I6 LES jazz de LA multitude
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Remarque du 9 mai 2006 : il y a logiquement, dans "Jazz et problèmes des hommes" (dont le titre n'est pas pour rien un détournement de celui d'André Hodeir en 54 "Hommes et problèmes du jazz") des passages que je n'écrirais pas aujourd'hui de la même manière, notamment ceux où j'emprunte le concept de Multitudes de Toni Negri/ Mickael Hardt sans m'appesantir sur sa connotation relativement à une détermination de classes (d'où le texte "Jazzitude, éthique... pour la Multitude"). Cela ne changerait pas au fond le sens de ce travail, qui échappe à toute politisation de par sa structure même (faire parler ceux qui ont produit cette musique dans leur histoire), mais cela en clarifierait les tenants et aboutissants théorico-éthico-politiques

Et le jazz est si grand qu’il contient l’avenir

Robert GOFFIN

Pour conclure cette première partie, je vais dans un premier temps laisser de côté la réflexion sur le jazz et sur l’art pour me situer sur le terrain de la théorie critique générale.

 

VI-1 La multitude contre l’Empire : philosophie politique

J’adopte pour cela le point de vue de la philosophie politique formulée par Michael Hardt et Antonio Negri dans leur essai « utopique » : empire. J’en résume à grands traits les concepts de base, l’Empire et la multitude.

L’Empire

Le processus accéléré depuis une quinzaine d’années de la mondialisation capitaliste crée une « situation fondamentalement nouvelle » et constitue « un tournant historique décisif ». Elle n’est pas le simple prolongement des rivalités entre puissances impérialistes et ne se réduit pas à la domination de la toute-puissance économique, militaire et culturelle des Etats-Unis. C’est un système de pouvoir unique qui tend à s’instaurer, accompagné d’une « nouvelle notion de droit », après l’effondrement du Mur de Berlin et des régimes « socialistes », et la fin de la guerre froide. Il englobe tous les maîtres du marché économique mondial. Cette nouvelle juridiction de fait se caractérise par des transferts de souveraineté qui mettent en crise les Etats-Nations et le modèle politique des pays « démocratiques ».

La mise en place de cet Empire se présente d’emblée comme crise, posant dans le même temps la problématique de son déclin et de sa chute.

Le nouveau racisme impérial

Le racisme de la période coloniale, fondé sur les différences biologiques, laisse place à un racisme « différentialiste » (Etienne BALIBAR), basé sur les différences culturelles historiquement et socialement déterminées. Il prolonge insidieusement des thèmes qui étaient ceux de l’anti-racisme de la modernité, pouvant même « ne pas paraître raciste du tout ». Ce racisme impérial à s’opposer au rapprochement de cultures et traditions différentes : Tutsis et Hutus, Serbes et Croates, Noirs et Coréens américains, Musulmans et Chrétiens etc. L’acceptation des différences identitaires sert de base théorique à une ségrégation et à une séparation sociale. Pour l’Empire, il n’y a « pas de hiérarchie raciale » - infériorité et supériorité sur une base biologique - mais le résultat pratique et l’acceptation pragmatique de circonstances sociales. Par exemple, les moins bons résultats des étudiants noirs américains, relativement à ceux des originaires d’Asie, sont interprétés par l’importance respective accordée dans ces communautés à l’éducation des enfants, au travail de groupe, etc. Pour Deleuze et Guattari, que citent les auteurs d’Empire :

Le racisme européen (...) n’a jamais opéré par exclusion ou par la désignation d’un individu comme Autre (...). Le racisme opère par la détermination de degrés d’éloignement par rapport au visage de l’homme blanc, qui s’efforce d’intégrer des traits non conformes dans des ondes de plus en plus excentriques et lointaines (...). Du point de vue du racisme, il n’y a plus d’extérieur, il n’y a plus personne à l’extérieur. »

Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Milles Plateaux, 1980

Pas d’exclusion raciale de l’Autre, mais des degrés de déviance par rapport à la « blancheur ». Pas de peur et de haine d’un Autre étrange et inconnu, mais de la différence dans la proximité avec le voisin (celui de la cité, de la banlieue, de l’ethnie voisine, ou celui, à plusieurs milliers de kilomètres, que l’on voit à la télévision). On retrouve bien sûr dans toute leur brutalité les formes traditionnelles du racisme par l’exclusion, mais le mouvement historique est celui d’une « intégration différentielle » qui accompagne la disparition progressive du concept de peuple, défini relativement à un « lieu, réel ou virtuel ».

Comme DuBois le disait voici presque un siècle*, le problème du 20ème siècle est le problème de la couleur. Le racisme impérial, au contraire, tourné peut-être vers le 21ème siècle, s’appuie sur le jeu des différences et de la gestion des micro-conflictualités, à l’intérieur d’un domaine en continuelle expansion.

Antonio NEGRI, Michael HARDT, Empire, 2000

* Voici ce texte de WEB DuBois (voir annexe A1-3)

Le problème du 20ème siècle est celui de la ligne de couleur - la relation entre les races plus foncées et les races plus claires en Asie et en Afrique, en Amérique et dans les Iles. »

WEB DUBOIS, The Souls of Blacks Folks, 1903, cité par Nicole Bacharan, B2, p.59

Hardt et Négri décrivent un triple impératif de l’Empire, en trois phases : intégration, différenciation, gestion.

L’intégration ferme les yeux sur les différences. Elle est universelle et veut éviter le conflit social. l’empire est « une bouche ouverte dotée d’un appétit infin, invitant tout le monde à entrer paisiblement dans son domaine (...) frontières supprimées, différences affacées. »

La seconde phase - de différenciation - célèbre à l’intérieur du domaine impérial les différences culturelles, non-conflictuelles, comme dans la transition des pays ex-socialistes vers le capitalisme : langues, traditions, artisanat, art etc. Aux Etats-Unis, sous couvert de l’intégration universelle, sont promues les différences traditionnelles ethniques et culturelles, que l’Empire acceptent comme données et avec lesquelles il fonctionne.

La troisième phase réinjecte une économie générale d’autorité, en hiérarchisant les différences pour les gérer. Là où le colonialisme fixait des identités pures et séparées, « l’Empire développe des circuits de mouvements et d’échanges ». Le contrôle encourage les antagonismes et divisions entre les travailleurs, sur la base des profils identitaires ou ethniques. L’Empire ne divise pas pour conquérir, il reconnait ou encourage les différences pour les gérer avec autorité.

En simplifiant, l’Empire - englobant tout dans un intérieur qui n’a plus d’extérieur - applique au monde entier la vision de la Constitution des Etats-Unis, qui a fonctionné dans leur histoire pour la conquête du territoire américain : la terre américaine n’avait pas, dans la « conquête de l’Ouest », de limite infranchissable.

C’est sur la mise en place de cette gestion impériale du monde que je fonde mon approche d’un lien entre les « jazz » d’aujourd’hui-demain et le destin des multitudes, du même type élargi et projeté dans l’avenir, que celui qu’entretenaient le « jazz historique » et la destinée du peuple Noir américain, sa marche vers la libération.

Mais avant d’approfondir cette question, il convient d’expliciter le concept de multitude, tels que le définissent Michael Hardt et Antonio Négri.

Le peuple et la nation

Les liens entre les concepts de peuple, de nation et de souveraineté nationale s’élaborent et se mettent en oeuvre, dans leur acception républicaine « révolutionnaire », dans l’Europe de la fin du 18ème siècle et du début du 19ème siècle. Ils apparaissent comme « naturels » mais cachent une autre forme de la contrainte liée à la souveraineté existant depuis longtemps dans le concept monarchique, de droit divin (Hobbes : « Le roi est le peuple »). Leur fonction est d’établir le fondement juridique d’ordre et d’autorité dans le contexte de développement du capitalisme, dès le 18ème siècle. En ce sens le peuple émane de l’Etat-Nation, et non l’inverse, comme on le présente du point de vue républicain.

De cette conception se déduit dans ses aspects politiques le concept de race : « La construction d’une différence raciale absolue est le fondement essentiel de la conception d’une identité nationale homogène. »(Empire, p. 140) L’identité des peuples européens se construit « dans un jeu dialectique d’opposition avec leurs « Autres » indigènes ». Leur « uniformité et pureté » sont évidemment plus imaginaires que réelles, comme en attestent les études de la généalogie des populations nationales. Cette unité du peuple est avant tout une nécessité idéologique.

De la même façon, la notion de peuple a pour objectif et pour effet de gommer au sein d’un Etat-Nation les différences de classes et de races (par exemple la neutralité de l’ « intérêt public » de l’administration).

Cette double structuration de l’idée de peuple répond à la nécessité de construire une identité spirituelle. La bourgeoisie assied par conséquent son hégémonie sur la prétendue « universalité », indépassable historiquement, de la souveraineté nationale. L’identité fondée sur le couple nation-peuple - partage en commun d’un territoire, d’une langue, d’une histoire, de traditions et d’une culture - sert de base à la victoire d’un pouvoir de classe, à la stabilité d’un marché, comme à une potentialité d’expansion économique vers de nouveaux espaces à conquérir et « civiliser ».

Une notion originelle du peuple impose une identité qui homogénise et purifie l’image de la population, tout en bloquant les interactions constructives des différentes à l’intérieur de la multitude.

Antonio NEGRI, Michael HARDT, Empire, 2000, p. 151

Multitude et peuple

La multitude est une multiplicité, un ensemble d’individualités, un jeu ouvert de relations, qui n’est ni homogène ni identique à lui-même, et qui porte une relation indistincte, inclusive, à ceux qui sont en dehors de lui. Le peuple, au contraire, tend vers l’identité et l’homogénéité internes, tout en posant sa différence par rapport à ce qui reste en dehors de lui et en l’excluant.(...) Le peuple fournit une seule volonté et une seule action, qui sont indépendantes des volontés et des actions variées de la multitude, et souvent en conflit avec elles. Toute nation doit faire de sa multitude un peuple.

Antonio NEGRI, Michael HARDT, Empire, 2000

Retenons l’idée simple que la multitude est la réalité multiple et diversifiée d’une population, là où le peuple est le symbole de son unité dans le cadre de l’Etat-Nation ou de l’aspiration à le constituer.

Le peuple symbolique, juridique, de conception républicaine, représenté, c’est celui d’Abraham Lincoln :

Que cette nation, grâce à Dieu, renaisse à la liberté, que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ne disparaisse pas de cette terre.

Abraham LINCOLN (1809-1885), Discours de Gettysburg, 19 novembre 1863

C’est aussi celui de Mussolini, à la République près :

Une nation existe en tant qu’elle est un peuple. Un peuple monte en tant qu’il est nombreux, laborieux, ordonné.

Benito MUSSOLINI (1883-1945), Discours à l’Assemblée générale du régime, 10 3 1929

La multitude, c’est pour Voltaire le peuple-canaille, à qui l’on « l’on sacrifie tout ».

Je trouve un excellent exemple, qui permet de saisir cette différence entre le peuple des « républicains » - d’autant qu’ils sont de droite - et la multitude, dans le discours que Thiers prononça pour soutenir un amendement à la loi électorale du 15 mars 1849, afin d’éliminer de l’électorat les gens qui ne pouvaient justifier d’un domicile fixe prolongé (« SDF » avant l’heure ?) :

Mais des amis de la vraie liberté, je dirais les vrais républicains, redoutent la multitude, la vile multitude qui a perdu toutes les Républiques.

Adolphe THIERS (1797-1877), Discours à l’Assemblée législative, 24 mai 1850

Dans l’histoire du monde, les Etats-nations européens se fondent, au sein de la modernité des Lumières, à travers un rapport négatif à l’extériorité de l’Autre, Oriental, Africain, Amérindien, avec un conflit racial intrinsèque - où la colonie est à l’opposé dialectique de la modernité européenne.

De même que la Renaissance a créé l’Occident dont les Européens ont fait ensuite leur habitat mental, l’Occident contemporain a transformé la complexité des Lumières en un conte édifiant à l’usage de sa bonne conscience. (...)

Et c’est largement en se réclamant des Lumières que l’Occident entreprend, au cours du siècle qui les suit, de les violer avec un remarquable esprit de système.

Sophie BESSIS, L’Occident et les autres, p. 30

Avec la découverte des Indes, des Amériques, puis la traite des esclaves, comme plus tard avec l’expansion coloniale accompagnant les impérialismes, le processus de mondialisation centrée sur l’Occident est donc engagé depuis plusieurs siècles.

Des utopies universalistes

Parallèlement, la perception d’une « humanité une et plurielle » n’est pas nouvelle. Le mouvement de mondialisation a toujours produit des utopies portées par l’amour des différences et la foi en la liberté et l’égalité universelles. Hardt et Négri en voient « trois expressions exemplaires », avec certes leurs ambiguités, dans les pensées de Las Casas (1474-1566), Toussaint Louverture (1743-1803) et Karl Marx.

Bartolomé de las casas, de sa position de missionnaire dans la conquête de l’Amérique Centrale, est horrifié par le génocide, l’esclavage et les « Autres », traités pire que leurs animaux par les Conquistadores. Cependant, pour lui, cet Autre ne pourra être égal qu’en devenant Chrétien.

Trois siècles plus tard, c’est au nom de la Révolution Française - liberté, égalité, fraternité - que toussaint louverture conduit victorieusement la lutte de Libération de Saint-Domingue (Haïti). Pour lui, ces valeurs doivent s’appliquer aussi aux Noirs des Colonies, au nom même de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen (26 août 1789 : « Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression »). Cette dimension étendue de son application n’est pas concrètement de conception européenne ; elle n’est pas octroyée par les Français, mais c’est au nom de leurs principes, qu’ils piétinent, qu’elle leur est arrachée par les révoltes que déclanchent des esclaves dès leur capture et leur déportation d’Afrique.

... non pas que les nègres sont aussi avancés que les Blancs, mais (ils) savent vivre en commun, avec des lois, de l’industrie et des rapports sociaux... ils sont parvenus à un certain degré de civilisation.

Ce sont les Européens qui ont entretenu la barbarie en Afrique... il nous sera facile de prouver maintenant que c’est à l’europe, et non au Créateur, qu’il faut attribuer l’état comparativement sauvage dans lequel ils vivent encore.

Victor SCHOELCHER (1804-1893),

De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale, 1833

Karl Marx ressentira la même horreur que Las Casas devant la brutalité des conquêtes et de l’exploitation européennes. Comme Toussaint, il défend l’universalité du projet de libération humaine dont ne doit être exclue aucune population. Mais face à l’expansion coloniale, et s’appuyant sur sa vision de l’histoire comme progrès dans une succession de modes de production, il ne peut approuver le maintien des féodalités locales dans les Colonies. Il reconnait donc qu’en certaines circonstances, au nom du progrès historique, le capitalisme est porteur des valeurs des Lumières, et ouvre à plus de liberté pour les peuples concernées.

En quelque sorte, Marx fonde l’euro-centrisme de gauche : les colonies ne pourront progresser qu’en se transformant à l’occidentale, et pour lui : « le monde entier ne peut avancer qu’en suivant les traces de l’Europe » (Empire). Néanmoins, Marx et Engels sont à l’origine du concept d’internationalisme prolétarien, avec la célèbre adresse du Manifeste Communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (1948), qui ouvre la voie à la première organisation Internationale (1864). Comme idéal, elle concerne aussi bien le devenir de la multitude mondiale que celui des peuples et des Etats-Nations : le marxisme et les utopies socialistes et anarchistes ont donc fécondé aussi les luttes anti-colonialistes, comme le mouvement de la Négritude et les positions politiques des mouvements noirs américains.

IndexBALIBAR Etienne (philosophe, politique) ; BESSIS Sophie (historienne, journaliste) ; DELEUZE Gilles (philosophe) ; DUBOIS W.E.B. (écrivain, politique, USA, panafricanisme) ; GOFFIN Robert ; GUATTARI Félix ; HARDT Mickael (littérature, politique) ; LAS CASAS Bartolomé de ; LINCOLN Abraham ; LOUVERTURE Toussaint ; LUBAT Bernard (pianiste, acc, dms, voc, lead) ; MARX Karl ; MUSSOLINI Benito ; NEGRI Antonio (philosophe) ; SCHOELCHER Victor (homme politique) ; THIERS Adolphe (homme politique) ; VOLTAIRE (écrivain, philosophe)
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