable au tamis de sa foi. Cerise sur le gâteau :

Il est un moteur sans pareil pour la danse, mais il a réussi à s’acclimater dans les salles de concert.

André HODEIR , ibid

Acclimatation comme le jardin du même nom ? Musique savante comme le singe qu’on regarde à travers la grille de la ménagerie ? Qui observe qui ? Qui écoute qui et quoi et comment ?

Mama Africa (Gillespie) et Pater Noster copuleront-ils à l’Eglise hodeirienne... ? Non, car Dizzy, dont notre musicologue note « la présence en scène », danse sur le be-bop, et ce n’est pas seulement pour s’amuser, ou conquérir le public. Gillespie danse parce que le be-bop est autant que les musiques précédentes une musique du corps, même s’il est plus complexe musicalement et techniquement (à propos de la danse, Gillespie est très clair dans son autobiographie : voir en deuxième partie, 1-5, la relation au public). Dizzy Gillespie danse comme Thelonious Monk dansera toute sa vie autour et au piano. Comme Jeanne Lee et Malachi Favors danseront. Comme Cecil Taylor danse encore. Comme Steve Coleman danse et fait danser en les tenant ensemble les corps, les intellects et les consciences. Ce qui n’empêchera pas Gillespie d’être - en situation et pas dans les livres - le théoricien le plus profond et le plus essentiel au be-bop et à sa transmission (y compris quand il « explique » en théorie à Charlie Parker ce qu’il ne sait pas que fait son génie).

Cette question de la danse est d’ailleurs symptomatique : chassez ce corps qui ne saurait faire d’art ! Intéressant, car dans le petit bras de fer qui l’oppose à Boulez, c’est avec la pensée esthético-musicale d’Adorno que dialogue Hodeir, celui qui écrivait :

Le jazz peut exercer son rôle uniquement parce qu’on le perçoit non pas sur le mode de l’attention mais sur fond de conversation et surtout pour danser. C’est pourquoi le jazz est bien agréable à danser mais exécrable à écouter (...)

Theodor ADORNO, cité par Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant-garde, 1995

Et notre défenseur du jazz « moderne » n’hésitera pas à considérer l’abandon de la danse comme une condition pour que le jazz accède, en valeur esthétique dans ses meilleures oeuvres, bien qu’à ses oreilles trop souvent inabouties, au statut d’art. Hodeir contre Boulez, mais avec les chaussettes en soie d’Adorno.

Ma jolie,

danse !

Celui qui danse chemine sur l’eau

et à l’intérieur d’une

flamme !

Federico GARCIA LORCA, (1898 - 1936), DANSE, décembre 1922 ?

Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur.

Léopold Sédar SENGHOR (1906), Poète et homme politique sénégalais,

Chant d’Ombre, Prière aux masques, 1945

Il n’est pas sûr que les musiciens des années vingt aient vraiment choisi de ne pouvoir jouer que dans les bordels, et ceux des années trente uniquement dans les dancings. Les anciens qui avaient commencer comme ça, se donnent comme les jeunes boppers en concerts, à partir des années cinquante. Ils s’y croisent aussi, se rencontrent, et les plus réellement modernes se mêlant aussi à la jeune garde : un Coleman Hawkins - avec Max Roach, Bud Powell, Monk, Sonny Rollins...- ; une Ella Fitzgerald, qui tourne avec son mari, contrebassiste basique du be-bop, Ray Brown, et quelques powelliens du clavier ; une Mary-Lou Williams, arrangeuse avant guerre chez Jimmy Lunceford, avec Dizzy Gillespie ou Cecil Taylor. Rencontres qui témoignent d’une continuité historique beaucoup plus profonde que ne le laissent entendre les classements en styles, époques, et surtout, surtout cette étiquette si ambiguë de « jazz moderne », collée sur le be-bop cuit comme sur un Camembert au lait cru.

Benoit Duteurtre stigmatise « les moeurs sérieuses » dans lesquelles on « a fini par faire entrer le jazz (quoique le jazz abstrait, conceptuel, atonal soit préféré par le « bon goût » à l’hédonisme swing) » - Requiem pour une avant-garde, 1995 -

Pendant cinquante ans, Hodeir fera autorité, sans doute controversé ici ou là, mais sans jamais descendre (publiquement) du piédestal où le mettront des générations de critiques (de quoi ?). Pas sûr que ce soit fini. Hodeir décide de ce qu’est le jazz, de ce qu’il a de meilleur, de ce qui est « au niveau de... », ou de ce qui lui manque et qu’il ne tardera pas lui-même à lui apporter. S’étant magistralement planté sur l’ « essence », pas étonnant qu’à l’heure où il prétendra « sauver le jazz », il ne sera fidèle qu’à sa vision bornée, qui le conduira musicalement dans une splendide impasse, alors que les diablotins du jazz se sont déjà carapatés dans les ruelles sombres, par les chemins de traverse ou ceux des écoliers.

Pour tempérer mes critiques - qui sont affaires de lieu et de focale - il faut souligner le rôle aussi de défense du jazz qu’ont eu ces critiques du vieux continent, de quelque style qu’ils soient les partisans. Ils contribuaient aussi, au coude à coude avec les musiciens, à lui donner ses lettres de noblesse, ce qui ne sera pas sans conséquence sur les aléas de l’intégration raciale. Leroi Jones, qui ne se prive pas de les assassiner au vitriol par ailleurs, le reconnaît :

L’attitude conséquente, quoique souvent déformée par ailleurs, des Européens qui considéraient la musique comme importante, comme étant, de fait, l’une des projections les plus importantes de la culture américaine en général, fut un des facteurs déterminants dans la mise en chec de la tentative des racistes américains pour évacuer la musique noire...

Il cite Delaunay, Stanley Dance, Joachim Berendt, Hugues Panassié, etc. qui ont insisté sur le sérieux de cette musique, bien que leur chauvinisme se fasse jour de diverses autres façons...

Leroi JONES, The Music..., 1981, cité par Davidas, B4

C’est que le fond du problème ne consiste pas à se mettre à la place de l’Autre, par une sorte de racisme à l’envers (Michel Leiris, JMag 325, janvier 1984, Michael Haggerty), mais de lui donner sa juste place et de tenir la sienne en ce respect.

Il est d’ailleurs surprenant qu’avec une telle prémisse André Hodeir n’ait pas davantage évité, dans l’ouvrage cité et ensuite pendant cinquante ans, le piège d’une musicologie eurocentriste contre laquelle il met en garde, mais sans doute avec une distance (distanciation ?) insuffisante. L’oeuvre - la sienne est magnifique, et ce n’est pas la question - s’appuie si elle est forte sur un concept musical spécifique et situé. C’est une chose. La thèse musicologique en est une autre, et la tendance est risquée à vouloir généraliser de la première à la seconde.

... cet attachement à un style daté étendu à toute la musique possible (fabricable selon cette méthode)...

Denis LEVAILLANT, L’improvisation musicale, 1981, p. 111

En passant, deux remarques :

Ce « style daté », c’est le be-bop, sur les innovations duquel Hodeir construit entre autres son jazz orchestral. Parallèlement, il continue à faire référence comme musicologue, sur le jazz, dans certain milieu critique institué. Je mets ça en relation avec le système d’enseignement du jazz (voir plus haut : pourquoi le be-bop ?), bien qu’il n’y ait sans doute aucune relation directe de cause à effet. C’est un climat d’ensemble qui fut propagé. Quant à Hodeir analysant le blues (Cahiers du jazz...) : cherchez l’erreur ! (Voir chapitre 1 de la deuxième partie : hypothèses sur le blues et l’harmonie du jazz).

Si je concentre mon tir sur l’approche esthétique et musicologique d’André Hodeir, ce n’est pas tant qu’il aurait dominé à lui seul - voire avec quelques autres dans la coterie - le discours sur le jazz ; encore moins pour mettre en cause son abnégation, son talent, ses apports ; mais pour la place singulière et cautionnante (« Il est un grand musicologue, se confronte d’égal à égal comme musicien à Boulez et à Ellington... professionnel, en matière de musique, il ne peut se tromper »), bien que discrète et d’influence relative; mais parce qu’il condense à l’extrême des tendances qui sont pour moi à la limite de rompre avec la nature et la substance de notre objet commun : le jazz. Nature et substance qu’il a pour moi magistralement ratées. L’ironie du sort fait qu’avec le recul, celui qui fut aux yeux d’Hugues Panassié, son père à tuer, le fils indigne partisan de l’anti-jazz, s’avère pour des raisons effectivement différentes, bien près de l’être en quelques façons :

- par son point de vue européo-centriste sur un objet culturel spécifiquement afro-américain, dans ses dimensions à la fois historique, socio-politique et musicales ;

- en tirant un peu fort sur le fil encore fragile par lequel le jazz a libéré l’individualité musicienne de l’interprétation d’un texte, et simultanément :

- en portant ses critiques sur l’inabouti des oeuvres de jazz, qui est propre à la dimension spontanée de l’improvisation, et plus encore à sa création collective.

C’est au total tout ce que le jazz a de moderne modernité qui est sous-estimé, nié, dénié, au nom d’une notion idéaliste d’essence.

Ces tendances, on les retrouvent ici ou là, ensemble ou séparément, dans des proportions variables, sous de nombreuses plumes écrivant le jazz. C’est dire que son ouvrage, plus que des problèmes du jazz, expose les problèmes d’André Hodeir, comme cas singulier de ce que Carles et Comolli  soulignent : « pas un problème noir, un problème blanc », faisant écho à Leroi Jones ou Cecil Taylor.

D’une certaine façon, cela n’enlève rien à ce livre majeur, à condition de le considérer pour ce qu’il fait : témoigner du point de vue et des préoccupations d’un musicien et musicologue français touché et inspiré par le jazz, tenant son créneau dans la crise de la musique savante européenne au milieu du 20ème siècle, et dans le contexte politique et intellectuel de la fin du colonialisme français.

Pour revenir à la discussion sur le lieu dont on parle : si « un art est étranger à une culture », c’est peut-être qu’au moins en partie il relève d’une autre, si l’on veut bien condescendre à la considérer comme telle, et dès lors on doit être conscient que sa méconnaissance, voire son refoulement, ne peuvent qu’altérer l’analyse. A moins que d’autres considérations ne la détermine...

Je vais plus loin, en proposant de changer de focale et de perspective : ne peut-on considérer le jazz comme participant à l’invention d’une autre culture, dans un mouvement historique qui annoncerait la mort du concept occidental et élitiste d’Art, pour en inventer un autre, tendant à une universalité non centrée, et s’inscrivant dans les perspectives de transformations sociales ?

Car de deux choses l’une... l’autre c’est le jazz. En effet, soit celui-ci relève d’autre chose, échappant au concept d’art, soit c’est le concept qui n’est plus, alors, adapté. Dans les deux hypothèses, il ne faut pas chercher le compromis, qui le compromet. Il est vrai que les reproches faits à Hodeir paraîtront bien injustes, si l’on compare son attitude datée, mais ouverte, à cette affirmation de Maurice Blanchot - à la même époque - qui part certes de la littérature, mais pour généraliser à l’art tout entier :

L’oeuvre d’art ne renvoie pas immédiatement à quelqu’un qui l’aurait faite. Quand nous ignorons tout des circonstances qui l’ont préparée, de l’histoire de sa création et jusqu’au nom de celui qui l’a rendue possible, c’est alors qu’elle se rapproche le plus d’elle-même...

Maurice BLANCHOT, L’espace littéraire, les caractères de l’oeuvre d’art, 1955

En quoi Gérard Genette a sans doute raison d’affirmer que chaque art particulier, étant singulier, doit générer ses propres critères esthétiques... Parce que le jazz aurait du mal à se rapprocher de lui-même, pour l’auditeur qui ne saurait d’où il vient, et en quelles circonstances. Maintenant, qu’on l’écoute dans trois mille ans comme on regarde aujourd’hui la Vénus de Milo, pourquoi pas, mais en attendant, c’est ici et maintenant que ça se passe, que ça nous parle, et que si nous ignorons tout des circonstances, c’est parce que nous n’en voulons rien savoir.

De tout ce qui précède, je retiens que c’est au moins la moitié de la chose qui échappe à André Hodeir, et pas seulement l’histoire et la sociologie qui lui manquent, comme l’avance Denis Constant à l’occasion de la réédition, en 1982, d’Hommes et problèmes du jazz.

Hodeir a fait la démonstration que ses instruments d’investigation étaient parfaitement adaptés à une époque du jazz. La suite révélera leur faiblesse quand changeront les mécanismes d’une musique toujours - à tort ou à raison - appelée jazz. Car ce qui se dispute ici, c’est un rapport de l’esthétique au social : si le jazz est défini par l’essence d’une esthétique datée , il est condamné ; s’il est défini par les conditions sociales de sa création, de sa production, il perdurera par-delà ses évolutions esthétiques.

Denis CONSTANT, l’Humanité, 4 mai 1982

Cette citation est un joyau. On n’est plus en 1968 pourtant, mais encore dans une guerre froide du sociologisme contre l’esthétisme. J’entends personnellement que ni l’un ni l’autre ne cerne l’oeuvre d’art. « Les instruments d’investigation » d’André Hodeir étaient déjà partiels en 1954, et surtout adaptés aux circonstances de la critique française. Leur point aveugle n’est pas venu d’un changement dans le rapport de tel style à la société. Il naît d’une absence de pensée éthique et dialectique du rapport esthétique-social, et d’un centralisme musicologique. Mais ce rapport ne sera pas mieux maîtrisé par Carles et Comolli en 1971. Denis-Constant Martin lui-même en 1991 prend le risque de prolonger en l’inversant la même erreur : courir après la grille de lecture théorique qui rendra compte de l’art. Celui de faire avec les sciences humaines ce qu’Hodeir fait avec la musicologie (voir plus loin à propos des Fables of Faubus, analysées en tandem avec Didier Levallet, et la citation de Luigi Pareyson, in troisième interlude).

Ce qui manque à Hodeir ne ressort pas de l’analyse musicale - encore que la référence absolue qu’il a longtemps représentée dans la critique française, du fait de sa solitude musicologique et de son érudition comme de sa perspicacité, demanderait aussi à être réévaluée. Bien qu’il ne soit pas question d’intenter un procès, un demi-siècle après, à des penseurs qui ont littéralement construit en leur temps une pensée du jazz, ou de mettre en doute leur foncière honnêteté intellectuelle, il est indispensable de situer leurs discours sur la toile de fond de la France d’alors : la décolonisation de l’Afrique ne fait que s’engager ; l’image du « nègre », français colonisé ou américain, ne peut qu’être fondamentalement déterminée par ce contexte*, et le racisme français est bien une réalité, qu’on est obligé ni d’approuver, ni de taire **.

* Une thèse, que je n’ai pu me procurer, a été présentée à l’Université de Bordeaux III, en 1997, par Mohammed M’BENGUE : L’identité noire dans le jazz et sa perception par les intellectuels français: La critique de jazz du bebop au free (1945–1970)

** Une tournée africaine mène Sidney Bechet (en 1952), à travers le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, et le Sénégal. Brutalement, ce périple lui fera toucher du doigt le climat de racisme sans fioritures qui règne dans ce que l’on appelle encore « les colonies » : « Les Français n’ont pas de leçons à donner aux Américains en matière de racisme (...). Je suis allé à Dakar, j’ai vu ce qu’ils font subir aux Nègres là-bas, et les Français ne sont pas meilleurs que quiconque », déclare-t-il à la revue Esquire.

Christian BETHUNE, Sidney BECHET, Parenthèses, 1997

Il ne s’agit pas de critiques rendues faciles par un recul de 50 ans. Michel Leiris mettait en garde dès 1950, dans Les Temps modernes :

Un autre point sur lequel il est indispensable d’attirer l’attention est le suivant. Si l’on regarde l’ethnographie comme une des sciences qui doivent contribuer à l’élaboration d’un véritable humanisme, il est à coup sûr regrettable qu’elle soit restée, en quelque manière, unilatérale. Je veux dire par là que, si il y a bien une ethnographie faite par des Occidentaux étudiant les cultures d’autres peuples, l’inverse n’existe pas ; nul, en effet, de ces autres peuples n’a jamais jusqu’à présent produit de chercheurs en mesure - ou pratiquement en état - de faire l’étude ethnographique de nos propres sociétés. Du point de vue de la connaissance il y a là, si l’on y réfléchit, une sorte de déséquilibre qui fausse la perspective et contribue à nous assurer dans notre orgueil, notre civilisation se trouvant ainsi hors de portée de l’examen de sociétés qu’elle a, elle, à sa portée pour les examiner.

Michel LEIRIS (1901-1990), L’ethnographe devant le colonialisme,

Les Temps Modernes 58, août 1950.

Ce qui manque à André Hodeir ne manque pas à ce qu’il dit, dont la pertinence n’est pas en cause comme totalité discursive cohérente close sur elle-même, et vue d’un certain point. C’est une absence qui porte sur autre chose. Un non-dit. Un silence. Une censure.

En un mot, ce qui est en cause dans le discours sur l’art produit par un « étranger » à notre propre culture, c’est la capacité et la manière de prendre cet Autre en compte.

Celui qui note à l’audition tout solo de jazz, ou de blues, n’a aucune chance de saisir ce qui, en fait, constitue les plus importants éléments de la musique. (La plupart des transcriptions de « lyrics » de blues sont tout aussi décevantes). Un exemple musical imprimé d’un solo d’Armstrong ou de Thelonious Monk ne nous dit à peu près rien sinon l’inutilité de la musicologie formelle quand elle s’occupe du jazz. Non seulement les différents effets du jazz sont presque impossibles à transcrire, mais encore chaque note signifie quelque chose, indépendamment de la notation musicale. Les notes d’un solo de jazz, quand elles naissent, existent en tant que telles pour des raisons musicales tout à fait accessoirement. Les cris graves de Coltrane ne sont pas « musicaux », mais ils sont la musique et une musique parfaitement émouvante. Les cris aigus et déclamatoires d’Ornette Coleman ne sont musicaux que si l’on comprend la musique qu’il tend à créer par son attitude émotionnelle. Cette attitude est réelle (authentiquement vécue) et c’est peut-être l’aspect le plus singulièrement important de sa musique. Mississipi Joe Williams, Snooks Eaglin, Lightnin’ Hopkins ont des attitudes émotionnelles différentes de celles d’Ornette Coleman, mais toutes sont parties intégrantes de la biographie culturelle et historique du Noir telle qu’elle existe et se développe depuis qu’il y a des Noirs en Amérique et une musique, totalement ignorée dans le monde avant eux, qui peut leur être associée. Les notes veulent dire quelque chose, et ce quelque chose, en dehors de toute considération stylistique, est une partie de la « psyché » noire en tant qu’inspiratrice des différentes formes de la culture noire.

Leroi JONES, Le jazz et les critiques blancs, 1963, Musique noire, p. 18-19

Le problème n’est donc pas plus de parler du jazz sur toile de fond historique et sociologique, comme clause de style « progressiste et condescendante », comme Lucien MALSON, installé avec André Hodeir au sommet intellectuel de la critique dominante jusque dans les années soixante et après - si cela doit in fine déboucher sur une esthétique qui n’intègre pas la complexité de ses rapports avec ce contexte. Car on n’échappe pas facilement à l’eurocentrisme et il y a des points qu’un intellectualisme de classe rend aveugles, ce que confirme un enlisement dans les considérations esthéticiennes empesées de Gerard GENETTE - dont les goûts vieillis et figés appuient des thèses discutables engagées dans le courant de l’esthétique analytique (Interview JazzMag 2001 par Gilles Mouëllic, et Cahiers du jazz, n°1, Jazz, jugement esthétique et jugement artistique, janvier 2001).

Denis-Constant Martin tentera lui-même, en 1991, de dépasser cette contradiction (prima de l’esthétique ou du social ?) en associant son approche socio-ethno-musicologie avec celle, musicienne de Didier Levallet. L’idée paraît bonne : en associant un chercheur en sciences humaines et un musicien, on va dépasser l’opposition esthétique-sociologie. Là encore, malgré des positions progressistes et un travail fouillé qui semble pertinent dans le champ étroit de son analyse (Fables of Faubus, de Charles Mingus), leurs références théoriques construisent un syncrétisme besogneux. De nombreux outils d’analyse et de compréhension sont proposés, chacun intéressants, mais qui m’ont laissé le sentiment d’un bric-à-brac théorique un peu artificiel. Leur tentative, lourdement emberlificotée, se heurte aux limites liées au choix d’une oeuvre qui offre toutes les conditions d’une inscription quasi-directe de la musique dans le champ ethno-socio-politique, qu’ils établissent donc sans peine, mais sans convaincre d’une possible généralisation de leur méthode. Je ne sais pas si l’espoir formulé dans leur modeste conclusion a été suivi de succès. Je ne suis pas sûr de leur souhaiter :

Les FABLES OF FAUBUS se montrent, ainsi, comme un champ d’étude privilégié du sens musical, parce que ce champ est limité, parsemé d’indices qui aident l’interprétation, et sont un authentique chef-f’oeuvre esthétique. Mais l’intérêt d’un champ aussi privilégié est, surtout, d’y tester des hypothèses et des méthodes qui, peut-être, pourront par la suite être reprises, adaptées, améliorées ailleurs.

Didier LEVALLET / Denis-Constant MARTIN, l’Amérique de Mingus :

Musique et politique, 1991, page 182

Un rien de ridicule scientiste est atteint quand, pour mettre à l’épreuve une méthode, on choisit d’analyser l’oeuvre transparente qui permet de la définir, c’est-à-dire d’y découvrir ce que tout le monde sait et qui avait conduit à la sélectionner. Alors on peut toujours ressentir la satisfaction intellectuelle d’avoir construit pour ça de savantes modélisations.

En d’autres termes, la montagne théorique accouche d’une souris qui se mord la queue, en demandant : qui c’est ?

Toute théorie sur l’art est un exercice périlleux, et l’on court vite le risque d’enfiler à son corps défendant la blouse du Docteur Mabuse. En matière de docteur, comme de blues, mieux vaut encore écouter Lester Bowie : sa musique et ses mots (on le retrouvera ici ou là dans ce livre).

IndexADORNO Theodor (philosophe) ; ARAGON Louis (écrivain) ; BALDWIN James (écrivain, USA) ; BASIE Count (piano, comp, arg, lead) ; BECHET Sidney (sax soprano, clarinette, comp, lead) ; BESSIS Sophie (historienne, journaliste) ; BETHUNE Christian (philosophe, critique jazz) ; BLANCHOT Maurice (écrivain) ; BOULEZ Pierre (compositeur) ; BROWN Ray (contrebassiste) ; CARLES Philippe (critique jazz) ; COLEMAN Steve (saxophoniste, comp, arg, lead) ; COLTRANE John (saxophoniste, comp, lead) ; COMOLLI Jean-Louis (critique jazz) ; CONFUCIUS ; DANCE Stanley (critique jazz, USA) ; DAVIS Miles (trumpet, comp, lead) ; DEBORD Guy ; DELAUNAY Charles (critique jazz) ; DUTEURTRE Benoit (écrivain, critique musical) ; EAGLIN Snooks (vocal blues) ; ELLINGTON Duke (pianiste, comp, arg, lead) ; FANON Franz (écrivain, politique, psychiatre) ; FAVORS Malachi (contrebassiste, lead) ; FITZGERALD Ella (vocal, lead) ; GARCIA LORCA Federico (poète) ; GENETTE Gérard (esthéticien, littérature) ; GILLESPIE Dizzy (trumpet, comp, lead) ; GIUFFRE Jimmie (clar, sax, fl, comp, arg, lead) ; GUÉRIN Alain (journaliste) ; HAWKINS Coleman (saxophoniste, lead) ; HEARTFIELD John (plasticien, musicien) ; HODEIR André (compositeur, musicologue, écrivain) ; HOPKINS Lightnin' (guit, voc, blues) ; JONES Leroi (critique jazz, écrivain, poète musicien, USA) ; LAUTREAMONT (Ducasse, poète) ; LEE Jeanne (vocal) ; LEIRIS Michel (écrivain, ethnologue) ; LEVAILLANT Denis (pianiste, musicologue) ; LEVALLET Didier (contrebass, com, lead, écrivain) ; LUNCEFORD Jimmy (piano, comp, arg, leader) ; M’BENGUE Mohammed ; MALSON Lucien (sociologue, critique jazz) ; MARTIN (Denis-CONSTANT, ethnomusicologue, critique jazz) ; MARTIN (voir Denis CONSTANT) ; MINGUS Charles ; MONK Thelonious (pianiste, comp, lead) ; PANASSIÉ Hughes (critique jazz) ; PAREYSON Luigi (philosophe, esthétique) ; PARKER Charlie (saxophoniste alto, comp, lead) ; POWELL Bud (pianiste, comp) ; PROUST Marcel (écrivain) ; ROACH Max (drums, comp, lead) ; ROLLINS Sonny (saxophoniste, comp, lead) ; SENGHOR Leopold Sedar (écrivain, poète, politique) ; TAYLOR Cecil (pianiste, comp, arg, lead) ; WEBB Chick (drums, lead) ; WILLIAMS Mary-Lou (pianiste, comp, arg, lead) ; WILLIAMS Mississipi Joe (voc, blues)
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