Une rose, sous un autre nom même, gardera son parfumouïes et nons d’un nom
William Shakespeare, TrA
Et d’abord comme si c’était appeler les choses
Par un nom qui leur ressemble et qui n’est pas le leur
Et soudain comme si c’était appeler les choses
Justement de ce bizarre nom qui est le leur
Louis Aragon
Le jazz ne peut être limité par des définitions ou par des règles ; le jazz est avant tout une liberté totale de s’exprimer, et si une seule définition de cette musique est possible, c’est bien celle-là.
Duke Ellington, TrA
Le jazz ne meurt que de définitions qui le tuent. De mots usés pour des formes datées qui lui rendent la vie impossible. Le jazz n’est plus possible104 quand il est pris au piège de son nom par sa pseudo-critique. Celle qui n’est critique qu’au nom d’un pseudo : jazz. Celle qui fait les seuls vrais « morts du jazz » : ceux qui l’instant d’avant pleuraient sur leur jeunesse. Ceux qui n’ont pas voulu que le jazz leur survive. Ni la musique ni le concept. Voilà pourquoi de n’avoir su trouver que les mots pour le tuer, la soi-disant critique elle-même s’est tue. Le jazz l’a eue à l’usure des sillons. L’a laissée au tapis. Elle y fait ses pipis, encoffrée dans ses intégrales. Pour elle il a vécu ce qu’ont duré ses bulles. Elle s’est satisfaite et vautrée dans les apparences : jazz égal black, jazz égal swing, jazz égal impro, jazz égal art, jazz égal quatre-temps, jazz égal tension-détente, jazz égal ceci ou celà... et, pour finir, jazz pour « combler le vide de l’Occident ». Comme s’il n’avait eu que ça à faire...
Les historiens d’art sont les véritables assassins de l’art, si nous écoutons un historien d’art, nous participons à la destruction de l’art, lorsqu’un historien d’art entre en scène, l’art est détruit, voilà la vérité.
Thomas Bernhard, écrivain, 1985
Comme l’amour interdit pas les Papes, le jazz est libre et sans égal. Ne vit que de ses différences à lui-même, que traverse et relie son éthique. Il ne meurt pas où demeure son éthique. Son don d’amour. Son faire du son. Dont le jazz bande.
Mon plaisir n’a pas de nom
Raoul Vaneigem, 1967
Le jazz invente l’art nouvellement105.
Il est accouché contre ses contraintes par la communauté noire américaine, que portent son ontologie existencielle de mémoire africaine et son identité nouvelle à libérer.
Il est arraché par ses créateurs à leurs conditions, en combat séculaires, en tant qu’art. Juste vainqueur, il rejette son gant à l’idée d’Art en Occident, la fait trembler sur ses bases ainsi que dans ses fins la modernité. Car il donne le branle au sujet, mettant en transe, en danse et en émois de multiples rapports : l’individualité créatrice dans le groupe; l’oeuvre forme-sujet d’un art moderne collectif; l’art et sa place dans la vie des humains ensemble.
Le jazz n’est pas seulement la musique moderne d’un peuple telle que la voulait Bartok : il en est la musique dans, par et pour ce peuple, qui l’offre à tous les autres. Oeuvre créolisée des sujets noiraméricains qui enfantent ce cadeau au Tout-Monde106.
Il faut vouloir être avec l’autre.
Eddy Louiss, musicien, 1999
Le jazz est un art moderne singulier. Il ré-invente le(la) musicien(ne) comme artiste et l’annonce plus moderne encore que le peintre seul, l’écrivain seul , le poète seul... parce qu’il naît dans le vivant de la relation.
Si on donnait une chance à notre musique à la télévision et sur les grandes ondes, vous seriez surpris du nombre de personnes que ça intéresserait.
Lee Morgan, musicien, 1970, TrA
Le jazz veut être élitiste pour tous107. S’il ne peut ce n’est pas sa faute. C’est par défaut. Défaut d’ouïr et de jouir dans le spectacle qui fait marché de tout et vole sa musique à la multitude. Censure qui vend l’éphémère et son bruit. Failles d’un monde injuste où le jazz glisse un art nouveau, mais hors de l’ordre occidental de l’art - de sa musique savante écrite, dont l’oeuvre repose sur les figures séparées du compositeur et de l’interprète, que relie la partition. Car le jazz n’est fidèle à l’écrit qu’en se trahissant, en se travestissant se vendant corps et âme : la musique l’emporte sur les notes, la vie sur l’écriture, comme les choses sur les mots. Sauf par le poème108.
Il me semble que l’audience, en écoutant, accomplit un acte de participation.
John Coltrane, musicien, 1966, TrA
Le jazz est un art moderne collectif à vocation communautaire. L’oeuvre de groupe en temps réel libère les musiciens, solistes ou non. Dans le réel de leur temps, ils expriment leurs individualités par l’improvisation, cet oublier/savoir, tout en élaborant un son d’ensemble à travers écoutes et réciprocités. Ils font vibrer et vivre la musique d’émotions personnelles comme d’un présent déjà futur commun, partagé dans la performance109 avec une assistance motivée. Le jazz est un art moderne de la transe. Un art transmoderne. Universel ? Oui, si de lieux et moments situés, les oeuvres déjouent le spectacle pour mettre en jeu la vie.
Je préfère désormais relativiser l’expression World Music comme la musique d’aujourd’hui des nouvelles générations de fils d’immigrés, qui ont intégrer les outils et la culture de la modernité pour s’approprier et faire connaître la tradition de leurs parents. Cela préfigure l’apparition d’une nouvelle identité qui n’est ni celle d’un passé « ailleurs », ni celle de l’Occident aujourd’hui.
Nguyên Lê, musicien, 2001
Par ses spécificités tenues ensemble, le jazz porte une éthique artiste créolisée. Il fait musique de la vie et vie de la musique. Avant-hier dans la négritude américain, hier s’ouvrant au monde, s’offrant aujourd’hui comme poétique à la puissance créatrice des multitudes en conscience dans l’Empire : démarches artistiques, professionnelles ou de recherches, sociales, associatives ou politiques, localement actives pour une nouvelle civilisation mondiale.
La jazzitude offre à la vie ce que le jazz donne par la musique.
La jazzitude est la conscience créolisée commune aux musiques et à l’art de vivre qui prolongent l’éthique de l’art du jazz.
La jazzitude se propose comme poétique pour enchanter la politique de la multitude libérant l’homme au monde.
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104 Michel-Claude Jalard : Le jazz est-il encore possible ? 1986. Voir note 27, 34...
105 On aura compris que dans ce texte, jazz vaut pour tout ce qui s’en suit, ou suit le même chemin, dans la diaspora afro-occidentale, afro-asiatique etc. la question n’étant pas ici celle des classements en genres musicaux, réservés aux experts.
106 Edouard Glissant, Tout-Monde, 1990
107 Formule de Jean Vilar (fondateur du Festival d’Avignon) dont hérite Antoine Vitez : « un théâtre élitaire pour tous »
108 Où les mots disent les choses sans détour, et qu’aux deux extrêmes du langage, on trouve parfois au quotidien mais pas toujours dans la poésie qui se donne pour telle.
109 Lucien Malson, Gilles Mouëllic... ont mis en avant la notion de « performance » à partir des travaux de Gérard Genette, inspirés par la philosophie analytique anglo-saxonne, au prétexte qu’il serait le seul théoricien de l’esthétique à s’intéresser au jazz (ses goûts sont arrêtés au be-bop). Il rapproche le jazz des « arts de la performance » au XXème siècle. Mais on trouve cette idée dans des études faisant le lien entre le jazz et les musiques traditionnelles africaines (Portia Maultsby African retentions in African American Culture).