Voir d'avant, février 2002 : le politique du jazz. Voir depuis, mai 2006 : Jazz, communisme, et improvisation : retour sur un parallèle
Poétique/éthique/politique pour la Multitude / Esquisses nouvelles (1)
Il est très difficile de parler du jazz à qui n'en connaît pas. Ne l'a pas connu. Au moins une fois. Au sens biblique. A qui ne l'aime pas, ou l'aime seulement comme musique. J'aime le jazz. Mon amour du jazz est infini. Absolu. Incommunicable. Ancien et toujours neuf dans sa fidélité. Même partagé, ce ne serait pas celui d'un autre. Le même. Chacun le sien. Le jazz transforme. Il change un homme/une femme/un enfant comme une femme/un homme/un enfant changent leurs vies par la réciprocité de l'amour. Le jazz apprend à vivre autrement. Par le jazz je suis un autre. Renaissances. Métamorphoses.
Les amateurs de jazz sont insupportables. Les connaisseurs de jazz sont insupportables. Les critiques de jazz sont insupportables. Indispensables au jazz, pour qu'il existe et se diffuse, pour le faire découvrir ou aimer, pour partager ses désirs et plaisirs, mais faisant écran entre soi et le jazz, trahissant la relation poétique. Il est impossible de dire le jazz sans l'écouter lui et les siens. Sans le vivre. Sans s'y donner comme il vous donne. Sans en faire une question vitale. Poétique, éthique et politique. Un texte sur le jazz ne sera jamais que de la littérature parlant de jazz. Bonne ou mauvaise. Je n'ai pas envie de vous parler du jazz comme catégorie musicale. De vous parler des styles de jazz. Des époques, écoles, esthétiques, histoires, sociologies, techniques musicales ou instrumentales, musicologies du jazz. De tel ou tel musicien-ne. Tout ceci est incontournable, et tout a été dit par des experts. Ceux-là mêmes qui ont fait connaître et diffusé le jazz en France, pendant trois-quarts de siècles, avec leurs commentaires éclairants et passionnés, leurs conflits passionnels. Mais attention. Les histoires du jazz sont les plus mensongères des histoires. Les françaises sont particulièrement moisies de vérités mensongères, masquées de fausses guerres entre spécialistes. Le paradoxe est que la France fut et demeure une des plus terres les plus accueillantes pour le jazz et les siens. Paris un de ses centres les plus vivants avec les hauts et chauds foyers états-uniens. Les contacts entre musiciens et 'critiques' n'ont pas manqué de grandes qualités humaines et intellectuelles. Pourtant, quelque chose a été raté. Avec des points aveugles jusque dans la dénonciation de 'taches aveugles'. Cela tient certes au manque de recul pour écrire l'histoire, quand on a le nez et les oreilles dessus. Mais cela tient surtout de la posture que l'on adopte pour étudier un objet culturel, quand on utilise des critères qui lui sont étrangers. Cela tient de limites idéologiques.
C'est d'abord la question du regard que pose l'Occident sur les Autres, malgré les interpellations déjà anciennes d'un Michel Leiris ou de ses amis fondateurs de 'Présence Africaine'. Le jazz n'a pas en France son Edwards W. Saïd (Culture et impérialisme, Fayard 2000). musique afro-américaine du point de vue de ceux qui l'ont faite. La jazz n'a pas en France son Edouard Glissant ou son Raphaël Confiant pour dire le jazz comme la créolité caraïbe, du point de vue de ceux qui l'ont créée comme langage, comme oralité. La critique afro-américaine apporte ses ruptures, grâce à Leroi Jones, poète et dramaturge, mais demeure longtemps marquée par le nationalisme noir, l'afro-centrisme, l'esprit de la Négritude qui hérite du mouvement de la Harlem Renaissance, dans les conditions de la décolonisation. Glissant a dit l'inertie afro-américaine du multiculturalisme relativement à son concept de créolisation du monde, dans une interview à 'Regards' que j'avais apportée à Multitudes-Info.
C'est en même temps la question esthétique. Reprise en France dans les années soixante, cette critique ethnocentrée n'échappe pas au 'gauchisme esthétique' relevé alors par Eric Plaisance dans la Nouvelle Critique. Elle n'échappe pas à l'eurocentrisme. Réédité récemment "Free-Jazz / Black Power" de Philippe Carles -actuel rédacteur de Jazz-Magazine- et Jean-Louis Comolli, des Cahiers du cinéma, passe encore pour une approche 'marxiste', alors qu'elle est finalement plus proche des thèses du 'réalisme socialiste', chez des auteurs qui n'avaient pas de mots assez durs contre les 'staliniens'. Etonnant, dans la mesure où les marxistes hétérodoxes avaient de longue date sorti la relation philosophie politique-esthétique de son impensé chez Marx. Et même le PCF, avec le 'Comité central d'Argenteuil', grâce à Aragon, n'en était plus là, officiellement. Que l'on pense aux débats des 'Avant-gardes', à l'Ecole de Francfort, à Brecht, à Walter Benjamin, aux Surréalistes, à Henri Lefebvre, et surtout, à l'époque, aux situationnistes. Debord grâce à Lefebvre en 1965 après les 'Emeutes de Watts', Vaneigem dès le 'Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations' en 1967, ont de fortes intuitions relativement à l'afro-américanité et pour le second, explicitement, à ce que porte le jazz.
Il y a donc un double problème, pour parler en France du jazz, qui n'est pas un art purement occidental : du côté de la nature de l'art, et du côté de ses Autres, qui ne sont pas ses hôtes. Le ratage est double, relativement aux 'arts populaires', et relativement aux 'arts' des autres de l'Occident. Ce ratage, le discours dominant sur le jazz le partage avec le 'communisme historique', qui manque le peuple, la race, le corps sexué. Dans le moment où précisément l'art occidental entre en crise. Adorno lui-même n'y échappe pas. Boulez dans son sillage sera ailleurs. Pourtant Stravinsky, Bartok, Varèse, Kurt Weill, Hanns Eisler et Gyorgy Ligeti seront plus lucides. Plus récemment l'esthéticien Henri Genette n'y échappe pas, dans ses goûts arrêtés au be-bop, avec son approche du jazz comme 'art de la performance', son plombage par la philosophie analytique, et son ignorance de 'l'ontologie africaine' (Senghor mieux que Césaire), et de ce dont le jazz hérite de la fonctionnalité sociale, mythique, écologique, des arts africains, et dont se créolise sa poétique libérante. Armé de sociologie, de science politique et de linguistique africaine, Denis-Constant Martin, et le musicien Didier Levallet, n'y échappent pas dans leur étude : 'L'Amérique de Mingus, musique et politique : les "Fables of Faubus" de Charles Mingus." (POL 1991)
Le musicologue André Hodeir (Hommes et problèmes du jazz, 1951, réédition Parenthèses 1981), tout en conférant au jazz ses lettres de noblesse, pour le sortir du dédain que lui portent les amateurs de musique savante, commet la double erreur d'utiliser une grille de lecture culturellement et musicalement occidentaliste, inapte même à rendre compte de la musique qu'il entend défendre, celle de Duke Ellington et Charlie Parker. Son intention de sauver le jazz par l'écriture ne pouvait qu'échouer, malgré ses résultats. L'intelligentzia d'après-guerre qui s'exprime dans les 'Temps modernes', de Sartre, avec Lucien Malson, plus tard dans les 'Cahiers du jazz', adopte cette posture dans une double guerre, entre passé et futur, pour le 'jazz moderne' contre le "Pape" du 'jazz classique', Hugues Panassié, plus tard contre ceux qui prennent le parti du free-jazz. Il n'y a pas de 'jazz moderne'. Tout le jazz est moderne. Il n'y a pas de 'free jazz'. Tout le jazz est free. Il est free d'être libre parce que libérant. Contre 'la fin de l'histoire' mise en idéologie post-moderne, et contre Michel-Claude Jalard ("Le jazz est-il encore possible ?" Parenthèses 1986), oui, le jazz est et sera toujours 'possible', avec ou sans son nom. Mais la crise de la critique française sera telle qu'un Alexandre Pierrepont, dont l'acuité à la tension a soutenu l'attention dans 'Terres de feu', sa chronique pour Jazz Magazine, quittera cette revue qui n'aura ni su ni pu échapper à la post-modernisation marchande et publicitaire de l'objet dont elle porte le nom.
Le jazz n'est pas dans ses formes musicales, ou plutôt il n'y a pas de formes musicales pour définir une 'essence du jazz' (André Hodeir) qui traverserait son histoire par une permanence de nature esthétique. Le jazz n'est pas dans sa seule composante nègre ni dans un métissage. Le jazz n'est pas 'the Great black Music' ni 'une esthétique du 20ème siècle' (Gilles Mouëllic, 2000). Le jazz certes n'est pas africain, mais son héritage africain résiste au révisionnisme d'un René Langel (Le jazz orphelin de l'Afrique, 2001).
Comme pour la théorie et la pratique (bio)-politiques, il s'agissait de renverser la perspective critique, en se plaçant du point de vue de ceux qui font les choses. J'appuie ces convictions critiques sur ma fréquentation de trente-cinq du jazz. Par l'écoute, les lectures, un rien de pratique de la composition et du groupe de jazz. Je les appuie surtout sur un travail de recherche et de compilation de témoignages de centaines de musicien-ne-s de toutes époques, sans lesquelles je n'aurais pu écrire ce texte, que je voudrais lisible par ceux qui ne connaissent pas cette musique. J'ai décidé un jour de mettre au centre la chose, non son nom, ni les discours sur la chose de ceux qui ne la font pas, mais la communauté humaine qui l'a engendrée. De ce point de vue, les greffiers français du jazz sont des assassins du jazz. Les preuves existent, pour mémoire, à historiciser. Aujourd'hui, je ne veux retenir que la source, le trésor de paix dans lequel puiser de quoi écrire autrement le jazz, que ses meilleurs 'critiques' m'ont fait découvrir et aimer par-delà leurs mensonges et leurs surdités, privés que furent parfois même les meilleurs d'une troisième paire d'oreille pour entendre l'autre monde des jazz, le monde des autres dans le jazz. Oui, des 'historiens' et 'critiques' français du jazz auront été, 'à l'insu de leur plein gré', des assassins du jazz. Mais parfois, des assassins ne méritent d'autre peine que la souffrance de leur crime passionnel ou dément, et le pardon du temps. Il faudra sans doute attendre longtemps encore pour lire en français une 'histoire des jazz' vraie, parce qu'il y faudrait une ou des plumes créolisées comme leur sujet, porteuses de son éthique, des plumes armées d'une politique de la multitude, trempées dans la poétique du jazz.
Venez chez moi, je vous jouerai un disque. Peut-être. Nous danserons. Sûrement. Si vous ne voulez pas, tant pis. Moi oui. Il n'y a pas de jazz sans corps comme il n'y a pas de corps sans âme. Le corps et l'âme du jazz sont nés de l'histoire d'êtres humains comptés et vendus comme des bêtes, transportés sur une terre étrangère pour y servir l'invention du capitalisme. Le corps et l'âme du jazz sont accouchés de la longue créolisation qui construit une identité nouvelle au 'Nouveau-Monde', dans un processus de relations toujours conflictuelles : économiques, sociales, raciales, religieuses, symboliques, corporelles, sexuelles, culturelles... entre dominations et libérations, appropriations et détournements, acculturation et marronnages.
Le jazz ne cherche pas ses racines africaines. Il trouve dans ces racines, réelles ou symboliques, et dans la clôture de rencontres dominées par la violence, les voies d'une évasion, d'une fuite à l'intérieur de ce qu'il fuit : des territoires qu'il n'a pas choisis. Le jazz fomente sa déterritorialisation dans l'espace-temps de sa présence au présent, en inventant sa moderne modernité, par l'improvisation collective, l'oublier-savoir de ce que chacun sait, dans l'écoute réciproque, pour fabriquer le son commun. Le jazz se génère comme différence à lui-même. Il dégénère dans l'identique. Le jazz perd sa modernité et se perd en tant que jazz dans la folklorisation des revivals sclérosés, les académismes, comme dans la post-modernisation qui signe de son nom 'jazz' sa mort comme marchandise, dans sa reproduction standardisée par un enseignement stéréotypé de la virtuosité, un esthétisme de l'art pour l'art. C'est pourquoi le jazz n'est pas dans son nom, qu'il n'a pas choisi et le plus souvent refusé pour se continuer par ses différences.
Le jazz est la succession des empreintes musicales qu'inscrit dans le temps un processus de créolisation, de création d'une identité nouvelle au tout-monde, qui s'invente par la résistance et le dépassement de ses contingences par une poétique, une éthique de libération collective dans les jouissances partagées du jeu et de l'écoute. Le jazz se constitue de sa puissance à être et advenir ensemble, dans le rythme dé-mesuré de sa démesure, par une refondation du temps musical et l'obsession de la matérialité sonore.
Tout musicien de jazz est créole, créolisé par la musique. Le jazz historique -celui du 20ème siècle- n'est lui-même que moments dépliés, refermés, rouverts, multiples et divers de ce processus qui germe dans la cale des navires négriers, se plante au coeur de l'Empire qu'il annonce et dénonce, et se greffe comme un don générant d'autres formes musicales au tout-monde, en d'infinis potlatch rythmant les chants profonds de la Multitude.
Je nomme jazzitude ce qui est inventé et continué, avant, pendant, après le nom du jazz, en tant qu'il le réduit à une succession de formes musicales caractérisées par des définitions musicologiques empruntées à la tradition de la musique savante occidentale.
Je définis la jazzitude comme l'éthique inventée par le jazz (et plus largement les musiques afro-américaines, à voir pour les créolisations musicales des Caraïbes et d'Amérique latines ou des Iles / à voir contre la notion marchande de World-Music). Ce concept serait selon moi à mettre en chantier, pour le penser dans ses implications philosophiques et politiques, jusqu'aux impacts militants et organisationnels de multiples rapports, qu'il convient de tenir ENSEMBLE :
- rapport à une communauté qui cherche sa libération, fuyant à l'intérieur de son territoire imposé
- rapport à l'art en que portant à la fois l'éthique de l'artiste moderne, poétique et politique (Baudelaire/Meschonnic) et de celle d'un art collectif, populaire et savant, portant la mémoire de l'ontologie africaine (Senghor), de la fonctionnalité des arts africains dans sa transformation de l'esclavage aux ghettos en passant par la plantation.
- rapport de l'artiste à ses pairs et au public, dans une création collective au présent, improvisée, de haute densité de savoir, de technique instrumentale, et de capacité d'écoute réciproque dans la relation interne au groupe et externe à l'assistance, conviée à participer.
- rapport du musicien, en tant qu'individu créateur, à l'orchestre et au pré-texte, quand est recherchée l'expression de son individualité au service du son d'ensemble. Le jazz libère le musicien occidental en tant qu'il n'est plus seulement l'interprète d'un compositeur par l'intermédiaire de la partition.
Je tente personnellement de trouver dans la jazzitude la source d'un art de vivre. De vivre libre. Et donc de me libérer. D'être libérant. Libérateur. 'Ma' jazzitude, a valeur pour moi de weltanschaung, de philosophie, d'éthique, de poétique, de praxis, de politique du sujet pour l'oeuvre-sujet d'une (bio)-politique de la Multitude. Le jazz m'a appris une relation poétique au tout-monde. Le jazz est mon communisme par la musique. Et c'est pourquoi j'invite à lire ce texte en remplaçant 'jazz' par 'communisme', pour voir ce que ça fait. Comment ça joue, ce que ça met en jeu, en joue, en enjeux. La classe oeuvrière de la jazzitude, en se libérant, libèrera toutes les autres de leurs gênes.
patlotch, 9 novembre 2003
(1) Texte proposé sur sollicitation de la Revue Multitudes, pour une 'mineure jazz' aujourd'hui en ligne http://multitudes.samizdat.net/rubrique.php3?id_rubrique=444 , ce texte n'y figure pas : on avait cru bon me demander de le corriger d'aspects jugés polémiques... Je conseille néanmoins particulièrement la lecture d'Yves Citton : L'utopie Jazz entre gratuité et liberté, ainsi que celui évoquant Le champ jazzistique en son temps, d'Alexandre Pierrepont, titre que celui-ci avait utilisé pour un numéro spécial 'Jazz et anthropologie', de la Revue L'homme, du collège de France, et auquel je m'étais référé dans JAZZ ET PROBLEMES DES HOMMES
Alexandre Pierrepont fut le seul 'critique de jazz' qui accepta, in fine, de me rencontrer...
C'est sur une sollicitation de Philippe MÉZIAT, un pilier de Jazz Magazine, que j'avais écrit JAZZITUDE, pour une revue à paraître (?) de ténors de la critique française dont le bon Christian BÉTHUNE, de qui je dois encore lire ADORNO et le JAZZ : analyse d'un déni esthétique, voir http://www.agence-livre-auvergne.com/paruphilosophie.htm