Ce texte en guise d’ouverture au chapitre 2 : Le jazz et la notion d’art occidental.
C’est à une promenade que le lecteur(trice) est invitée.
De tous temps les artistes : peintres, compositeurs, musiciens, acteurs, poètes se sont exprimés sur ce qu’ils faisaient. De tous temps, ceux qui considéraient leurs oeuvres, les mêmes, artistes, ou les penseurs, philosophes... se sont mêlés de faire à leur sujet des commentaires, analyses, théories, voir plus... toujours affaires de mots.
C’est à travers ces mots que le lecteur est convié à se promener, tel un papillon dans la forêt touffue des écrits et propos sur le jazz, parmi les arts : ou bien plutôt à la manière des abeilles, volant de-ci de-là, se posant semble-t-il au hasard, mais puisant à coup sûr le suc des meilleures fleurs, dont elles feront à la ruche leur miel. On dit que ces ouvrières, ou « neutres », ont également pour tâche d’éduquer les jeunes et les larves ...
Il s’agit de montrer que tous les arts, et plus spécifiquement dans la modernité, sont porteurs d’une éthique, qui les portent, pour constater aussi que le jazz a la sienne, à la fois même et propre. Je rapproche cette idée de ce que dit Gérard Genette, qu’elle semble contredire :
Le jazz m’a éclairé sur (...) la nécessité de diversifier le regard que l’on porte sur le mode d’existence des oeuvres. Le mode d’existence d’une oeuvre musicale est différent de celui d’une oeuvre jazzistique (...). Chaque art a un mode d’existence qui lui est propre, et, à l’intérieur de chacun des arts, il y a des façons diverses d’exister
Gérard GENETTE, esthéticien, JMag juin 2001, Gilles Mouëllic
En réalité, les deux idées ne s’opposent pas : l’éthique de l’oeuvre est plus ou moins enfouie, plus ou moins révélée, plus ou moins perçue, mais elle la conditionne en profondeur et traverse sa fabrication comme son « mode d’existence ». Mais Genette renforce aussi la conviction que le jazz a décidément quelque chose que n’ont pas les autres arts (la réciproque est bien sûr vraie, mais est-elle aussi féconde ? sans doute, mais seulement en partie pour notre sujet, l’éthique, dans certains arts de la scène : théâtre, danse... ou dans les formes de performance en direct : arts plastiques, vidéo et nouvelles technologies interactives).
Plus intéressante - Genette en parle ailleurs - est la déconnection du jazz de la musique écrite-interprétée et son rapprochement d’autres arts : l’écriture, la sculpture, le cinéma... Ceux qui ont pratiqué plusieurs de ces arts témoignent volontiers de ces rapprochements féconds, dans le travail de l’oeuvre (2.7)
Ce butinage ne se préoccupe pas trop de cohérence théorique : on pourra fort bien trouver l’éthique dans des points de vues qui semblent opposés : les fleurs butinées par l’abeille ne feraient pas nécessairement un beau bouquet, mais c’est le miel que nous mangeons ...
Je ne fais pas miennes pour autant toutes les positions rapportées ici. La preuve en est dans les contradictions quelles ne manquent pas de soulever. Elles n’en dessinent pas moins l’enveloppe d’une pensée cohérente, dans sa multiplicité même.
Pour faire un poème jazzaïste
Mon choix de propos musiciens ne pouvait suivre la recette d’un poème dadaïste selon Tristan Tzara.
Prenez un journal. Prenez des ciseaux. Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème. Découpez l’article. Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac. Agitez doucement. Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre. Copiez consciencieusement dans l’ordre où elles ont quitté le sac. Le poème vous ressemblera. Et vous voilà un écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encore qu’incomprise du vulgaire.
Tristan TZARA (1896-1963), Sept Manifestes Dada, 1924
J’ai retenu, plus que les musiciens eux-mêmes, ce qu’ils disaient, en sachant bien que la notoriété confère du poids à ce qui est affirmé, et réduit d’autant l’exigence de le vérifier par soi-même.
La masse publiée de leurs propos n’échappe pas toujours, pour reprendre Bernard Lubat, aux couillonades du jazz, ni aux anecdotes, aux platitudes égocentristes et à l’obsession carriériste que certaines musiques reflètent assez bien. Qu’ils s’inquiètent : pour la deuxième paire d’oreilles, la musique ne triche pas.
Je pense qu’un solo doit raconter une histoire, mais pour beaucoup c’est autant une affaire de forme que ce que raconte cette histoire. Le romantisme, la douleur, la cupidité - tout peut se mettre en musique. Je peux reconnaître la cupidité. Je sais quand un type joue pour l’argent. Et, bonté divine, il y en a plein qui font ça aujourd’hui.
Coleman HAWKINS (1904-1969), sax/comp/cond,
Down Beat février 1962, Hawk Talk, Stanley Dance, TrA
A la décharge de ceux qui aspirent au contemporain plus qu’à l’éternité, on pourrait invoquer la dure difficulté de résister à son temps... sauf que, justement, le jazz est devenu le jazz pour avoir su mieux que le faire : mettre en jeu l’idée swinguante qu’une époque meilleure ne relève pas de l’impossible, mais du jeu avec celui-ci (le Jeu du monde selon Kostas Axelos).
Peut-être, en dernière analyse, la grandeur et la contemporanéité de Miles tiennent-elles à ce qu’il a, à jamais, rendu le passé impossible. Après lui le jazz se doit s’emprunter des voies absolument nouvelles et bien plus sévères.
Michel-Claude JALARD, L’itinéraire de Miles Davis (article des années 60 ?)
Quand j’entends aujourd’hui des musiciens de jazz reprendre les plans que nous utilisions il y a si longtemps, j’en suis triste pour eux. Je veux dire que c’est comme aller au lit avec une très vieille personne, qui en plus sent le rance. Attention, je ne critique pas les vieux, je le deviens moi aussi. Mais il faut être honnête, et c’est à ça que ça me fait penser. (p. 336)
Les gens qui ne changent pas vont se retrouver comme les musiciens de folk, à jouer dans des musées, localement. (p. 341)
(1926-1991), trompettiste, L’autobiographie, B2, p. 336Miles DAVIS
Par conséquent, j’ai fait ce choix selon des critères qui m’étaient apparus, dans ma fréquentation du jazz et d’après ce que je croyais savoir de toute cette histoire, comme susceptibles ensemble de cerner une éthique : de la cerner autour de spécificités à nul autre art pareilles et non purement esthétiques, élaborées dans sa genèse, à sa naissance ou dans le cours de son élaboration comme jazz moderne. Je n’ai pas retenu de caractéristiques proprement musicales, qui ne sont pas en elles-mêmes, comme dit notre cher Claude Barthelemy causant de l’improvisation, des valeurs. Rien donc sur les instruments, la technique, les styles... rien sur la théorie musicale, les gammes, l’harmonie - hormis quelques considérations sur le blues ...
Ces spécificités, je ne les invente pas, et je ne prétends pas à l’originalité de les mettre en évidence. Je crois à la nécessité de les tenir ensemble. J’ai essayé de les comprendre mieux en par la double approche jugée plus haut indispensable.