Le jazz est l’art d’une communauté. Il est inventé contre ses contraintes par la communauté noire américaine, qui porte comme âme de son devenir ses origines africaines.
Il est arraché par ses créateurs à leurs conditions, en combat séculaires, en tant qu’art. A peine vainqueur, il rejette son gant à l’idée d’Art qui règne en Occident, la faisant trembler sur ses bases ainsi que la modernité dans ses fins. Car il donne le branle au « sujet », mettant en transe, en danse et en émois de multiples rapports :
- la forme-sujet de l’oeuvre d’art moderne ;
- l’individualité créatrice dans le groupe : l’oeuvre est collective ;
- l’art et sa place dans la vie des humains ensemble.
Le jazz n’est pas simplement la musique moderne d’un peuple, comme le voulait Bartok : il en est la musique dans, par et pour ce peuple, qui l’offre à tous les autres. Dire « métissage », « syncrétisme », c’est risquer d’oublier que le jazz est l’oeuvre-enfant du peuple noir afro-américain, et pas d’un mariage entre contraints d’Afrique et volontaires d’Occident.
Le jazz est un art moderne singulier. Il invente le jazzman (§ woman) comme artiste moderne - au sens occidental depuis Baudelaire, qui traverse le XXème siècle - au même titre que le peintre, l’écrivain , le poète...
Le jazz comme art n’appartient pas au même registre que la musique occidentale (classique ou contemporaine), qui repose sur la double figure du compositeur et de l’interprète. Celui-ci interprète un texte écrit qui est l’oeuvre. Les jazzmen créent l’oeuvre. L’oeuvre de jazz.
Le jazz est un art moderne collectif et communautaire. Il invente l’oeuvre de groupe en temps réel. Il libère le sujet musicien, soliste ou non. Celui-ci exprime son individualité tout en oeuvrant, dans les conditions de l’improvisation - c’est-à-dire d’une relative spontanéité - à l’élaboration en groupe d’une musique et d’un son d’ensemble.
Le jazz invente un concept artistique nouveau : son oeuvre collective est produite par un ensemble d’individualités non individualistes, faisant vibrer et vivre la musique de leurs émotions personnelles comme d’un destin communautaire. C’est un art moderne de la transe.
L’intuition théorique est le lieu aussi des poètes
Henri MESCHONNIC, ibid, p. 77
Premier chorus :
C’est un bébé tricéphale dont le jazz seul accouche, un tiers bâtard, un tiers pupille de l’Ilé Ayé, « la demeure de la vie, le pays de la vie », nom que donnent les Afro-brésiliens au Continent-mère Afrique, et un tiers d’inconnu, d’infini, d’impossibles possibles (Rimbaud).
L’eau du bain, c’est l’Amérique, ces Etats unissants, multisanguins et sanguinuversant, terre où ce peuple sans terre transplante la « graine » de son chant, et sa force à « mûrir » (Aimé Césaire).
C’est ce qui fait du jazz un art tout à la fois d’anciens, au sens africain (Bernard Lubat) et un art moderne (Baudelaire) : toujours ancien de « survivances » qui font mieux que survivre (Olabiyi Babalola Yai), toujours moderne car vibrant au présent de ce que vivre demain pourrait être (Meschonnic).
Deuxième chorus
Le jazz n’est pas un art du XXème siècle. Il n’a fait qu’y éclore : pour éclairer encore.
C’est une statue de l’Ile de Pâques qui danse sur le pas de tir d’un missile de paix.
C’est Peter Pan-pan sur la fèfesse aux cuculs calculants du solfège.
C’est Robin des bois dont on a fait la flûte et chanson de Roland (Kirk).
C’est le Gavroche noir qui a déjà chassé l’usurpateur « contemporain » et sa « 4X », ce small Big Brother, de son trône en argent public (Ircam et Cie)
Troisième chorus
Le jazz est un oiseau : the Bird. Il est sorti d’un oeuf d’hesperornis (dinosaure volant et denté... du Kansas), déposé sur le nouveau monde par un vaisseau spécial comme on en voit, les nuits de pleine lune, entre deux pollutions et autour de minuit : de ces transports qui conduisent tout droit au bonheur, une idée neuve dans l’Empire (Saint-Just) : le jazz est un empire des sens dans ce qui n’en aurait pas : la musique.
Quatrième chorus
Le jazz n’est pas mort. Car c’est lui l’assassin, dans le grand carnaval du monde. C’est le nègre du bal déguisé en Zorro, qui pointe son arme blanche sur le bide stupide du « plouc », cet idéal du cadre consommant la Culture, ce Sergent Garcia de la Société du Spectacle (Debord).
Le jazz est cet enfant du Paradis furtivement glissé dans les bordels de luxe du post-moderne désincarné, pour trucider les porcs du fric et occire les truies de l’art marketisé : l’esthétique, la musicologie et leurs scientismes structuralistes, analytiques et avatars vantards d’un Occident toxique et oxydé.
Cinquième chorus
Le jazz est le plaisir des couples vivant au monde, ce jouisseur de la fête au village (Vaneigem).
Le jazz est la puissance bigarrée de la Multitude faisant nique à l’Empire (Hardt et Negri).
Reprise du thème
Le jazz n’est pas mort. Et d’ailleurs il s’en fout. Il ne fait pas des clones lui, mais des petits partout. Avec des noms d’oiseaux, parfois sans nom, ou ailleurs sans-papiers officiels, dans la Multitude et la nomadité. Alors pour les obsèques, il leur faudra repasser.
Qu’est-ce qu’ils croient tous ? Que ça va durer encore longtemps comme ça ? On n’est pas à la télé ici. On est je, tu, nous... la somme de ce qui n’irait pas si nous n’étions pas là mais ...
les jazz sont ces « mais », ce met, semer, s’aimer !
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Remarque du 9 mai 2006 : il y a logiquement, dans "Jazz et problèmes des hommes" (dont le titre n'est pas pour rien un détournement de celui d'André Hodeir en 54 "Hommes et problèmes du jazz") des passages que je n'écrirais pas aujourd'hui de la même manière, notamment ceux où j'emprunte le concept de Multitudes de Toni Negri/ Mickael Hardt sans m'appesantir sur sa connotation relativement à une détermination de classes (d'où le texte "Jazzitude, éthique... pour la Multitude"). Cela ne changerait pas au fond le sens de ce travail, qui échappe à toute politisation de par sa structure même (faire parler ceux qui ont produit cette musique dans leur histoire), mais cela en clarifierait les tenants et aboutissants théorico-éthico-politiques