Je crois que le champ jazzistique s’est créé pour cela, pour voir et entendre sans frein du lien poétique la condition d’un vivre ensemble.
Alexandre PIERREPONT, A jamais, à présent, in Jazz et Anthropologie, Revue française d’anthropologie L’HOMME n°158-9, 2001
La vie humaine se joue dans un enchevêtrement de rapports.
Pour un individu, c’est d’abord le rapport à soi : à son corps sensible, à son intellect, à sa conscience. C’est le rapport au monde extérieur, dans l’espace et le temps. A la nature et à l’environnement. Aux autres. Rapport physique et affectif aux proches, ceux de la famille, les amis, mais aussi aux ancêtres, aux origines. Rapport social dans les activités nécessaires pour subvenir à ses besoins ou poursuivre ses rêves : travail, citoyenneté, détente. Création. Militantisme. Art. Plaisirs. Rapport à la proximité géographique ou au lointain - le local dans le global. Rapport à l’humanité. Au monde. A l’univers. Tous ces rapports s’inscrivent dans le temps présent, entre un passé toujours là et un avenir pas encore mais déjà là.
L’éthique, c’est l’image idéale qu’a chacun de sa conduite au sein de ces rapports.
L’artiste, comme tout individu, mène sa vie en portant son éthique. Il porte aussi une oeuvre, et il est porté par elle. Cette oeuvre est marquée dans sa genèse par l’éthique de son créateur. Une fois livrée au monde - c’est à dire quand elle entre dans le regard, dans l’écoute des autres - elle y mène sa propre vie, telle un enfant quand il s’éloigne de ses parents. La dimension éthique que lui avait conférée le travail créateur dans le procès de son élaboration devient alors l’éthique propre de l’oeuvre, dans un jeu de relations qui mêlent ensemble l’esthétique et le politique. L’oeuvre est alors le sujet actif de cette éthique esthétique et politique. Cette vie propre de l’oeuvre se réalise dans des conditions que ne maîtrise pas, ou si peu, l’artiste. Ni les conditions proprement économiques et médiatiques de la production de la diffusion. Ni celles dans lesquelles elle est interprétée - évaluée comme on le dit aujourd’hui - par les autres. Et tout fait alors retour à l’artiste - quand il est encore là. Cela lui impose de réagir, d’adapter son activité, de garder ou changer son cap, car ce retour détermine économiquement et psychologiquement, si ce n’est esthétiquement, la poursuite de son travail de créateur. Ce qui le confronte, de nouveau, encore et toujours, à son éthique. Un cycle de la vie continue.
L’artiste de jazz - musicien, musicienne - vit plus que tout autre au coeur de ces enjeux, et des problèmes qu’elle lui pose. Ce sont certes les problèmes du jazz, donc d’abord de ceux qui font le jazz, mais encore plus de ceux à qui s’adresse le jazz. C’est à dire tous les êtres humains qu’il peut toucher. Ce sont les problèmes de tous. Ce sont les problèmes des hommes. Dont parle ce livre.
Il en ressort cette définition : l’éthique du jazz est, tout à la fois, l’idéal des musicien(ne)s dans leurs activités en tant que créateurs, et les valeurs portées par les oeuvres, dans leurs potentialités d’influer concrètement sur la vie émotionnelle, physique et spirituelle des auditeurs, c’est-à-dire sur leur éthique propre.
Si j’ai fait référence à une image idéale de conduite à tenir, qu’auraient les artistes de jazz, j’ai également pris soin d’évoquer les conditions - psychologiques, sociales, économiques... - dans lesquelles se déploient leurs activités et circulent leurs oeuvres, conditions que nul angélisme ne doit conduire à idéaliser. La vie est difficile.
Ces définitions et préalables étant posées, il faut considérer que l’artiste de jazz n’est pas une moyenne statistique, un produit intellectuel de synthèse. Dès lors qu’il s’agit d’un art qui évolue depuis un siècle, à travers ce qu’on a pris coutûme d’appeler périodes, écoles, styles... et donnant une forte place aux individualités, il en va d’une diversité de situations, de motivations, de talents et de conditions qui rendent impossible de définir l’éthique du jazz comme on décrète un traité de morale ou des règles de vie, de façon normative et extérieure à ses créateurs mêmes. L’éthique du jazz est plurielle et non moraliste.
C’est la raison fondamentale pour laquelle ce livre est entièrement construit sur paroles : celles des musicien(ne)s, en rapportant leurs propos choisis comme témoignant de ce qu’est cette éthique dans sa réalité, subjectivement certes, mais déterminant dans une large mesure les activités comme les oeuvres.
Nous verrons plus loin en quoi et pourquoi, par-delà cette diversité, une éthique cohérente peut se dégager du jazz, pris dans son unité historique en mouvement.
Il est donc ici question de définir une éthique du jazz à partir de propos choisis : comment ?
Pas plus que les musicien(ne)s de jazz ne présentent des personnalités dont on pourrait faire la moyenne - en construisant une sorte d’animal de laboratoire ethno-anthropo-psycholo-économico-philosophico-musical... tel qu’il sert de cobaye pour certains commentaires ou propos théoriques - pas plus le jazz lui-même n’existe hors du temps et de l’espace, des conditions de son époque. Ni anonyme ni de nulle part, le jazz est toujours la production humaine d’individus ou groupes, en un lieu, en un temps situés. Ce qui conduit à s’interroger sur la nature de son universalité. Sous quelques formes, lattitudes et qualités qu’il se présente, et qu’il nous plaise ou non, en un sens : le jazz est toujours de son temps. Ce qui pose la question de sa modernité.
Je vais donc tenter, dans une première partie, de cerner quelques problèmes posés par le jazz à l’éthique, telle que peuvent en avoir ne serait-ce qu’une intuition ceux qui l’ont quelque peu fréquenté, par la pratique, l’audition en concerts ou en disques, l’écriture et la lecture d’articles ou de livres : pour ceux qui ont aimé et aiment encore le jazz. Pour ceux qui veulent le découvrir ou l’approfondir.
Convaincu, comme le souhaitait Alain GERBER dès 1972, que la « critique » ne peut-être que « plurielle », je ponctue ma réflexion et ces paroles musiciennes de nombreuses citations :
- de ceux d’abord qui ont su écrire le jazz comme j’aime le lire, et pour lesquels le qualificatif de « critique », loin de ses dérives, avait encore quelque profondeur.
- de ceux - théoriciens critiques, philosophes, peintres, écrivains ou poètes - dont les écrits ont étanché ma soif de comprendre ce temps, m’ont aidé à vivre.
Une fois cerné ce versant problématique de notre affaire, une seconde partie présentera les réponses positives, par les musicien(ne)s eux-mêmes. Elle constitue le corps (qui porte l’âme) du livre.
Quels musicien(ne)s ?
Hé bien nous verrons qu’une éthique peut se dégager de caractéristiques très tôt acquises par le jazz, et qui se transmettent tout au long de son histoire et de ses évolutions. Ce ne sont pas nécessairement les spécificités que l’on met le plus souvent en avant. Il est logique par conséquent de faire parler les musiciens et musiciennes de tous temps, depuis les origines jusqu’aux récents développements.
Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens.
Proverbe chinois.
Ce livre ne cache pas ses ambitions.
Il est d’abord une tentative de faire percevoir ce qu’est le « jazz », la substance de cette musique. De relier ce qu’il est devenu à ce qu’il a été, pour comprendre ce qu’il peut devenir. Non pas en substituant les mots aux choses, des phrases à la musique elle-même, mais en interrogeant la pensée de ses protagonistes, depuis les origines jusqu’à ses développements récents, dans les flots continus qui déversent le plaisir et le sens, depuis Jelly Roll Morton et Louis Armstrong jusqu’à ...
Un premier fil rouge que ce livre déroule en spirale ascendante, c’est celui de la permanence et de la transformation d’une éthique qui s’invente dans le jazz en tant qu’art collectif d’un type historiquement nouveau, porteur esthétiquement de la mémoire et de la présence d’une communauté pour libérer son humanité. Si l’art du jazz voit s’achever son adolescence historique - le jazz spécifiquement afro-américain et ses entours - il recèle de vives potentialités pour les temps qui s’ouvrent aujourd’hui, dans le champ esthétique et son renversement dans la vie. Le jazz crée un lien, à travers toute l’histoire de l’humanité, entre la première civilisation - africaine - et celle de demain.
Une seconde approche est celle de l’inscription du jazz dans le champ politique : en quoi le « jazz », comme poétique, parlant au politique, peut l’inspirer. J’adopte ici le point de vue de la critique situationniste, avec le concept de Spectacle (Guy DEBORD, Raoul VANEIGEM), et celui de la théorie critique de Michel HARDTet Antonio NEGRI, avec les concepts d’Empire et de multitude, afin de voir comment les « jazz » actuels peuvent s’inscrire dans le contexte de la mondialisation, en portant leur éthique, comme « jazz de la multitude ».
J’essaye en permanence de tisser ce niveau « micro », poétique, et ce niveau « macro », politique.
Ce livre n’apporte pas de solutions. Il pose des questions. Il cherche les bonnes questions. Pour les sortir de l’ombre où les discours sur le jazz empêchent de l’entendre dans sa lumière.
Il n’est pas une thèse, au sens universitaire d’une recherche approfondie et rigoureuse voulant tenir une réalité dans un exposé théorique. Il refuse la pensée cloisonnée, et relève davantage de l’intuition théorique, du flair poétique, que d’une prétention « scientifique ». Il est un geste engagé qui lance des bouteilles à la mer des recherches interdisciplinaires à ouvrir, en sciences et pratiques humaines : sociologie, psychologie, esthétique, musicologie... activités artistiques, sociales et politiques.
Le principe d’écriture relève d’une construction à la Facteur Cheval. C’est une mise en rotation de plusieurs approches prenant la pensée dans des tourbillons spatio-temporels : éthique, poétique, politique ; Europe, Afro-Amérique, Afrique, Monde ; origines, présent, perspectives ; philosophie occidentale, pensée orientale, art, sciences humaines, etc.
Seule la musique peut répondre aux problèmes musicaux. Mais, dans l’exacte mesure où elles sont humaines, les questions comme les réponses surgissent dans un contexte et sous des conditions historiquement déterminées, individuellement et collectivement.
La musique est dans la vie comme la vie est dans la musique. Elle nous parle.
Dans la poétique dont le jazz invente une musique, circulent en tous sens éthique, esthétique et politique.
Si, comme l’affirmait Karl MARX, « un problème bien posé est à moitié résolu », gageons que les musicien(ne)s, qui sont « à la production », contribueront par leur propos - comme ils le font avec leurs musiques - à dessiner pour le lecteur, entre hier et demain, les contours d’un art et d’une vie dignes des plus hautes exigences et de nos plus humains espoirs.
Remarque du 9 mai 2006 : il y a logiquement, dans "Jazz et problèmes des hommes" (dont le titre n'est pas pour rien un détournement de celui d'André Hodeir en 54 "Hommes et problèmes du jazz") des passages que je n'écrirais pas aujourd'hui de la même manière, notamment ceux où j'emprunte le concept de Multitudes de Toni Negri/ Mickael Hardt sans m'appesantir sur sa connotation relativement à une détermination de classes (d'où le texte "Jazzitude, éthique... pour la Multitude"). Cela ne changerait pas au fond le sens de ce travail, qui échappe à toute politisation de par sa structure même (faire parler ceux qui ont produit cette musique dans leur histoire), mais cela en clarifierait les tenants et aboutissants théorico-éthico-politiques