- unité et enjeux d'une éthique plurielle

Ce long détour, par conséquent, pour dire une raison supplémentaire d’un développement appuyé sur des citations de musiciens : il y a certaines choses qu’ils sont les seuls à pouvoir dire, même si tous ne savent pas ou ne souhaitent pas s’exprimer. Après tout ce n’est pas leur boulot. Mais les choses les plus profondes sortent aussi de la bouche des musiciens. Ceux qui leur tendent des micros ont au moins ce mérite, même s’ils ne leur posent pas toujours les questions qu’on attend. Je me réjouis ainsi, au milieu d’écrire ce livre, que le numéro de novembre 2001 de Jazz Magazine soit largement constitué d’interviews de musiciens et que Philippe Carles y consacre son éditorial:

Depuis longtemps (à l’époque de Berlioz, Debussy, on pratiquait déjà ce sport que l’on nomme interview) on leur donne la parole. Encore faut-il leur donner une écoute : au moins prêter l’oreille. Et qui l’a, sinon absolue, du moins assez fine pour les entendre en tous sens ? (...) Non « parole d’évangile », mais « confrontation, dialogue » (...) Et ces échanges ou commentaires, à la manière de documents ethnographiques de première main, ne manqueront pas d’alimenter, infléchir, susciter, et parfois infirmer, les tentations et velléités « critiques » des plus ou moins bons entendeurs qui peuplent la jazzosphère : vous et nous.

Philippe CARLES, JazzMagazine, novembre 2001

Je suis en quelque sorte le simple arrangeur de mots empruntés à d’autres... et composés ensemble pour improviser sur le standard rêvé d’une éthique du jazz.

Un intérêt de ce procédé est la pluralité sur un thème donné des formulations et nuances, traduisant assez justement l’idée d’un jazz libérant l’individu-musicien, sans qu’il perde nécessairement la conscience d’appartenir à un communauté ou de partager avec d’autres certaines préoccupations : ce qui est authentique dans sa musique doit peu ou prou se refléter dans ses paroles, pour peu qu’il joue et parle vrai et qu’on écoute les deux. L’éthique du jazz n’est pas normative, mais plurielle et transversale (« transcendentale » pour Wittgenstein, pour qui « elle ne se peut exprimer ») comme son objet, ce qui ne saurait la priver, selon moi, d’une unité que j’espère mettre en évidence et qui, naturellement, est celle des jazz mêmes dans leurs évolutions historiques, comme dans leurs multiples productions à un moment donné.

Pour faciliter une perception de la continuité historique, j’ai classé, pour chaque thème, les extraits choisis par ordre chronologique, selon la date de naissance des musicien(ne)s cité(e)s.

J’invite le lecteur(trice) à faire jouer le débat qui s’instaure ainsi, des uns aux autres.

De même, j’ai placé en tête de chaque partie thématique des citations d’autres artistes, poètes, philosophes, théoriciens et praticiens divers... afin de susciter la lecture métaphorique qui est au principe de ma démarche.

Son éthique est à même de dessiner les contours de l’unité et de la singularité du jazz aussi bien que des spécificités proprement musicales dont les définitions - derrière lesquelles les exégètes pressés de prendre dans leurs filets l’ « essence du jazz » ont couru pendant des décennies - ont été abandonnées style après style (à ce sujet, la réédition de certains textes a plus d’intérêt pour l’historisation de la critique que pour l’histoire à faire de son objet : prenez, par exemple, tout ce qu’on a écrit sur le swing et demandez-vous ce qui tient encore debout : y compris ces fatras - pas ceux de la poésie - sur le couple dialectique tension-détente, cette histoire plaisante de pistons tenant plus de la masturbation de ses auteurs que de la sensualité de cette musique du corps. C’est qu’elle était d’abord destinée à actualiser la définition d’une notion qui ne s’exprimait plus - qu’on ne percevait plus - comme avant, sauver le mot plus que la chose, qui n’en demandait pas tant).

En d’autres termes, par delà le respect de caractéristiques musicales - qu’on s’entende ou non à leur sujet - le jazz n’existe pas sans son éthique, alors que celle-ci peut fort bien disparaître sous l’étiquette portant ce nom.

De même, plus que des normes stylistiques, voire la conservation de particularités musicales, qui ne sont pas en elles-mêmes des valeurs : le respect et l’actualisation de cette éthique sont garants des jazz de demain, comme ils en furent le souffle et la boussole sur son chemin dans la modernité.

Désormais, et pour de bon, le musicien :

- transperce les manières conventionnelles de jouer de tout type d’instruments, du tuba à la cornemuse et du clavecin à l’échantilloneur ;

- il fait appel à l’acoustique, à l’électrique et à l’électronique ;

- il confie la mélodie, l’harmonie et le rythme à chacun et à tous (ou s’en affranchit), conjugue et strie les tempi, les carrures, les motifs ;

- il utilise un ou plusieurs matériels thématiques, tour à tour ou simultanément (ou n’en utilise pas) ;

- il élabore de nouvelles espèces d’improvisations solitaire et collective ;

- il swingue, et de trente-six mille manières (ou ne swingue pas)...

J’en passe (...)

Le champ jazzistique n’est nulle part identique à lui-même, mais il est entièrement où qu’il advienne. (...)

Cette triple relance du champ jazzistique à travers sa langue, son projet musical et son contexte d’avènement ne s’effectue plus seulement dans l’irascibilité et l’attente d’un prochain et rédempteur chambardement. Elle prolifère continûment, dans une inébranlable diversité qui préfigure l’heureuse fortune d’une réorganisation sociale, et y trouve sa prise sur le réel, son lieu et sa formule. Ceux-ci contrastant avec « la vie du jazz » telle qu’elle se mène et telle qu’elle se commanditera encore. Les faits et gestes et paroles des musiciens ne s’édifient plus aussi docilement en histoire dont on extrait quelques sommités, de strictes coteries stylistiques, une périodisation efficace. Commentant cet état de fait de fait, le saxophoniste ténor Ellery Eskelin ... (voir citation in chapitre 4-3 ..les jazz de la Multitude)

Alexandre PIERREPONT, Le champ jazzistique en son temps,

L’HOMME, 2001, p. 220-23-25

Car en réalité, peu nous chaut que dans vingt ans le « jazz » porte son nom, se joue ternaire ou quaternaire, avec ou sans ordinateurs, à quatre musiciens, à trente ou seul, en noir américain, en vert ou à pois rouges... s’il est capable encore de nous dire d’où il vient, ce qu’il met en jeu, et de nous ouvrir des inconnus qui chantent. On peut se lamenter sur la fin de l’histoire ou la tristesse envahissante des revivals-tous styles, on peut classer la chose en esthétique du siècle dernier, on peut la jouer comme musique de musée... notre époque est aussi celle des Susie IBARRA, Ellery ESKELIN, Omar SOSA ou TAKASE Aki...

A qui veut bien l’entendre tous les espoirs sont permis.

IndexBERLIOZ Hektor (guitariste, compositeur) ; CARLES Philippe (critique jazz) ; DEBUSSY Claude (pianiste, compositeur) ; ESKELIN Ellery (saxophoniste, comp, lead) ; IBARRA Susie (drums) ; PIERREPONT Alexandre (critique jazz, ethnologue) ; SOSA Omar (pianiste, voc, comp, arg, lead) ; TAKASE Aki
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