En général, la réaction du critique dépendait plus de
son appréciation de la musique que de la compréhension de l’attitude qui était à sa source. Cette différence expliquait que le critique de jazz en puissance allait apprécier la musique ou ce qu’il pensait être de la musique, sans comprendre, ni même se soucier, des attitudes dont elle procédait, sauf peut-être d’un point de vue purement sociologique. Cette dernière idée est sans doute ce qui a produit l’attitude protectrice inverse, connue sous le nom de « Jim CROW ». L’expression péjorative, « Les gars, vous avez le rythme ! », n’est pas moins péjorative sous prétexte qu’elle est formulée comme une appréciation positive. Mais cette attitude Jim Crow n’a pas été une faiblesse aussi menaçante ou évidente dans la critique de jazz qu’une autre manifestation de l’échec des critiques blancs à prendre pour centre d’étude l’esprit des blues du jazz plutôt qu’une appréciation conditionnée de la musique. La faiblesse essentielle de cette aproche de la musique noire est qu’elle prive la musique trop naïvement de son but socio-culturel. Elle vise à définir le jazz comme un art (ou un folklore) qui ne serait né d’aucun élément raisonné de philosophie socio-culturelle.Leroi JONES, Le jazz et les critiques blancs, 1963, Musique noire, p. 17-18
Définir le jazz comme « musique syncrétique », « synthèse des influences occidentales et africaines », peut sembler constituer la prise en compte de ces différences ; c’en est en fait la méconnaissance, dans la mesure où elles ne sont convoquées qu’une fois pour toutes, à la naissance (mythique) du jazz, et donc tenues pour résolues depuis, synthétisées précisément.
Philippe CARLES / Jean-Louis COMOLLI, Free Jazz Black Power, 1971, p. 60
« En Occident, le groupe (ou l’individu) s’autorise de ce qu’il exclut (c’est la création du lieu propre) et trouve son assurance dans l’aveu qu’il tire d’un dominé (ainsi se constitue le savoir de/sur l’autre, ou science humaine », se risquait à intervenir Michel de Certeau (l’Ecriture de l’histoire, 1975). Passe encore que nos bonshommes de neige et de science n’aient pas eu le coeur à s’exprimer dans l’étourdissante langue de l’autre, mais que dire de leur aplomb quand ils se refusent ne serait-ce qu’à considérer l’éventualité d’un pouvoir d’énonciation spécifique et ce qui, dans la vie de ce langage et le système de relations qu’il inaugure est déjà la traduction d’une conception du monde.
, La champ jazzistique en son temps, L’HOMME 158-9, 2001Alexandre PIERREPONT
Le jazz est né d’un métissage culturel. Mais il est oeuvre humaine. Et ce brassage n’est pas le fait, à parts égales, des héritiers de deux cultures, la blanche et la noire. Il est l’oeuvre des Noirs afro-américains.
Evidence ?
Si oui, il s’en serait naturellement suivi l’exigence de conférer, dans l’analyse et le discours critique, une place conséquente aux points de vue de ceux qui, artistes, commentateurs ou théoriciens, appartiennent à cette communauté, connaissent de l’intérieur cette musique et ce qu’elle doit à leur culture afro-américaine portant sa mémoire africaine.
Cecil Taylor : Je ne peux pas dire exactement que mon arrière arrière arrière arrière grand-père était George Washington...
Louis Calabro : Moi non plus... (Rires)
CT : Bien sûr, vous ne pouvez pas parce que probablement vous descendez de quelqu’un qui n’était pas là avant George Washington. Mais certains de mes ancêtres étaient là avant - c’est la différence entre nous. Et dans ce pays, la réalité est que le jazz vient d’une communauté particulière. Le jazz commence dans la communauté noire (...) cette musique a commencé quand les esclaves ont été déportés ici (...)
C’est pourquoi le mouvement pour l’intégration est si curieux - comme si vous ne pouviez me regarder et voir que je ne suis pas intégré... je vis dans une certaine communauté et je suis sujet à certaines choses par lesquelles (vous) n’êtes pas concerné. Et tous ceux qui ont fait le jazz le plus actif (moving) - actif au sens où sans eux, le Lennie Tristano dont parle monsieur n’existerait pas...
Le jazz est une forme d’expression américaine parce que celui qu’on appelle Nègre est américain. Mais c’est son feeling dont on peut suivre la trace... en remontant aux Shouts, aux work-songs. Et quand ce feeling a rencontré les métropoles industrielles, il les a reflétées. (...) C’est une expression de l’existence nègre et des sentiments relatifs à ce qu’est l’Amérique. Je dis que les Blancs n’ont fait simplement qu’imiter ce feeling... Je ne dis pas que ce n’est pas bien, mais nous devons comprendre où cela a commencé et d’où cela vient, et c’est l’existence nègre.
Cecil TAYLOR (1933), p/comp/poète/danseur... The Shape of Jazz to Come,
avril 1964, Bennington College, concert et débat public avec Louis Calabro
(compositeur et enseignant), Hall OVERTON, compositeur et arrangeur...), TrA
Il est exact que tout Noir américain porte un nom qui appartenait à l’origine au Blanc du bétail duquel il faisait partie. Je m’appelle Baldwin parce que je fus soit vendu par ma tribu africaine, soit volé à elle pour tomber entre les mains d’un chrétien blanc du nom de Baldwin qui me força à m’agenouiller au pied de la croix. Je suis donc visiblement, légalement le descendant d’esclaves dans un pays de protestants blancs et c’est là ce que signifie être un Noir américain, c’est cela qu’il est, un païen, volé, qui fut vendu comme un animal et traité comme un animal, qui fut, à une certaine époque, défini par la Constitution des Etats-Unis comme « trois-cinquième » d’un homme et qui, selon la décision de la Cour Suprême dans l’affaire Dredscott, ne jouissait d’aucun droit qu’un Blanc fût légalement tenu de respecter. Et aujourd’hui, cent ans après son émancipation technique, il demeure - à l’exception possible de l’Indien américain - l’être le plus méprisé de ce pays.
James BALDWIN (1924-1987), La prochaine fois, le feu, 1963
Mais il se trouve que la critique de jazz est inventée par des Blancs occidentaux dans l’entre-deux guerres. Les français y tiennent une place originale et importante. Et ce n’est guère avant les années soixante que l’on se préoccupe de telles considérations.
Que le lecteur informé se rassure, je ne vais pas ici trente ans après refaire le travail accompli par MM Carles et Comolli avec FreeJazz Black Power. C’est que les choses doivent être situées, il faut rendre à César... Lui rendre aussi la monnaie de sa pièce : car je veux en ébranler la statue, le statut. J’ai constaté qu’une caractéristique de leur ouvrage est de ne pas citer les critiques dont ils mettent en cause avec virulence la position et le discours, à part celui - Hugues Panassié - que ceux-ci avaient fait chuté sans de son trône papal. Ce qui ne sera pas sans incidence, l’avenir étant préservé de polémiques publiquement personnalisées, une fois que tout et tous seront rentrés dans l’ordre. Je ne m’épargne pas moi-même cette petite lâcheté avec certains de mes contemporains.
Ainsi, Lucien MALSON, batailleur du jazz moderne à la plume précieuse et précise, ouvre le deuxième chapitre (Du côté des sources grondantes) de son Histoire du jazz et de la musique afro-américaine (1967, réédité régulièrement depuis), par cette phrase :
Le jazz est le produit d’une rencontre - d’une rencontre et d’une synthèse créatrice de la tradition européenne et de la tradition africaine.
Lucien MALSON, Histoire du jazz et de la musique afro-américaine (p. 32, éd. 1976)
L’accent est mis sur la rencontre culturelle, esthétique, plus que sur sa nature, comme expression d’une communauté, sur le produit davantage que sur ses créateurs. On aurait tort de ne voir dans ce constat qu’une polémique mesquine sur la formulation, car celle-ci est bien à la base même d’une position, d’une démarche et d’un discours critique.
Est-ce l’effet pervers d’une volonté moderniste marquée par son opposition, après guerre, au Pape français du jazz Hugues PANASSIÉ, dont l’amour suspect pour le jazzman noir américain ne résistera pas aux évolutions que celui-ci génère dans sa musique, avec le be-bop ?
Alors bien sûr, on hérite des premiers intellectuels français attirés par le jazz comme Michel LEIRIS* et Andre SCHAEFFNER**.
* Q : Il y avait une part d’exotisme dans l’engouement pour le jazz à cette époque ?
R : Absolument, il y avait un goût de l’exotisme. A une question qu’on m’a souvent posée, j’ai toujours répondu que je suis devenu africaniste à partir du grand voyage en Afrique que j’avais fait dans la mission Griaule, la mission Dakar-Djibouti. Mais, si c’est l’art nègre, en grande partie, qui m’avait fait aimer l’Afrique, ma vraie découverte du négrisme, mon premier contact avec ce que l’on a appelé, ce que l’on appelle encore, la Négritude, cela je le dois au jazz.
Michel LEIRIS, interview Michael HAGGERTY, JMag 325, janvier 1984
André Schaeffner conclut son étude « Les racines africaines du jazz » (1926), en comparant le jazz à un « concerto » (c’est moi qui souligne, ici et dans les citations suivantes) :
...mais concerto désormais imprégné d’habitudes vocales et polyphoniques, évocateur de danses par son halètement de rythmes, lieu d’une certaine barbarie licite pour qu’une fois devant nous se décharge tout ce courant de passions africaines que la musique occidentale, par pudeur de style, avait jusqu’alors refoulé.
André SCHAEFFNER, les racines africaines du jazz, 1926, CdJ 12, 4e tr.1965
C’est dans cette mise en relation - positive ou négative - du jazz avec la musique occidentale que se constituera fondamentalement la critique de jazz française. Dans ce rapport entre autres que se positionneront ses tendances, que se confineront les sectarismes amateurs. Remarquons à ce stade que l’objet observé conduit Leiris à s’intéresser à la Négritude et que pour Schaeffner il demeure encore « devant nous », c’est-à-dire extérieur.
Lucien Malson adoptera un positionnement esthétique ouvert, mais centré ou plutôt centripète. Il le revendique dès l’ouverture de son Histoire du jazz. Le premier chapitre s’intitule Le jazz et la musique européenne et commence par cette phrase :
Nous aimons le jazz, parce qu’il participe d’un monde esthétique que la culture occidentale appelait de ses voeux, monde esthétique qui, en retour a contribué à tirer cette culture hors d’elle-même.
Lucien MALSON, ouvrage cité, p. 9
Ailleurs, en 1964 :
Le monde s’occidentalise, l’Occident, simultanément, s’universalise. Le jazz est moderne, en définitive, parce qu’il est né du téléscopage de deux cultures : l’européenne et l’africaine et qu’il n’a renié les traits ni de l’une ni de l’autre alors même que les peuples s’associent et cherchent leur synthèse.
Lucien MALSON, Le jazz et l’Occident, 1964, in B1, p. 73
Nous l’aimerions tant, cette « synthèse », mais... par qui ? pourquoi ? pour quoi ? pour qui ? Le jazz serait-il sans sujet ? sans objet ?
« L’Occident... s’universalise », c’est pour eux aussi bien « l’Univers s’occidentalise » :
Hodeir disait un jour que l’universalité du jazz ne faisait pas de problème : son destin est lié à celui de la civilisation occidentale, celle-ci est en expansion, et le jazz l’est avec elle : « Quand tout le monde prend le même autobus, tout le monde voyage dans le même sens. »
, Le jazz et l’Occident, 1964, in B1, p. 72Lucien MALSON
L’assurance tranquille de cette affirmation fait frémir, avec le recul, et le bruit revenu des bombes (octobre 2001). Après tout, il n’y a rien là que renieraient les tenants européocentristes de valeurs universelles - à condition que ce soient les leurs - voire les amis de George W. Bush, dans leur nouvelle croisade pour conserver leur suprématie. On appréciera de plus le bon goût de la métaphore, en relisant une autre histoire d’autobus :
Le 1er décembre 1955, Rosa Parks, couturière, emprunte le bus qui doit la ramener chez elle. Le bus est plein et le nombre de rangs réservés aux Blancs ne suffit plus. Le chauffeur exige d'elle qu'elle se lève pour laisser un Blanc s'asseoir. Lasse de se soumettre, elle refuse de céder sa place ; elle est alors arrêtée.
Militante, elle luttait pour les droits civiques et organisait des ateliers sur la coopération interraciale.
Tandis que le boycott des bus de Montgomery s'organise, Rosa Parks est condamnée à payer une amende pour violation des lois de l'Etat d'Alabama.
Afin de fédérer l'ensemble des initiatives, pasteurs et leaders noirs créent le 5 décembre la "Montgomery Improvement Association" (MIA). Lorsque vient le moment d'en désigner le président, les rivaux de E.D. Nixon qui souhaitent lui barrer la route, proposent d'élir un jeune pasteur de Dexter Avenue, nommé à Montgomery depuis peu... Martin Luther King
Site internet, http://perso.wanadoo.fr/swer/martin.luther.king.html
Car l’essentiel du combat sincère de ces modernistes sera, avec quelques autres, de conférer au jazz la respectabilité d’un art reconnu (voire d’art moderne : cf. 2-1 Du jazz comme art et de la modernité) contre le passéisme d’Hugues PANASSIE et pour gagner la conviction de l’intellitgentsia et de l’establishment de la « Grande Musique Occidentale », la musique savante européenne. Quand elles ne sont pas hostiles au jazz lui-même, du moins se montrent-elles peu enclines à l’accepter d’égal à égal en tant qu’Art. Très compliqué dans le contexte des débats sur la « musique contemporaine », ses rapports au peuple, à la politique etc... (voir notamment, sur Bartok, sur Weill, Eisler, Adorno... en annexe).
Le jazz est considéré d’abord pour ce qu’il apporte à la culture occidentale.
Il semble difficile aux défenseurs du jazz moderne, du be-bop, de considérer la chose pour ce qu’elle est, faite par ceux qui la font, comme mélange certes, mais qui ne se laisse pas gober, englober, engluer par l’une de ses sphères d’origines. Malson ira jusqu’à considérer les paroles des musiciens comme « extrêmement peu instructives » (voir dans cette partie, V). J’espère ici démontrer le contraire et casser du même coup certaine réputation intellectuelle tout à fait usurpée, qui ont trop duré, masquant leurs silences, leur peu de hauteur philosophique et de distanciation historique derrière le précieux et l’aisance universitaire du verbe. L’entreprise de ces modernistes frise la récupération, l’ « intégration mais à leurs conditions », au nom de la bonne cause définie par eux, bien qu’elle rencontre aussi le désir légitime de reconnaissance, d’assimilation, d’intégration de la communauté noire et de ses musiciens, dans le clivage et les contradictions complexes où ceux-ci revendiquent aussi leur identité. On sait combien les musiciens noirs américains ont pu apprécier l’Europe et la France en particulier. On n’oubliera pas cependant à quoi renvoient les subtiles nuances qui jalonnent l’histoire pour nommer et connoter ce qu’ils n’ont pas choisi d’être : negros, niggers, coloured people, American Blacks, Black People, Afro-Americans, Africans-Américans... et leurs équivalents français.
De cette centralité aspirante, il sera bien difficile à la critique française de se dégager :
... la musique issue de la tradition européenne (...) a voulu fuir « l’humain, trop humain » et parfois n’est parvenue qu’aux froides architectures d’un Hindemith. Elle connaît bien sûr d’autres réussites mais il fait reconnaître avec Lucien Malson que le jazz a apporté à l’Occident quelque chose qui lui manquait « L’Occident se méfiait du corps et de sexualité. La musique européenne était fort pensive. Le jazz réintroduit le rythme extatique. Ses racines sont en Afrique, dans la civilisation de l’Eros. Il restitue la transe, à un point qu’on ne pouvait prévoir ni espérer. Au moment où elle en manquait le plus, nous avons été le mieux servi. »
Alain GERBER, Cahiers du Jazz 14, 1966, p44, Le jazz et la pensée de notre temps,
citant Malson : Le jazz et l’Occident
« Servi ». Sans commentaires.
Gerber et d’autres, heureusement, ne s’en tiennent pas là... Il y aura l’heureuse parenthèse de la fin des années soixante et du début des soixante, avec Free Jazz Black Power, son impact, et ses effets de mode. J’y reviendrai. Mais bien vite la remise en questions fait place à la remise des questions au hangar des idéologies mortes. Si bien qu’à l’heure de la messe d’enterrement, à la question qu’il pose en 1986 : « Le jazz est-il un art ou un folklore ? », Monseigneur Jalard jette à la fin de son homélie cette sentance :
Si l’on veut à tout prix conclure ce débat académique, on dira que le jazz est un genre musical à forte connotation historique et dont l’originalité première aura été de promouvoir, à l’intérieur du langage musical occidental, cette valeur de vécu que nos sociétés ont toujours eu si fortement tendance à évacuer.
Michel-Claude JALARD, Le jazz est-il encore possible ? 1986, p.
Où l’on voit assez bien qu’il parle du même lieu que Malson et Hodeir pour fonder un demi-siècle plus tôt la critique de jazz. Parlant de sa promotion « à l’ intérieur du langage musical occidental », Jalard entend-il ranger le jazz dans ce langage, on ne peut l’affirmer. Mais ce qu’il exprime par contre avec clarté, c’est que pour lui « l’originalité première » d’une musique faite par d’autres se trouve être son intérêt pour nous. D’où je conclue que son « intérieur » n’est évidemment que celui même de l’église où ce missionnaire occidental de sa chaire tient sermon.
A l’écoute d’une musique de double ascendance culturelle, de 1926 à 1986, soixante ans de discours pour passer du devant nous de Schaeffner à l’intérieur de Jalard, en passant par le jazz « bienfaisant » apportant à Hodeir « un élément d’équilibre » (dans Hommes et problèmes du jazz, 1954 : voir plus loin : la place de l’Autre)
Questions : quel peut être le statut « occidental » d’un Africain-Américain ? Quelle est la place comme sujet qu’on lui réserve dans ces discours ?
Alors bien sûr, ces premiers de la classe devenus professeurs ont su emballer ces questions de considérations argumentées ; reconnaître d’où et de qui et comment venait la chose, et pour ça, ont déballé de pompeuses dissertations de leurs tiroirs étiquetés à sciences humaines, afin de disséquer la bête sauvage et ses enfants dans leurs laboratoires stérilisés.
Mais au moment de vieillir et des comptes, que nous laissent-ils en héritage, que ce retour du refoulé d’un dit blanc vertueux, ver tueur dans le fruit de textes encore beaux ?
Car enfin : quel entêtement à penser le monde comme intérieur/extérieur, un centre et une périphérie, un ailleurs à recentrer ou prendre dans le cercle! Quel égocentrisme culturel à ne recevoir le jazz qu’en fonction de ce qu’il nous apporte, sans considérer comme fondamental et donc essayer de comprendre - et non pas adopter - le point de vue et la perspective de celui qui l’invente et la nature de sa création, quand justement elle abat les cloisons ! Quelle incapacité à penser les « jazz » dans un mouvement historique qui dépasserait son propre champ et sa seule destinée ! Quel aveuglement devant l’histoire récente des Noirs américains, et celles d’autres peuples, qui annonce la désintégration à terme du système occidental dominant, et avec elle la disparition de son concept moderne « d’art ». Quelle négation de toute pertinence et légitimité au concept et mouvements de la Négritude... dans laquelle particulièrement quelques générations de musiciens Noirs américains se sont reconnues un destin commun avec des Africains, des Antillais, des Américains du Sud... et des Michel Leiris.
C’est pour moi l’échec patent et fondamental de ces jaseurs ne sachant pas jazzer, au nez brillant collé sur le blanc nombril, dont l’histoire ne retiendra de leurs discours, au-delà d’une pertinence confinée dans son temps, que l’étroitesse d’une jeunesse européenne enthousiaste, à laquelle le grand âge n’aura pas davantage apporter la sagesse qui tend au large sa double paire d’oreilles.
N’entendre le « jazz » que depuis l’Occident, n’est-ce pas l’équivalent en politique de refuser au monde de sortir de sa suprématie et de son expansion ? Il n’est pas question, on l’aura compris, de suivre ici un René GUENON dans sa critique rétrograde de la modernité et son apologie de la « tradition », mais cela permet aussi de comprendre que ces questions étaient dans l’air bien au-delà des rangs « progressistes », à l’heure où s’inventait la critique de jazz, celle de la décolonisation.
D’ailleurs, n’est-ce pas au nom du « Droit », de la « Liberté », de la « Justice » et de « Civilisation » que les Européens prétendent imposer partout leur domination, et interdire à tout homme de vivre et de penser autrement qu’eux-mêmes ne vivent et pensent ?
René GUENON (1886-1951), La crise du monde moderne, 1946
Car qu’est-ce qui était en jeu, dans cette décennie d’après la seconde guerre mondiale ?
Le moment de la décolonisation représente une rupture dans l’histoire de l’Occident, même s’il écrase toujours le monde de sa puissance et n’est pas prêt de quitter le sommet de la hiérarchie planétaire dont il a, seul, fixé les règles. (...)
Pour la première fois... les mots dont se sert l’Occident depuis des siècles pour habiller sa mainmise sur le monde du manteau de la vertu se retournent contre lui. Ses sujets en ont appris l’usage et, en y croyant ou en les manipulant à leur tour, ils en ont fait les armes de leur libération.
Sophie BESSIS, L’Occident et les autres, Histoire d’une suprématie,
(Sous les ruptures la permanence), 2001, p. 79
La chose se compliquera donc quand les musiciens noirs eux-mêmes, ou ceux de leur communauté dont le discours les accompagne (Leroi Jones, par exemple), repris en France par Carles et Comolli, remettront en cause le concept même d’Art occidental que les premiers voulaient coller au jazz devenu respectable, sous réserve de nettoyer ses vulgarités, de revêtir une tenue correcte, et pourvu qu’il s’arrête de danser.
C’est de cette position des défenseurs du « jazz moderne », avec l’alibi de combattre le sectarisme pa(na)sséiste, que la critique dominante en France héritera (passé le sursaut des années 60-70, sur fond de réveil des esprits, elle se remettra à parler avec cette patate douce dans la bouche). C’est dès cette époque que le commentaire théorique sur le jazz s’enfermera dans un huit-clos d’un demi-siècle, les rares ayant voulu l’ouvrir n’osant prendre la porte, trop timorés pour parler clair car craignant l’excommunication. Quant à laisser d’autres y entrer... c’est qu’il fallait d’abord montrer patte blanche. La fable a sa morale : à la fin, le loup mange le petit cochon, avec sa flûte le plus frivole, et se paie les fesses de la bergère avec l’argent du lard.
La volonté actuelle d’oublier les questionnements d’il y a trente ans pour restaurer le lustre de l’aventure occidentale, le refus de la majorité des Européens et des Américains de s’interroger plus avant sur les ressorts de leur rapport aux autres, montrent leur incapacité à se représenter un monde qui ne serait pas construit autour de leur centralité.
L’Occident et les autres, Histoire d’une suprématie, 2001, p. 107Sophie BESSIS,
Plus récemment, dans un texte un peu engoncé (depuis quelques temps, on reste propre sur soi pour écrire sur le jazz), Gilles Mouëllic semble d’abord sortir de l’impasse :
En refusant, par essence, de se tenir dans un au-delà du monde, (le jazz) échappe aux critères esthétiques occidentaux
Gilles MOUËLLIC, Le jazz, une esthétique du 20ème siècle, 2000, p. 55
Puis, parce qu’il faut bien répondre, ou reprendre, quinze ans après, la question desséchée de Jalard : « art ou folklore ?» :
Après
l’homme Ellington, le bop, qui est alors continuité et non rupture, est le genre qui inscrit définitivement le jazz comme réflexion et lui donne le droit de devenir objet esthétique.Gilles MOUËLLIC, Le jazz, une esthétique du 20ème siècle, 2000, p. 55
Et donc, le jazz devient « un art. Un art afro-américain. »
Mouëllic reprend en l’an 2000, sans plus y regarder, la vulgate jazzistique et son idée d’un jazz qui accède au statut d’art en entrant dans sa période « moderne » (chacun la sienne), statut qui lui est conferré sur les critères à peine décalés (la pensée...) de l’esthétique occidentale. Ce qui ouvre la réflexion de Mouëllic, reconnaissons-le, sur quelques pistes nouvelles concernant le discours esthétique sur le jazz. Bel exploit que d’accoler à cet art, 50 ans après, le qualificatif d’afro-américain, alors que s’achève, précisément, la période spécifiquement afro-américaine de l’histoire des jazz. En deux mots à la fois la reconnaissance et les condoléances. Médaillé à titre posthume.
Ce que je retiens ici, pour y revenir (chapitre 2), c’est que le jazz d’abord « échappe aux critères esthétiques occidentaux », mais deviendra cependant « objet d’esthétique ». Alors, quels critères ? Quelle esthétique ?
Poursuivant Jalard, Mouëllic voit bien quelque chose se refermer (une esthétique du 20ème siècle) mais la plate retenue de sa conclusion montre assez qu’il ne voit rien venir. Le siècle s’achevant, on éteint à la fac les lumières du jazz : misère de l’Université.
Pour revenir à la question du lieu d’où parle la critique, c’était pourtant, concernant le jazz, le mérite de Philippe Carles et Jean-louis Comolli d’avoir compris ce qui clochait, et d’avoir assumé les premiers, portés par la vague de 1968 en France, la critique radicale du positionnement qui le soutenait.
... cette réalité (et cette vérité) que les lieux d’où jazzent Blancs et Noirs ne peuvent être confondus - comme le
montreront, pour la première fois, Philippe Carles et Jean-Louis Comolli.Alain GERBER, Le cas Coltrane, 1972, Réd 1985, p. 39
La dominance de l’idéologie au creux du travail de la critique, de l’esthétique et de l’histoire de l’art ne joue que tant que ce travail n’interroge pas ses propres aires et conditions de production, le lieu où il se fait et qui, ce faisant, il fait. C’est à la critique de jazz noire, surgissant après une longue absence, qu’il a appartenu d’entreprendre le travail de déconstruction des mythes critiques occidentaux sur le jazz, parce qu’elle a pu voir et faire voir, parlant d’ailleurs d’où jusque là parlaient les critiques.
Philippe CARLES et Jean Louis COMOLLI, Free Jazz Black Power,
(La tache aveugle de la critique), 1971, p. 72
Je tiens cette rupture épistémologique dans la critique de jazz - qui se cristallise dans leur ouvrage de 1971, Free Jazz / Black Power - comme plus importante que la teneur même de leurs thèses sur le rapport entre jazz et politique. J’y reviens dans cette introduction et j’y consacre un chapitre entier, en discutant leur position d’alors, mais d’un point de vue différent des polémiques de l’époque (voir 3-1).
Il est vrai qu’une critique noire à part entière n’avait pu, pour des raisons bien compréhensibles dans le contexte racial nord-américain, se constituer que dans le milieu des années cinquante. Cette absence ne signifiait pas un désintérêt des intellectuels noirs des générations précédentes pour le jazz. En voici un écho renvoyé par Boris VIAN dans Jazz Hot, en 1957 :
L’évolution du Noir américain ne s’inscrit nulle part plus clairement que dans l’histoire du jazz ; je ne songe pas seulement à ce que les musiciens de jazz ont fait autrefois, mais surtout à ce qu’ils font maintenant...
James BALDWIN (1924-1987), écrivain, poète, cité par Boris Vian, JHot, septembre 1957
Bien entendu, puisqu’une grande part des origines musicales du jazz vient de traditions musicales européennes détournées par les Noirs américains, il est indispensable de faire parallèlement appel aux connaissances les plus pointues et aux penseurs les mieux armés en histoire de la musique, musicologie, en théorie esthétique, philosophie et sciences humaines, tels que des siècles de culture blanche occidentale les ont finement élaborées. A condition de ne pas utiliser ces seuls outils d’analyse et de ne pas faire de ce « détournement » seulement une clause de style... musical.
Dans le même temps, il faut considérer le véritable clivage culturel et psychologique imposé par leur situation aux Noirs américains - le déchirement entre identité/démarquage et assimilation/intégration (« double conscience » bien décrite par W.E.B DUBOIS, et tant d’autres écrivains Noirs dans la première moitié du 20ème siècle), qui structure encore le rapport de la minorité afro-américaine à la société Nord-américaine.
Opposés
deux
contraires
êtres
visions
doubles
nous faisons la part des choses
nous coupés que nous sommes en deux pas
la vie,
la vie
sociale, (...)
et vous voulez savoir
ce qu’est le blues
le blues c’est nous-mêmes
fendus en deux moitiés par le chagrin.
Amiri BARAKA / Leroi JONES, The Music : Reflexions on jazz and blues,
1987, cité par L. DAVIDAS, B4, P. 179
Ce tiraillement peut expliquer pourquoi de nombreux musiciens Noirs revendiquent le Jazz comme musique « américaine » plus qu’« africaine-américaine ».
La scène du jazz n’est pas aussi reconnue qu’on pourrait l’espérer. Le jazz est la contribution américaine aux arts. Malheureusement beaucoup d’Américains ne le voient pas comme ça (...) Certains considèrent que c’est une musique noire. Cette musique vient de la culture africaine-américaine, mais c’est la musique américaine.
David NEWMAN (1933), sax/fl, Salt Lake Tribune, mars 2000, Martin Renzhofer, TrA
Le « jazz » comme seul véritable apport américain à l’art, c’est grosso-modo une vérité, qui mérite d’être reconnue. Ce ne saurait être un enjeu en soi. Peut-on cependant affirmer que de tels propos auraient le même sens dans la bouche d’un Noir, d’un Blanc, et selon ses options politiques ? Il convient d’abord de voir ce qui les motive. Les mots et qualificatifs sont ici chargés de prises de partis que trahit l’apparence d’objectivité, ou de neutralité du discours. Le débat autour du courant Mainstream, de la vague revivaliste et des thèses de Winton Marsalis (le jazz comme « Grande Musique Classique Noire Américaine », à interpréter : voir en amont le jazz refroidi dans les eaux glacées) est complètement miné par cette ambiguité. Ce qui est effort ou lutte pour l’intégration d’un côté peut se transformer en récupération ou négationnisme de l’autre. Prétendre à un antiracisme dépassant le fait que tel soit Noir, tel Blanc n’aboutit qu’à un déni de réalités qui pèsent leur poids. Sujet complexe et réveils difficiles, si chacun n’assume pas sa position lucidement, dans le respect de celle de l’autre. Pour le jazzman noir, « être l’autre tout en restant soi-même », selon la formule de Michel-Claude Jalard. Ne faut-il pas que le commentateur blanc, tout en restant lui-même, sache d’abord écouter l’autre et lui donner sa place ?
Peut-on après tout, sachant que le Noir américain n’a de futur à moyen terme que sur le sol des Etats-Unis, et sous de bons prétextes anti-racistes, le considérer purement et simplement en tant qu’Américain comme les autres, ceux qui - ou leurs ancêtres - avaient choisi de venir là et d’y rester ? Tourner la page ? Les mêmes qui s’attachent à des dogmes vieux de deux millénaires voudraient effacer quatre siècles d’histoire. Se considère-t-il Américain et Occidental comme les autres, celui qui se nomme Africain-Américain ? On voit bien que ces questions ne peuvent qu’être mises en perspectives d’un devenir politique, dans les conditions de la mondialisation et de ses nouvelles contradictions. Dépasser la question raciale ne peut se faire sans dépasser les questions nationales, et répondre aux questions sociales, la bombe à retardement des inégalités dans la répartition des biens.
Quoi qu’il en soit, si le jazz invente un concept artistique nouveau, il doit faire l’objet d’une approche critique spécifique reflétant ses multiples origines. Cela vaut pour son esthétique comme pour son analyse musicale. Un Afro-Américain bien sûr, mais aussi un Congolais, un Malien, un Guadeloupéen ne sont pas moins légitimes à tenir un discours sur le jazz qu’un Français, un Belge ou un Allemand.
Nos idées sur la culture étant elles-mêmes partie intégrante d’une culture (celle de la société à laquelle nous appartenons), il nous est impossible de prendre la position d’observateurs extérieurs qui, seule, pourrait permettre d’établir une hiérarchie valable entre les diverses cultures : les jugements en cette matière sont nécessairement relatifs, affaire de points de vue, et tel Africain, Indien ou Océanien serait tout aussi fondé à juger sévèrement l’ignorance de la plupart d’entre nous en fait de généalogie que nous sa méconnaissance des lois de l’électricité et du principe d’Archimède.
Michel LEIRIS (1901-1990), Race et civilisation, Paris Unesco, 1951
Je choisis de citer Michel Leiris (on notera la date), car ses écrits sont à l’époque bien connus des lecteurs des Temps Modernes, et l’on sait que nos modernistes en étaient de fidèles, quand ils n’y donnaient pas leurs textes. En tant qu’un des premiers intellectuels, écrivain et ethnologue français, à s’intéresser au jazz d’un peu près, il est familier à ceux qui en feront une spécialité.
En résumé, il faut avoir l’humilité, en tant que Blanc occidental, de reconnaître les limites de l’outillage conceptuel élaboré par notre culture, malgré sa prétention à la scientificité, pour observer des phénomènes qui relèvent, en grande partie, d’une autre sphère géo-culturelle ou d’un mélange. Ce qui commence à agiter l’histoire coloniale ne saurait laisser l’exégète de jazz indifférent. Le temps devrait s’ouvrir des inventaires. Comme le montrera de plus en plus une relecture de la critique de jazz - qui n’échappe pas aux déterminations qui ont présidé de façon générale à l’écriture de l’histoire du monde, ce à quoi nous invitait en 1975 Michel de CERTEAU, cité par Alexandre Pierrepont (voir en exergue de ce III 1).
Il ne suffit pas pour cela d’être animé des meilleures intentions du monde (blanc). Philippe Carles et Jean-Louis Comolli ont rencontré ce problème :
Au niveau culturel, notre qualité de Blancs et d’occidentaux risquait, précisément, de nous disqualifier quant à l’appréciation des phénomènes politiques, culturels et musicaux noirs. »
Philippe CARLES et Jean-Louis COMOLLI, Free Jazz Black Power, p. 13.
A l’inverse d’un Panassié, qui s’était enlisé dans une absurdité - le jazz avait tort contre lui - ils pensent s’en tirer en visant la critique blanche, bourgeoise inscrite, dans « l’idéologie dominante ». Leur ouvrage intègre dans un choix militant les références au mouvement social et à la pensée politique noire américaine correspondant aux différentes époques du jazz.