Ce mince fil d’une éthique comme poétique, d’une poétique comme éthique et politique du sujet, paradoxalement, rien ne l’a plus effacé que l’ostentation néo-avant-gardiste à la française, dans ces trente dernières années, d’une alliance entre révolution politique et révolution poétique.Quatre-quatre : en anglais, fours, poursuite (Chase) de solistes enchaînant des improvisations de quatre mesures
le politique du jazz
Henri Meschonnic, 1995
Balayons les ambiguités, les beaux et faux semblants et la mauvaise conscience des tartuffes qui font de la révolution un enjeu de papier.
Le jazz ne fait pas musique de la politique. Le politique ne fait pas l'art. Ne peut. L'artiste de jazz part et parle de ce qu'il est dans la vie, dans l'instant où il le met en jeu. Mais son oeuvre ne porte pas ses idées politiques ou s’y noie en tant qu’art50. Le jazz n’est pas plus dans le contenu que dans la forme.
La musique n’est que votre vie exprimée avec des sons.
Steve Coleman, musicien, 1999, TrA
Tout peut faire jazz: l'amour à la franquette, le maïs transgénial, les yeux du voisin ou la chatte siamoise, le cha-cha rue de Lappe ou les fillettes assassinées d’Alabama51, un massacre intégriste ou sur la main un papillon... le politique pourquoi non ?
Le jazz part d'où il veut et il arrive ailleurs, s’il se fait art. Le jazz parle, bien assez pour discuter le langage musical selon la musicologie. Le jazz parle comme un tambour africain : il n'est plus le jazz s'il est interdit de parole, s'il s'interdit la parole52. Le jazz n'est pas le jazz s'il n'a rien à dire. Qu’il ne dit d’ailleurs pas. Qu’il fait. Poème.
Le jazz n'est pas réactionnaire parce qu'il est blanc, ou riche, ou swing pour faire danser53. Revivalisé, empâté, lu tout cuit, oui. Par définition. Le jazz fait du neuf avec du frais, pas du réchauffé. Il ne repasse pas les plats.
Le jazz est moderne depuis le début. Free depuis le début. S'il n'est pas libéré, il ne joue pas le jeu du jazz. Il joue au jazz. Il est déjoué. Refait ? défait. L'oiseau fait cui-cui. Refaire le Bird54 est cuit. Rien de plus faux qu'un "Realbook »55. Le vrai est un moment du faux 56.
... une fleur est la chose la plus politique qui soit, parce qu’en la considérant, vous comprenez qu’elle fait partie des révolutionnaires de ce monde.
William Parker, musicien, 1997
Le jazz n'est pas révolutionnaire d'être free, engagé, enragé, dérangeant57. Le jazz est toujours révolutionnant ou n'est pas, n'est pas art. Il est politique dans sa geste, son accouchement, son don et son partage poétique. Politique dans l'urgence d'exprimer un moment de vie, individuelle ou collective, présent déjà futur. Politique d’ouvrir la fenêtre aux possibles. Politique d’oser la création ensemble et les plaisirs tous azimuts. Politique contre la satisfaction de la vie consommable, cultivée sous étiquette, markétisée accumulable, impasse des catastrophes pourtant vendue en rêve aux rejetés de la survie. Politique d’être une activité, pas un produit. Politique du je est un autre qui transe-forme le monde. Politique de faire son/don d’espoir. Et bien sûr politique, de l’autre bord, s’il n’en fait rien. Le jazz change la vie quand il libère l'esprit.
La musique est bonne pour l’esprit. Elle libère l’esprit. Seulement en l’écoutant, vous vous découvrez vous-même davantage (...). Et je crois que la musique peut changer les gens.
Albert Ayler, musicien, 1966, TrA
C’est en cela que l’art est politique et le jazz plus encore, d’être au présent et collectif. Lieu musical de l’espoir, il manifeste un enjeu d’avenir58. C’est en ceci qu’il est censuré59 quand le spectacle en fait marchandise. Encore faut-il, au-delà d’en écouter, l’écouter pour l’entendre.
La fonction de l’artiste est de faire face au monde et par conséquent ne cesser de le contester.
Jean Dubuffet, peintre
Où l’on s’efforcera d’éviter - pour s’en servir ou m’accuser - un contresens : enrôler la musique. En d’autres termes, il n’est pas question ici d’instrumentaliser le jazz.
La création importe moins que le processus qui engendre l’oeuvre, que l’acte de créer. L’état de créativité fait l’artiste, et non le musée (...). La créativité est par essence révolutionnaire.
Raoul Vaneigem, 1967
Voir depuis : Jazz et communisme, 2003, et Jazz, communisme, et improvisation : retour sur un parallèle, mai 2006
BREAK TOO
jouer jouer
Nous allions dans les jardins d’enfants. Dans les écoles (...). Nous allions dans les maisons de personnes âgés et les hôpitaux pour jouer. Tout cela était gratuit, nous ne faisions pas payer un sou.
Horace Tapscott, musicien, TrA
Le jazz ne fait pas carrière. Renonce pour choisir. La musique ou la cellophane au violon dingue de l’argent. Qui vient ou ne vient pas. Le jazz rend riche ou pauvre toujours riche d’en être ou d’en renaître. Il rend parfois la vie difficile60, mais toujours le bonheur en retour. On ne fait pas du jazz pour en (sur)vivre. On ne l’apprend pas de l’école. Ne le gagne pas sur concours. Il ne montre pas ses papiers ses diplômes son grade. Se moque des experts. Des titres. Ne confère pas fonction. N’installe pas d’élite. Il n’est que d’être instable. Hors de prix. Sans palmes. Bonnes pour les palmés, les honneurs d’Etat ou les académies. Des palmes, si : pressées en Vin de jazz61.
Vous ne devez pas faire de compromis. Je ne peux pas faire de compromis.
Betty Carter, musicienne, 1989, TrA
Le jazz est performatif. Preuve par jouer. En jouer. Enjouer. Mettre en jeu. En joue. En danger : d’être joué par mon jeu je joue. Le jazz n’est pas jouet. Ni tricher. Jeu de l’homme qui glisse ses enjeux dans le grand jeu du monde62. Il joue la fente et feinte pour toucher. S’insère par effraction ou par surprise dans les failles : tissus, cassures, défauts de la cuirasse. Refuse l’infaillible. Se risque ou bien ne risque pas d’en faire du vrai, ce non-envers du faux, enfer sans défaut. Le jazz est voué à l’imparfait présent du futur conditionnel. Meurt dans le parfait conditionné. On ne fait pas de jazz sans casser les deux.
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50 Luigi Pareyson, Conversations sur l’esthétique, 1966 : L’art peut proposer un but social, et tendre à la diffusion de certaines idées religieuses, politiques, philosophiques (...). Dans ce cas il ne s'agit pas de buts qu'il faille poursuivre par l’art, mais de but que l’on peut atteindre dans l’art, de sorte que ce n’est pas que l’art ne parvienne à être art que s’il réalise ces buts, mais plutôt que l’art réalise ces buts justement parce qu’il parvient à être art.
51 En 1963, à Birmingham/Alabama, une bombe dans une église tue quatre fillettes. John Coltrane leur dédie ce morceau.
52 Les tambours et instruments de musique portant loin étaient interdits par les maîtres aux esclaves, en Amérique du Nord, car ils s’en servaient pour communiquer, et donc pour les évasions, rebellions, révoltes, maronnages...
53 C’est un peu ce qui ressort de FreeJazz/BlackPower (Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, 1971), finalement assez proche, par son « gauchisme esthétique » (Eric Plaisance), du réalisme socialiste stalinien de Jdanov. Voir note 91.
54 The Bird, surnom de Charlie Parker, saxophoniste originaire de Kansas City. L’un des inventeurs du be-bop, qui bouscule entre autres par le blues les « règles » mélodico-harmoniques de l’improvisation.
55 Real Book : Recueil de partitions établi plus ou moins légalement par des élèves du Berklee College of Music, regroupant des standards et thèmes de jazz, avec de nombreuses erreurs de relevés, qu’on entend jouées assez fréquemment. La fausseté dénoncée ici ne tient pas à ces erreurs, mais au type d’apprentissage voire de pédagogie qu’il aura servi.
56 Guy Debord : La société du spectacle, 1967
57 A cet égard, la reprise aujourd’hui de formes du free-jazz est, du point de vue de l’art, aussi suspecte que les revivals New-Orleans, Be-Bop... : un Free back Power de l’impuissance. L’académisme d’une transgression.
58 A rapprocher du fait que les jeunes Noirs des ghettos sont coupés du jazz, qu’ils ne le connaissent plus, ne le jouent plus. Une des raisons pour Archie Shepp de revenir au blues. Cf le thème de l’espoir dans Harlem, de Eddy L. Harris, 1996.
59 Censure au demeurant concrète, y compris dans les formes ses plus abordables, sur les grandes chaînes de télévision.
60 Frank Kofsky, Black Music, White Business, 1997 : L’essence de l’économie politique du jazz n’a jamais été posée avec plus de concision que dans cet aphorisme d’Archie Shepp : Vous possédez la musique et nous la faisons. Les revues sont excessivement discrètes sur ces aspects socio-économiques. C’est un autre façon de sortir le jazz, la musique, de la vie.
61 Emmanuel Dongala : Jazz et Vin de palme, 1999
62 Kostas Axelos : Le jeu du monde, 1969