- aujourd'hui 'l'anti-jazz'

Dans l’ultime livraison, en 1971, de son Dictionnaire du jazz, Hugues Panassié consacre 4 lignes en demi-colonne à Miles Davis. Les voici :

Trompette né à Alton, Illinois, en 1926, qui a délibérément tourné le dos à la tradition musicale de sa race et qu’on peut citer en modèle de l’anti-jazz.

Hugues PANASSIE (1912-1974), Dictionnaire du jazz, préface de Louis Armstrong, 1971

Le « vrai jazz », pour Panassié, c’est donc celui d’avant le be-bop. Aujourd’hui, au moins, pour mettre tout le monde d’accord, les carottes sont cuites : vive les carottes et les revivals recuits. Mais ce n’est pas la fin des haricots (rouges).

Laisse tes tics à l’esthétique !

L’héritage est vivant. Les rééditions en témoignent, encore que... Il vit surtout quand il féconde des créations présentes à notre temps, qu’on ne trouvera guère dans la tribu des Tributes, ni dans les attributs sans buts des ressasseurs censeurs, avec leurs échafauds sans ascenseur  et les tics sans l’éthique.

Sur le mot d’ordre « Laisse tes tics à l’esthétique » - qui résume mon ouvrage et que je dédie à Michel Portal, non qu’il soit concerné, mais parce qu’il cherchait un jeu de mots -, je n’ai à proposer aux amateurs (de définitions) que cette réponse de Duke Ellington :

Le jazz ne peut être limité par des définitions ou par des règles ; le jazz est avant tout une liberté totale de s’exprimer, et si une seule définition de cette musique est possible, c’est bien celle-là.

Duke ELLINGTON (1899-1971), cité par Michel Dorigné, Jazz2, 1970

Dans le « champ jazzistique », j’ai essayé de donner quelques repères, pour la pensée d’une poétique du jazz, éthique et politique, en faisant le pari qu’elle ressortait d’abord à travers l’expression plurielle des musicien(ne)s, de leurs oeuvres et de leurs propos (voir ci-après, au positif, VII-3  Les « jazz de la multitude »).

Mais dans la mesure où ce champ est en expansion permanente, par le biais de la recherche prolongeant des styles précédemment reconnus comme relevant du « jazz », ou à travers les rencontres avec d’autres traditions musicales (latines, caraïbes, orientales, arabes, bretonnes, corses, balkaniques, japonaises etc. etc.), je veux m’arrêter un instant sur ce dernier aspect.

The so called World Music

Je me disais naïvement, en sillonant les travées d’un supermarché culturel, au rayon « Musiques du mondes » - car la tournure franglaise messied à la chose - que l’on y trouvait sans doute, grosso-modo, toutes les musiques anciennement appelées folkloriques, pour peu qu’elles ne soient pas d’origine états-unienne, voire d’une certaine petite Europe. J’ai voulu prendre l’avis d’un connaisseur.

C’est un eden musical. Bob Marley côtoie Eric Clapton, Paul Simon danse avec Johnny Clegg, George Harrison devise avec Ravi Shankar, Asmahan et Oum Kalssoum inspirent Cheb Khaled... La musique ici adoucit les mœurs et transcende les appartenances culturelles. Sorry Bamba joue avec Manu Dibango, Mory Kanté écoute Nusrat Fateh Ali Khan et, au loin, les Mano Negra improvisent avec les Negu Gorriak ou Oskozzi... La musique est la chose du monde la mieux partagée, et bien des lieux communs qui font notre pensée musicale s’y investissent. Des spectres familiers hantent ces lieux d’élection : Woody Guthrie, Bob Dylan, Joan Baez, les Beatles...

Cette fois pourtant, ce ne sont que des ombres. Car lorsqu’en 1971 les quatre de Liverpool s’initièrent à la méditation transcendantale dans l’ashram du Maharishi Mahesh Yogi, aucun manager du disque ne sut apercevoir dans la relation providentielle Beatles-Rives du Gange la formation prémonitoire d’un "concept" inédit. Sur fond de new age et de reggae, il fallut attendre les explorations risquées de quelques inclassables musiciens au talent rare - John Hassell, Brian Eno et David Byrne puis Peter Gabriel, Ornette Coleman ou Don Cherry, initiateur du Multikulti...- puis le choc en retour des virtuoses de l’afro - Ray Lema, Youssou N’Dour, Salif Keita, Mory Kante ou Toure Kunda - pour que cette éclectique famille de musiciens forge ses propres réseaux de production et de diffusion, et se dote enfin d’un label : World Music. L’eden musical parle anglais, Atahualpa Yupanqui ou Victor Jara resteront sur le seuil.

Denis LABORDE, Les sirènes de la World Music, Les Cahiers de médiologie n°3

Denis Laborde (dans ce qui suit, en italique) poursuit en indiquant la confrontation de deux analyses. L’une expliquant que

le terme a été inventé par les labels indépendants anglais qui tenaient à positionner leurs produits - essentiellement africains - sur les présentoirs britanniques" et constitue «  est une grande réussite de marketing (Philippe Krumm, label Silex)

...alors que pour Jean-Jacques DUFAYET, producteur à Radio-France Internationale,

le principe (fut) conçu comme une manière française de contester "cette suprématie anglophone qui durait depuis 1960. On peut même dire que c’est devenu paradoxalement un des aspect du mouvement ‘francophone’ qui a intégré les langues indigènes de pays dits d’expression française... »

Depuis, des appellations plus ou moins synonymes se sont multipliées Sono mondiale, global sound, ethnopop, world beat, world dub, world fusion, transmusic...

Le phénomène ne peut qu’intéresser le « champ jazzistique » en expansion dans la mesure où, comme lui, ces musiques, dont les intitulés recouvrent  la plus grande approximation terminologique témoignent de l’ampleur d’un phénomène musical qui récuse toute frontière culturelle, stylistique ou lexicale. 

De la même façon que le jazz est inventé lui-même par métissages, la World Music procède de mélanges, dont on ne peut a priori, qu’apprécier les vertus et constater que la World Music organise l’osmose culturelle : l’éloge d’un métissage. Nous retrouvons par conséquent les problématiques évoquées depuis et pour le jazz. Je poursuis donc avec notre médiologue. Il cite Ray Lema, pour qui elle est

la musique internationale par rapport aux musiques nationales. Avant, il y avait des musiciens qui ne savaient jouer que de la rumba, d’autres des variétés françaises. Des Castes. Aujourd’hui, beaucoup peuvent passer du soukouss au jazz sans broncher. Je suis multi-instrumentiste moi-même. En fin de compte, l’Afrique se sophistique harmoni-quement, et l’Europe sophistique ses rythmes.

Ray LEMA (1946), g/p/org... ethno-musicologue congolais, cité par Denis Laborde, ibid

Les choses se compliquent quand il s’agit de passer du mot à l’idée...

... les ethnomusicologues repèrent volontiers dans cette vaste entreprise "la menace qui vient des confusions déguisées" et la corruption de la musique qui découle de ce que "des agriculteurs-musiciens passent professionnels à la suite d’une tournée en Occident par exemple". (...) On voudrait pourtant des repères : pure opération de marketing ou changement profond de notre attitude face à un monde que chacun désire pluriel ?

Denis LABORDE, Les sirènes de la World Music, Les Cahiers de médiologie n°3

En d’autres termes, s’agit seulement de mieux vendre, classer ce qui n’est pas musique anglo-saxonne, tout en évitant la cage musique folklorique (Jean-pierre Weiller, Unesco, 1991), c’est-à-dire de résister par une opération de marketing à une domination culturelle et économique (Bruno Lion, Ministère de la Culture), ou, en suivant l’ethnomusicologue genevois Laurent Aubert, de discerner par notre intuition, en sachant apprécier, dans cette grande célébration plurielle, ce qui, à notre goût, mérite d’être chanté ?

Denis Laborde remarque, pour passer de l’idée au marché... que la distribution de la World Music est selon le cas singulière... tangentielle... ouverte et globalisante... authentique, et qu’elle peut être une manière de résister à l’uniformisation grandissante de notre village planétaire, voire de faire de la musique l’espéranto de tous les espoirs (Gérald Arnaud).

La lame de fond de la World Music revigore aussi tout un secteur "Musiques du monde" des collections plus anciennes (Ocora Radio France, Le Chant du Monde...) (...) et les ethnomusicologues trouvent dans cet élan providentiel une manière de faire valoir leurs propres recherches, de partager leur passion pour un monde pluriel.

Résultat : multiplication des festivals (ce qui nous rappelle quelque chose), succès commerciaux... fin 1996, 7% du marché français du disque, alors que le « jazz » se maintient entre 1 et 2%. Et question de Laborde : Scorie du new age ou nouvelle chance pour les musiques des vieilles nations ? Pour certains, il n’y a pas photo :

C’est encore une forme de colonisation et de mépris de l’autre. Si on lit attentivement les pochettes de disques étiquetés plus ou moins ‘World Music’, on s’aperçoit qu’il y a une condescendance paupériste omniprésente, que le rôle du fabricant est de prendre ces musiques ‘arriérées’, ringardes, pauvres, de les rendre consommables, de les rendre ‘clean’, de les rendre vendables en les rendant propres technologiquement, et donc commercialisables.

Alain SWIETLIK, revue Modal, cité par Denis Laborde, id.

Où nous retrouvons les pressions exercées sur les artistes de jazz (évoquées en II-3 : l’industrie culturelle du spectacle). Le son, pour bien passer à la radio, doit être trafiqué, comprimé en fréquences, utiliser les boîtes-à-rythmes... dans un processus de FMisation (Philippe Vandel, L’autre Journal).

Des groupes comme les Aiglons ou La Perfecta maîtrisaient parfaitement tous les "éléments musicaux" qui feraient les caractéristiques du zouk. Il y manquait la boîte-à-rythmes... Pierre-Edouard Décimus le comprit, il fonda Kassav avec boîte-à-rythme : ce fut l’explosion commerciale. (...)

C’est de cette manière que s’explique rétrospectivement le succès considérable d’un musicien du talent de Mory Kante : il a accepté "de ne jouer que sur l’octave medium de la kora, sinon le son était trop sale, trop chargé d’harmonie". Trop riche ?

Il aura fallu que Khaled apprenne à manier les claviers en évitant certains voisinages sonores qui rendaient trop explicite une référence délibérée aux musiques orientales. Et les réalisations musicales qui pouvaient être polyrythmiques, riches de décalages et de syncopes, doivent pour entrer dans l’eden musical se plier à l’installation systématique d’une pulsation binaire en continu. Aussi Youssou N’Dour en arrive-t-il à produire deux types de réalisations musicales selon qu’il vise le public occidental ou le public sénégalais.

Denis LABORDE, Les sirènes de la World Music, Les Cahiers de médiologie n°3

Tant et si bien que nous retrouvons, peu ou prou, à une échelle démultipliée par un accès du public sans doute plus facile qui n’a pas échappé aux vautours du marché, les problèmes de fond, c’est-à-dire ceux de l’éthique musicale, dans la World Music et dans le « jazz ».

Pour revenir à celui-ci, et plus précisément à l’hypothèse d’une expansion éthique du champ jazzistique dans le concept de jazz de la multitude, sera-t-il nécessaire d’établir une frontière entre ceux-ci, définis fondamentalement par leur éthique, et ce qui dans la World Music y satisferait, sachant que jusque-là je me suis refusé à prendre toute question sous l’angle des critères proprement esthétiques et musicaux ?

Répondre par l’affirmative serait à nouveau s’engager sur le terrain glissant du nom et des définitions (voir les points de vue musiciens en 4-2 : Aux noms du jazz). Mais un autre argument me pousse à ne pas prendre ici ce parti, sachant qu’à titre personnel je ne saurais m’interdire des préférences musicales inscrites dans une tradition : personne ne sait vers quoi vont ces musiques, vers quelles formes nouvelles, et de quels regroupements, si cela a un intérêt, elles seront l’objet de la part d’auditeurs ou de musicologues aux motivations différentes des commerçants.

IndexDAVIS Miles (trumpet, comp, lead) ; ELLINGTON Duke (pianiste, comp, arg, lead) ; LABORDE Denis ; LEMA Ray (guitare, piano, org, ethno-musicologue) ; PANASSIÉ Hughes (critique jazz) ; PORTAL Michel (clarinettiste, sax, comp, arg, lead)
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