I5 écouter PARLER ceux qui jouent
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... j’ai toujours eu assez de mal à souffler dans un saxophone tout en gardant la langue dans ma poche.

Jean-Louis CHAUTEMPS (1931), sax, Pour une célébration de la kénosis,

CdJ n°1, janvier 2001

Dès lors qu’il est question de rapport aux autres, cela suppose une écoute, dans le jazz comme dans la vie. Répétons-le, l’éthique du jazz ne peut relever d’un discours normatif ou moraliste, ou même simplement extérieur : elle peut seulement émerger d’une expression plurielle, comme cette musique elle-même. C’est la raison pour laquelle le corps de ce livre est fondé sur les citations de musicien(ne)s, qui en sont l’âme, traduisant la substance de leur musique : « Body and Soul ». Non qu’ils soient les seuls ou toujours les mieux placés pour parler de leur musique avec pertinence, mais ils ont beaucoup à dire qui mérite attention.

Je ne partage pas sans conditions cette affirmation d’André Hodeir. On est en 1954 :

Musicien moi-même, je pensais (et je pense encore) que seul un professionnel peut parler de musique avec quelque compétence.

André HODEIR, (), comp/arg/musclog/écrivain, Hommes et problèmes du jazz, p. 30

Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie « parler de musique ».

Les musiciens ne sont plus aujourd’hui les mêmes qu’aux temps où, dans l’exigence de constituer une critique musicale de qualité pour le jazz, et l’instaurant comme art, André Hodeir* et Lucien Malson** s’autorisaient à écrire :

* Certes, les meilleurs critiques musicaux - les seuls, pourrait-on dire - ont de tout temps été les musiciens eux-mêmes... Toutefois le propre du compositeur européen est de méditer. Il n’est pas rare de le voir prendre conscience d’un problème dans le même temps où il crée. Le musicien de jazz ne médite pas. 

André HODEIR, Hommes et problèmes du jazz, p. 30 (1954)

Là encore, ça dépend des musiciens (et pas seulement des vents). De ce qu’on entend par méditer. Et par critique.

D’ailleurs, une bonne chronique de jazz est-elle nécessairement une critique musicale pure ? Si tel était le cas, ne faudrait-il pas admettre parallèlement que le jazz actuel, dans certaines oeuvres complexes et par son étalage de techniques instrumentales époustouflantes, serait supérieur à ceux qui l’ont précédé... difficile à admettre pour certaines paires d’oreilles, qui ne sont pourtant ni panasséistes ni passéistes !

Mais, puisque le musicien « ne médite pas », à quoi bon lui prêter l’oreille :

** ... l’opinion des musiciens de jazz, Noirs ou Blancs, généralement plus aptes à faire de la musique qu’à réfléchir sur des problèmes d’esthétique, nous paraît ici négligeable. (Le contexte est celui du conflit entre anciens et modernes autour du be-bop, NdA). Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les propos tenus par les musiciens. (...)

... les artistes, répondant à des questions « orientées », peuvent formuler des opinions différentes en présence d’interviewers différents. Aussi persévérons-nous à tenir ces sortes de déclarations pour extrêmement peu instructives.

Lucien MALSON, L’après-guerre et le be-bop,

in Les temps modernes n°99 (1954), repris dans Des musiques de jazz, B1, p. 122

Autres temps, autres déterminations, autres combats, autres buts... Autre positionnement.

Mais il est vrai que Malson, dans ses livres, cite très peu. Il tient tout lui-même : l’écoute, le savoir, l’analyse, les critères esthétiques, dans ce style pluriel (nous), ou impersonnel, qui ne laisse aucun doute sur le fait que ses choix personnels se proposent comme normes. Un maître-critique. Pas très chaleureux, certes, mais pour ça on a la musique. Parfois perspicace, bon pédagogue dans le genre « Que sais-je ? ». Il montera vite en chaires : les siennes dans les revues, mais aussi celles de la presse écrite (Le Monde) des radios publiques (France Culture ...) etc. D’un Pape à l’autre... Pas de fumée sans feu.

Pourtant, ce matériau (les propos de musiciens), manié avec prudence et respect, sa teneur prouve assez que les anciens n’étaient pas des machines à musique plus ou moins conscientes de leur génie, et que, parmi les musiciens actuels, jeunes ou vieux, certains ont une vraie réflexion sur leur pratique et le sens de leur création. Ce livre le montre d’abondance.

C’est un problème pour moi. Ils pensent que Duke Ellington, Louis Armstrong et Charlie Parker étaient des idiots. Ces types étaient très intelligents et leur musique aussi. Ils se sont aliéné des gens à leur époque. Duke Ellington a reçu des critiques acerbes. Charlie Parker, John Coltrane et tous ceux que j’aime étaient tenaces, alors je me trouve en bonne compagnie. Je cherche seulement des gens qui font un petit effort supplémentaire. (...)

Q : Votre approche unique de la musique vous a valu des calomnies dans les jazz médias. Est-ce que ce genre de commentaires vous affectent ?

R : Bien sûr, mais ce n’est pas ça qui va m’arrêter. Ce ne sont que des goûts personnels, une incapacité à accepter le changement. Il est probable que ces gens sont douloureusement blessés et conservateurs ; incapables d’accepter la moindre variation...

Q : De quoi ont-ils peur selon vous ?

R : Ils ont peur du changement. Les gens sont effrayés par l’inconnu. C’est un fait, historiquement parlant, quand quelque chose d’inconnu se présente, soit ils veulent en délivrer le monde, soit le supprimer, le stopper à la source. Quand il sont confrontés au nouveau, c’est un défi à leur intellect. Ils ont leurs cadres de références, et s’il est superficiel, cela exige d’eux un effort et des recherches, alors que beaucoup sont trop paresseux. Cela inclut nombre de journalistes. Ils utilisent leur stock de mots. Le même lexique que pour décrire les choses. Alors ils vont au plus court, et dénigrent, au lieu de se dire : « Cela sonne autrement que tout ce que je connaissais ; je dois donc m’instruire. » Ils vont jusqu’à rabaisser leurs connaissances et leur intelligence. Quelques-uns ont l’audace de critiquer mes liner notes : « Comment ça ? Un petit musicien essaye de tenir un discours intellectuel sur la musique ! Joue ta musique et ne t’occupe pas de ça... »

Greg OSBY (1961), saxophoniste, AllAbout Jazz, janvier 1999, Fred Jung, TrA

Dans le jazz, parfois musicien(ne) médite. Mais journaliste médit si souvent .

En dehors de cette question, donc, de principe il faut écouter l’artiste en tant qu’ouvrier à l’oeuvre.

IndexARMSTRONG Louis (trumpet, voc, lead) ; CHAUTEMPS Jean-Louis (saxophoniste) ; COLTRANE John (saxophoniste, comp, lead) ; ELLINGTON Duke (pianiste, comp, arg, lead) ; HODEIR André (compositeur, musicologue, écrivain) ; MALSON Lucien (sociologue, critique jazz) ; OSBY Greg (saxophoniste, lead) ; PARKER Charlie (saxophoniste alto, comp, lead)
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