La Multitude contre l’Empire
Remarque du 9 mai 2006 : il y a logiquement, dans "Jazz et problèmes des hommes" (dont le titre n'est pas pour rien un détournement de celui d'André Hodeir en 54 "Hommes et problèmes du jazz") des passages que je n'écrirais pas aujourd'hui de la même manière, notamment ceux où j'emprunte le concept de Multitudes de Toni Negri/ Mickael Hardt sans m'appesantir sur sa connotation relativement à une détermination de classes (d'où le texte "Jazzitude, éthique... pour la Multitude"). Cela ne changerait pas au fond le sens de ce travail, qui échappe à toute politisation de par sa structure même (faire parler ceux qui ont produit cette musique dans leur histoire), mais cela en clarifierait les tenants et aboutissants théorico-éthico-politiques
Nous sommes des hommes de culture, donc de réflexion et de création. Nous sommes par vocation bâtisseurs de beauté et messagers de justice et de fraternité. Nous tissons et meublons l’univers humain de ces formes magiques qui sont fondement et armature de la nouvelle société.
Alioune DIOP (1910-1980), fondateur avec Senghor de la Revue Présence africaine
L’organisation de la multitude comme sujet-politique - en tant que
Posse - commence ainsi d’apparaître sur la scène mondiale. La multitude est une auto-organisation bio-politique. Posse, mot grec, pour puissance active. (p. 493)Le concept de Peuple ne fonctionne plus comme sujet organisé du système d’autorité ; partant, l’identité du Peuple est remplacée par la mobilité, la flexibilité et la différenciation permanente de la multitude. (p. 496)
Antonio NEGRI, Michael HARDT, Empire, 2000, p. 493
Des potentialités liées aux luttes de ces multitudes, Hardt et Négri font la base de leur réflexion pour une praxis révolutionnaire. Leur conviction est qu’il ne s’agit pas d’empêcher le processus de mondialisation, mais qu’il faut l’accompagner en s’y opposant à son niveau de généralité, en le confrontant à une contre-mondialisation, à un contre-Empire, « en apprenant à penser mondialement, à agir mondialement ».
Où l’on se retrouve au carrefour de l’éthique et du politique :
De nos jours, un manifeste - un discours politique - devrait aspirer à remplir la fonction prophétique voulue par Spinoza : la fonction d’un désir immanent qui organise la multitude. Il n’y a finalement ici ni déterminisme ni utopie : il s’agit plutôt d’un contre-pouvoir radical, fondé ontologiquement non sur quelque « vide pour le futur » mais sur l’activité réelle de la multitude, sa création, sa production et son pouvoir : en trois mots, une téléologie matérialiste.
(p. 98)Et donc : La multitude peut devenir un sujet politique dans le contexte de l’Empire. (p. 474)
Michael HARDT, Antonio NEGRI, Empire, p. 98
La multitude tiendrait donc la place, usant de ses contre-pouvoirs contre l’Empire, du peuple contre la domination capitaliste et l’Etat bourgeois, qu’il soit dictatorial ou pseudo-démocratique. La multitude, contrairement au peuple, ne se constitue pas en un lieu, mais transversalement, dans un mouvement spatial sans limites. De la même façon que l’emprise impériale se répand par-delà les frontières, elle affirme son autonomie et sa puissance dans les déplacements et flux de population contraints par l’économie impériale, en se réappropriant des territoires économiques, politiques et culturels de façon diffuse et tranversale.
Je ne développe pas davantage ces questions de théorie politique, en particulier sur les aspects concrets qui renvoient à la praxis : questions de conscience et d’organisation politiques de la multitude, et luttes concrètes, donc problèmes citoyens, « militants », etc.
Ce détour nous permet en retour quelques considérations sur la communauté afro-américaine aux Etats-Unis.
Les Noirs américains : peuple ou multitude ?
Q : Pensez-vous que le jazz soit encore la musique du peuple ....
R : C’est très complexe. Je ne crois pas qu’en 1962 le jazz soit la musique des noirs américains et uniquement de ceux-ci. Lorsqu’un objet, une forme d’art ou une idée sont présentés à une collectivité par un individu, celui-ci, dès cet instant, n’a plus aucun droit sur eux. Dans cette optique, on ne peut pas dire que le jazz soit la musique du peuple noir : elle n’appartient plus à un groupe donné et tous les peuples maintenant ont le droit de l’utiliser s’ils estiment que cette forme musicale correspond le mieux à leur tempérament et à leurs désirs. Il y a aujourd’hui de nombreux musiciens de jazz dans des pays comme la France, l’Allemagne, le Japon et même la Russie ; pourquoi voudriez-vous qu’ils ne réussissent pas aussi bien que nous s’ils possèdent le swing ?
Art BLAKEY (1919-1990), batteur, JMag 95, juin 1963, Clouzet/Delorme (B, p. 145)
S’il est habituel de considérer les afro-américains comme constituant un peuple, il faut admettre relativement à nos définitions précédentes que celui-ci est bien singulier, puisque le territoire sur lequel il vit son histoire et se constitue des traditions, une culture, voire une langue (le Black Speech, voir annexe) n’est pas - du moins au départ - le sien, et que les dirigeants de l’Etat-Nation qui le gouverne n’en font pas partie. Pas davantage il n’est dans la position d’un peuple colonisé sur sa terre et souhaitant son indépendance ; celui-ci quand il y a accédé l’a fait sur son sol et avec des dirigeants issus de ses rangs - quelle que soit leur nature politique, de marionnettes néo-coloniales ou de bourgeoisies nationales éclairées. Les Indiens d’Amérique - ceux qui restaient - ont été dépossédés de leur terre, mais sur place.
On comprend dès lors que la mise en perspective de sa libération sociale et raciale - après l’abolition de l’esclavage - ne pourra pas se poser dans les termes du marxisme classique comme pour la classe ouvrière d’un pays capitaliste cherchant à s’accaparer le pouvoir dans le cadre de l’Etat-Nation pour le faire évoluer vers le socialisme etc., et pas non plus dans les termes d’une lutte anticoloniale pour l’indépendance.
Il y a d’emblée plusieurs options : retour en Afrique, mais où ? libération sur place mais avec qui, pour quelle nation ? De la même façon, je l’ai évoqué, que le Noir américain vit, au niveau individuel, un déchirement intérieur entre une intégration préservant son identité communautaire, et l’assimilation en tant que citoyen américain comme les autres, les mouvements politiques noirs américains vont se positionner relativement à la question du Nationalisme noir et d’autre part à celle du combat « de classe » et à l’alliance avec le mouvement ouvrier (blanc) américain, tout en s’appuyant sur la dynamique de l’anti-colonialisme, avec le pan-africanisme et la Négritude.
Mais il est vrai que le séparatisme, nationaliste noir, est envisagé, par exemple dans le programme du Black Panthers Party, fondé en 1966 par Bobby Seale et Huey Newton, où ils exigent un plébiscite dans « toute la colonie noire (...) pour déterminer la volonté du peuple quant à son destin national » (Source Bacharan, B4)
Je ne développe pas ces questions, renvoyant le lecteur aux pages que leur consacrent Carles et Comolli dans FreeJazz BlackPower (Dans les marges de l’histoire du jazz), ou à des ouvrages spécifiques, comme par exemple l’« Histoire des Noirs américains au 20ème siècle », de Nicole Bacharan. Je donne en annexe A1-3 quelques repères pour saisir cette histoire et les enjeux politiques qui l’ont traversée.
Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que les Noir américains, n’ayant pas de nation ni de pouvoir d’Etat à conquérir, se constituent potentiellement une conscience politique de multitude, en lutte contre le pouvoir blanc et capitaliste, plus que de peuple, au sens où nous les avons vu définies par Hardt et Négri. Ils n’ont pas, comme « les prolétaires » de la théorie marxiste, que leurs chaînes à perdre ; ils ont aussi l’égalité raciale à gagner. Ils sont dans une position - comme le notera Debord en 1966, après les émeutes de Watts - qui est au carrefour des contradictions de classes, de races et de perspectives d’avenir du monde dans la deuxième moitié du 20ème siècle. Aujourd’hui, ils n’y sont plus seul, dans la multitude contre l’Empire, car ils ont fait de par leurs luttes un chemin qui les a conduit là où d’autres sont dans les conditions du colonialisme, du néo-colonialisme, ou des effets d’exclusion propres à la Société spectaculaire-marchande entrant dans sa phase diffuse impériale.
Voilà ainsi bouclée, sur son versant socio-historico-politique, le raisonnement sur lequel je m’autorise à établir un parallèle entre d’une part le couple jazz + communauté afro-américaine, et le couple « jazz » de la multitude + multitude contre l’Empire.
A cette proposition est opposable le fait que le jazz est d’emblée le produit historique de cette communauté, et se présente de façon immanente comme la musique des Noirs-américains, pris dans un mouvement clairement cerné, localisé, enraciné (même s’il essaime dans le monde entier) ; alors qu’il n’y a pas de conscience de soi de cette multitude, ni politique de façon étendue, ni « musicienne », rapprochant des musiciens autour d’un concept. Celui-ci leur serait donnée de l’extérieur. Mais ce n’est pas si sûr... si l’on ne s’enferme pas dans le nom : « jazz » aussi bien que la formule « jazz de la multitude » que je ne propose qu’à des fins pratiques de compréhension.
Le jazz est enraciné dans un passé, les « jazz de la multitude » ont à s’enraciner dans l’avenir ...