- les 'jazz' de la Multitude

Au jazz afro-américain historique, ancré dans le passé et le présent d’un peuple, les « jazz » de demain accompagneraient l’émergence au présent, tendue vers l’avenir, d’une conscience de la multitude contre l’Empire. Je les nomme « jazz de la multitude ».

Il ne s’agit pas d’ouvrir un nouveau tiroir pour dénommer une catégorie musicale. On trouve déjà l’appellation World Jazz, et des milliers de pages Internet répondent à cette convocation...

Ce syntagme n’a qu’une visée pratique - pour la pensée - et n’apporte rien à la musique, pas plus qu’il ne la classe. Il ne fait que traduire une éthique musicale inscrite dans le présent et dans une tradition.

De cette éthique, ce qui a déjà été dit dessine certains contours, et renvoie aux citations de la seconde partie. Je vais néanmoins tenter de la cerner de façon plus condensée.

Mon livre montre qu’il ne saurait y avoir de jazz « éthique » sans enracinement dans la réalité populaire historisée d’une communauté aspirant à sa libération. Mêmes les « jazz » d’authentique valeur musicale créés par des musiciens n’appartenant pas à cette communauté du jazz noir (Blancs américains, Européens, Japonais...) se sont positionnés consciemment ou non par rapport à elle. La « crise du jazz » à la fin du 20ème siècle trouve une de ses causes fondamentales dans la coupure de ce lien populaire - ce qui ne ressort pas seulement de la composition de public. Ne peut-on affirmer que tout ce qui continue à fonctionner comme « jazz » dans le respect de son éthique consubstancielle le fait en transmettant au-delà des seules racines afro-américaines la puissance de caractéristiques populaires spécifiques et différenciées (les premiers à procéder à des mélanges avec la réelle authenticité d’un enracinement populaire sont à ma connaissance les juifs émigrés aux Etats-Unis, avec les musiques klezmer, et en France, les manouches, autour de Django REINHARDT : sans doute certaines pistes remonteraient-elles à des origines orientales ou indiennes du Nord, ce qui ne saurait nous déplaire intellectuellement, pour la beauté de ce tour du monde spatio-temporel).

De cela je déduis un critère de différenciation qui me parait essentiel, et valant sans doute aussi bien pour la World Music : OUI à tous les mélanges, à tous les métissages, à toutes les confrontations et les bousculements réciproques des formes culturelles, sous réserve qu’ils soient « naturels ». J’entends par là qu’il ne s’agisse pas d’une option uniquement esthétique, formelle - hors même qu’elle suive une mode à des fins intéressées ou cède à la pression d’un producteur(trice). J’entends que la motivation ait un sens, qu’elle soit authentique. Point besoin pour autant qu’elle réponde nécessairement à des critères sociaux, politiques, d’ancrage culturel ou ethnique (voir par exemple l’excellente formulation de Kenny Werner : Who Cares, in II-5) : qu’elle soit le fruit d’une découverte ou d’une rencontre humaine, intime et personnelle ou plus large voire communautaire, dans la réalité d’une situation vécue.

Un second critère est que la musique ait le souci de son adresse. Sans plus de commentaires, je renvoie à 1-5 La relation au public, le don aux auditeurs.

Entre ces deux repères, qui sont en amant et en aval du travail proprement dit de l’oeuvre : la déontologie, l’éthique de l’artiste. Les aspects en sont amplement développées dans le chapitre 2 : un art moderne pour la modernité.

Penser les « jazz » de notre temps

Je précise qu’il n’a jamais été question ici d’élaborer en lieu et place des musiciens(ne)s un « programme » pour définir des objectifs, des caractéristiques esthétiques, ou des « critères » musicaux permettant de décider ce qui, de ces « jazz », relèverait ou pas. Ces éléments s’élaborent naturellement et de manière autonome dans le processus de fabrication des oeuvres.

Je formule une hypothèse de réflexion, une tentative d’interprétation, d’analyse de ce qui est en gestation ou plus manifestement déjà en actes dans le travail de nombreux artistes. On en trouvera, comme des multiples hypothèses que j’ai formulées dans cette première partie, la formulation tout à fait claire dans les propos des musicien(ne)s - même quand elle n’est pas théorisée, ou pas dans les mêmes termes (voir 4-3 : Des métissages musicaux aux « jazz » de la multitude).

Ma démarche ne consiste pas à plaquer sur la réalité musicale un schéma critique général, ou à absorber dans le champ politique le sens des créations en cours, en les essorant au passage de toutes magie et puissance poétique. Elle veut partir de cette réalité, du regard proposé sur l’histoire du jazz avec et par ceux qui l’ont faite, et de leur formulation de ce qu’est la substance éthique et poétique de cette musique, comme son apport au politique (le contraire de son utilisation comme support d’un discours) - réalité musicale qu’elle tente de situer dans le contexte du monde d’aujourd’hui et de ses enjeux.

Ma démarche consiste en permanence à tisser les fils et destins de l’histoire musicale et de l’histoire humaine. De la même façon que Carles et Comolli, relisant Leroi Jones, faisaient il y a trente ans la démonstration de l’interpénétration du jazz - à rebours en partant du free-jazz - et de ses conditions socio-historiques d’apparition et de développement dans la vie américaine ; de la même façon je veux indiquer l’intrication des « jazz » actuels - pour ceux qui l’opèrent effectivement, sous ce nom ou un autre - avec les données nouvelles des luttes libérantes en des lieux, sous des formes et dans des environnements culturels et sociaux élargis aux conditions de la mondialisation : multitudes cherchant leur liberté dans et contre l’Empire.

De la sorte, je propose une complexité d’approches dans laquelle cette perspective « macro » vient croiser et compléter celle, « micro », du concept d’oeuvre-sujet dans la moderne modernité, la présence au présent qui relie éthique et politique dans la poétique selon Meschonnic.

C’est l’utopie actuelle de la poétique. Et seule cette utopie me semble sa condition de pertinence et son avenir, sinon elle n’a qu’un passé : proposer une pensée poétique de l’éthique, une pensée poétique du politique. Penser en littérature l’historicité et la valeur, c’est penser une forme-sujet, spécifiquement par la poétique. Penser cette forme-sujet, c’est penser le langage comme forme de vie, penser le sujet social et politique.

Henri MESCHONNIC, Politique du Rythme, politique du sujet, 1995, p. 21

Je ne laisserai pas le lecteur(trice) craindre que je ne l’abandonne à un salmigondis conceptuel. Non. Je ne vais pas me défiler. Avant de passer, cette fois pour de bon, la parole aux musicien(ne)s (de quoi ? je vous laisse avec cette question), je propose donc à chacun(e) de s’y reporter, puis d’écrire sa définition :

Les jazz de la multitude...

IndexCARLES Philippe (critique jazz) ; COMOLLI Jean-Louis (critique jazz) ; MESCHONNIC Henri (poète, théorie du langage) ; REINHARDT Django (guitariste, compositeur) ; WERNER Kenny (pianiste, comp, lead)
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