DIT DE LONGUES FIDÉLITÉS, mai 2006...
Accès aux rubriques

19 mai 2006. Nouvelle rubrique classée "jazz", dont je ne sais pas ce que j'en ferai sauf l'envie que j'en ai aujourd'hui, et l'on verra pourquoi avec le premier texte, à propos du concert de Sonny ROLLINS à l'Olympia, hier soir.

Le jazz et le communisme, à travers les idées changeantes que je m'en suis (re)construites en les détruisant, sont mes plus longues fidélités.

Mélanges

10 novembre 2006

Lionel LOUEKE, L'ARBRE QUI MONTRE LA FORÊTVIRGIN FOREST Interview 

Photo Brucecmoore

C'est toujours une grande émotion de découvrir un musicien qui défriche des chemins nouveaux pour la musique, particulièrement sur cet instrument multiséculaire qu'est la guitare, dont on pourrait penser que tout a été tiré. Lionel Loueke est d'abord un fabuleux inventeur de sons et de techniques. Musicalement, il est sans doute le premier guitariste qui établit non un simple collage mais un brassage cohérent de musique africaine, rythmes et percussions d'Afrique de l'Ouest, et du jazz, bien au-delà de son histoire guitaristique, qu'il connait cependant parfaitement. Lionel Loueke est certes un virtuose, mais jamais sa technique hors du commun ne fait dans l'étalage et l'esbrouffe, les "plans guitaristiques", signe d'une maturité rare chez un musicien aussi jeune, signe qu'il n'est pas un produit commercial jetable demain par une major company, mais appelé à une "carrière" et sans doute à surprendre encore un public qui devrait s'élargir comme les voix musicales qu'il ouvrira encore. 

Bien que la musique de Loueke soit très aérée, sa relative sobriété ne doit pas tromper, ni sa fascinante maîtrise polyrythmique empêcher d'entendre la richesse de ses enchaînements harmoniques (écouter les chorus en accords dans Abominwé ou Danse des animaux ou le comping sur Moesha). On entend bien que, parmi « trois disques emportés sur une île déserte », l'un serait de Ravel ou Debussy, ce qui du point de vue du jazz, place Loueke dans l'héritage de Bill Evans et Keith Jarret plus que du blues ou du be-bop, paradoxe pour une approche guitaristique devant autant à Georges Benson.

Lionel Loueke, annoncé en trio au Sunside le 9 novembre, est finalement venu seul avec ses guitares, ses pédales d'effets, et les effets inouis de sa voix, à la manière d'un Bobby McFerrin africain. Pour terminer le concert, il a tenté comme lui de faire chanter le public du club de la rue des Lombards, mais la timidité de l'assistance trop française ou trop parisienne n'a pas sans doute pas comblé ses attentes en matière de background, ni celles de ces choristes trop conscients de leur retenue.

De sa guitare il tire des sons qui évoquent tantôt le piano à doigt, la kora, les tambours ou petites percussions, la basse slapée ou la contrebasse (à l'aide d'un octaver), l'orgue (le titre éponyme Virgin Forest) et in fine, la guitare, avec de fortes réminicences de Georges Benson (doublement des lignes de guitare à l'unisson par la voix, évoquant aussi Marc Fosset), et donc de Wes Montgomery, mais aussi d'un Lenny Breau, du côté de la technique picking, ou d'un Derek Bailey pour le traitement sans norme de toutes les parties de  l'instrument : percussions, harmoniques polyphoniques... Sans oublier les incontournables depuis trente ans : Scofield, Metheny, Frisell...

Autre paradoxe et sacré challenge, comme il le dit lui-même, que de venir en solo présenter un disque où il est entouré de son orchestre ou de percusionnistes africains, ou encore en compagnie d'Herbie Hancock. N'ayant pas entendu le disque avant le concert, cela m'a permis de l'écouter autrement après coup : on ne peut croire que certains sons proviennent de la guitare et pas d'autres instruments.

Au Sunside, il donnait pour certains morceaux l'illusion d'un orchestre complet en commençant par enregistrer des boucles de basses et de percussions, sur lesquelles il plaçait ensuite sa guitare et sa voix, ses chansons et ses improvisations. Dans d'autres, purs guitar solos, pur standart, comme ce Body and Soul bluesy ouvrant le deuxième set, il se révélait (pour moi*) comme le guitariste de jazz de l'heure, avec une des versions les plus émouvantes et les plus abouties qu'il m'est été donné d'entendre, tous instruments confondus.

Lionel a joué ce soir deux guitares, une copie Yamaha de Gibson 175 à caisse avec pan arrondi (sur la photo -DR- on voit la simplicité de la "préparation" : une bande de papier glissée dans les cordes près du chevalet); et la Yamaha slg100n, guitare classique à cordes nylon, sans corps, réduite au manche traversant et aux éclisses.

source

*

*

*

*

Lionel Loueke dit qu'il s'établira peut-être l'an prochain à Paris. On ne saurait s'en plaindre.

* Voir le numéro spécial guitare de Jazz Magazine de novembre 2006 (les héros de la guitare), avec cependant l'impardonnable oubli de Nelson VERAS

21 octobre

deborah magdalena live Spoken Soul: A Survival Kit Of Poetry

JAZZ ET PROBLEMES DES HOMMES, 2002 Complément

A partir des extraits de textes et interviews choisis pour mon livre en ligne, je reconstitue ici la liste des sources Internet en anglais, auxquelles je les ai empruntés pour les traduire (Tra). Cela devrait faciliter l'accès aux originaux dans leur intégralité.

(liste en cours d'élaboration) AAMC  (African American Music Collection), African American Literature Online, Africana Studies  (Pittsburg Univ.), All.About.Jazz (interviews Fred Jung), Blue Lake Radio (interviews Lazaro Vega), Chicago Jazz Archives (liens), College & University Jazz Education Programs, Re-Structures (CreativeMusicForum, LinkLibrary)   Dave Wild Wildplace,  Digital Interviews, DownBeat.com, DownTown Music Gallery, DrummerGirlDrummersWeb, Early BluesE-JazzOnline.com,  Encyclopædia Britannica's Guide to Black History, Guitar PlayerInternational Association of Schools of Jazz  (IAJS Dave Liebman) , Interviews of Steve Voce, Interviews of Mel Martin (saxophonistes), JJA Library  (Jazz Journalists Association Library) Jazz Improv', Jazzine.comJazz Institute of ChicagoJazz Journal Magazine, JazzMonthly, JazzOnlineJazzScript, JazzReview.com, Jazz Weekly, MetroTimesDetroit (Jazzarchive), NY Jazz ReportRevolutionnary WorkerSalkLakeTribune (archives), Saxophone JournalTheloniusMonk Institute of Jazz, TrombonesOnline, Vermont ReviewWindplayerMagazine, WNUR 89.3 Jazz Show,

Ne figurent pas dans cette liste les sites de musiciens, ni les sites français. Les autres sources sont indiquées dans Bibliographie...  

Blues Legacies and Black Feminism, Gertrude "Ma" Rainey, Bessie Smith, and Billie Holiday, by Angela DAVIS 1998, chap.1

Abbey

Gallerie41 (ou) « In this clip from a conversation recorded in Los Angeles, California in the late 1970’s, she talks about meeting drummer Max Roach who she tells us played a major role in her artistic growth »

Selected Clips from the Louis Armstrong Jazz Oral History Project  > sept. 96 Descr. data > Charger-écouter  > Transcript : « Billie never came to the stage with a cigarette. She's been maligned ever since she left here. She never came to the cigarette, to the stage, sick with a cigarette, she never came to the stage drunk, she was queen without her court and without anybody to protect her and she used things to dull the pain of her existence. They never talked about how beautiful she was, there's never been a more beautiful woman, physically than Billie Holiday. She sang Strange Fruit when none of the other queens sang it about the murders of the men, the hanging, the lynching of the men in the South. She sang this song, and she sang, she wrote and sang, God Bless the Child That's Got His Own, she was a philosopher »

20 octobre

Abbey Spirited and Spiritual

19 octobre

Abbey Straight Ahead

IndexLOUEKE Lionel
The drummers also talks

Ouvert le 14 octobre 2006

Allons enfants de la batterie / Drummerworld

Art BLAKEY (prendre le temps de charger les vidéos live des Jazz Messengers, avec Bobby Timmons, Lee Morgan, Wayne Shorter; et ? Jimmy Merrit)

Jack DEJOHNETTE  Interview par Ferid Bannour (journaliste à Batteur magazine, avec qui je me suis pris la tête à propos d'un concert de Jarreth où il a bien dormi > Whisper Not, double CD qui en rend compte est à mon avis un des plus beaux hommages aux maîtres du be-bop -Parker, Monk, Gillespie, Bud Powell, Benny Golson, Clifford Brown...- en même temps qu'un chef-d'oeuvre absolu du trio de jazz. Quoi de plus beau de plus chantant et de plus dansant sur une cymbale que les baguettes de Dejohnette ?)

Jazz et bulletins "noirs"

13 septembre 2006

« Christiane Nzinga Taubira affûtée et très Jazz ! »  Extraits : « Le saxophoniste [Jean-Jacques Elangué et son groupe Los Africanos] qui monte offrait un exemplaire de son album concept «Missounga» à la présidentiable très attendue de beaucoup de Noirs et autres Invisibles de la république. Tout un symbole quant on se souvient que Missounga titre éponyme d’un opus à avoir absolument signifie «les tripes», celles que madame la candidate à la candidature devrait se préparer à sortir pour le finish de l’épreuve à venir / Une heureuse confirmation sur ce, Jazz et politique ne sont pas incompatibles au contraire, le premier, longue quête de liberté s’exprime au plus profond de lui dans l’improvisation, les mille routes et chemins de notes émancipatrices autour d’un thème caressé. Mais la liberté, organisée et au service d’un projet collectif n’est-ce pas l’objet ultime de la politique ? » Sans commentaire >>> le politique du jazz.

Je préfère à tout prendre me souvenir de GILLESPIE, en 1972 à Châteauvallon, arborant son tee-shirt « Dizzy for president ! » Y jouait aussi un certain Charles MINGUS > Interview. Lisez donc ça, et si vous ne comprenez pas qu'on ne vote pas, vous ne comprendrez pas non plus qu'on brûle des bibliothèques. Ecoutez plutôt sa musique, elle rend "intelligent".

Jazzmag Aux Etats-Unis, lors des élections présidentielles, voterez-vous ?
Mingus Y a-t-il une raison pour que je vote ? Mon expérience des élections et des référendums ne m’y encourage pas. Même lorsqu’il s’agit du syndicat des musiciens. Je n’aime pas dire ça, mais je hais les votes... Depuis que j’ai vu que des morts pouvaient voter, ça ne m’intéresse plus.[...]

Jazz, communisme, et improvisation : retour sur un parallèle

Retour sur un parallèle : La relation théorie-expérience-action dans les pratiques "révolutionnaires"*, et l'improvisation vs 'improvisation simulée', dans le jazz. Version provisoire, 25 mai 2006.

* ces guillemets pour entendre qu'il n'y a de pratiques révolutionnaires que celles qui font les révolutions.

Je reviens ici sur le parallèle de l'improvisation et de l'action révolutionnaire, déjà abordée dans mes écrits de 2002-2003 (Jazzitude, De la créativité révolutionnaire individuelle et collectiveJazz et communisme).

J'y reviens parce que malgré l'empreinte dans ces textes d'un vitalisme mâtiné de situationnisme de basse intensité à la Vaneigem, qui était alors, en quelque sorte, une  projection idéologique dans la formalisation d'une intuition quant à la puissance de cette analogie, je persiste à penser que ce parallèle est éclairant, qu'il possède une vertu didactique. Les limites sont celles propres à toute démarche analogique, à filer la métaphore sans un minimum de précautions méthodologiques, dans des champs différents. Ce parallèle, je l'avais certes réinvesti fin 2004, mais avec des à-peu-près fortement subjectifs, dans des échanges sur le site (fermé il y a quelques semaines) anticapitalisme.net, d'Isabelle Stengers et Claude Pignarre (politique comme art, communisme comme praxis poétique, oeuvre-sujet, septembre 2004). S'il demeure pour moi pertinent, c'est pour le fond du rapport établi, dans une situation de création en temps réel, entre d'une part ce qui est l'acquis théorique, technique ou expérimental, et d'autre part ce qui se présente de nouveau, d'imprévisible, et qui tient à la réalité de toute action réactive au présent. Il s'agirait par conséquent de valider ce parallèle relativement à l'évolution à ce jour de mes repères dans la théorie communiste. Je tente ici de le reconstruire en ce sens.

Qu'est-ce que l'improvisation ?

Dans le langage courant, il en va d'improvisation comme de surréalisme, on en parle sans savoir ce qu'ils sont, contre ce qu'ils sont ou on été, avec des connotations péjoratives : « ça ne s'improvise pas ! », ou « j'hallucine, c'est surréaliste ! ». Mais justement, pas plus que les surréalistes historiques ne furent (toujours) fumeux, les musiciens de jazz n'improvisent en ce sens commun et vulgaire, quand ils improvisent.

Etablissant alors en 2002 un autre parallèle, avec la poétique selon Henri MESCHONNIC, j'avais défini pour le jazz l'improvisation comme oublier-savoir, sous condition de le savoir, dans la création collective en temps réel (> le politique du jazz).

Dans ces savoir, savoir-faire et savoir être chers au management de la compétence, il s'agit de connaître et maîtriser pour l'investir en l'oubliant au moment de jouer : le matériau sur lequel s'appuie l'improvisation, quand il existe (thème mélodique, grille harmonique, ou autre...), la maîtrise des principes de base de l'improvisation de jazz, la technique de l'instrument, l'expérience du jeu en orchestre, l'écoute réciproque des parties et du tout qu'elles produisent ensemble, comme totalité dialectique, si l'on veut, bien que l'on y chercherait ici vainement ce qui tiendrait lieu ici de contradiction.

Cette condition essentielle du jazz comme musique vivante au présent du présent, et ses implications individuelles, pour chaque musicien, au sein du groupe comme ensemble, peut être interrogée comme "métaphore" de l'action "politique" intégrant la théorie dans une pratique en situation (pas de pratique sans théorie, et réciproquement, pratique dans la praxis cf La lutte de classe est la praxis).

L'« essence du jazz » où elle n'est pas

André HODEIR, en inventant la notion d' improvisation simulée*, à partir de la fonction d'arrangeur/ conducteur d'orchestre (largement inspirée du modèle de Duke ELLINGTON qui utilisait ses musiciens comme palettes de styles/sons singuliers etc. Lire Duke et ses hommes, de Patrick Williams), vient rompre avec cette condition essentielle qui repose sur la liberté de chaque musicien au sein du groupe, pour lui substituer le résultat d'ensemble comme produit d'un écrit à interpréter : une reconstitution de la situation d'improvisation collective où l'écriture est censée « donner à l'oeuvre l'unité architecturale et thématique dont elle a besoin ». Mais quelle est la nature de ce besoin, et quel en est le prix à payer ?

Le fait que l'écriture de chaque partie intègre la personnalité musicale singulière du musicien** auquel elle est confiée ne change rien au fait que cette conception vide en pratique l'improvisation individuelle-collective de sa dimension de création fondée sur la réactivité en temps réel, que ce soit aux événements internes à l'orchestre ou aux événements externes dans la relation au public et avec sa participation. Ce qui est en jeu, c'est la possibilité ou non de réagir aux surprises, à l'imprévu, au non programmé, au non fixé comme objectif final. La surprise n'est pas intégrable, l'imagination est bridée, shuntée. Toute dérive spontanée interdite. Le jazz, André HODEIR, ne lui en déplaise, l'aura vidé de son essence, la cherchant où elle n'était pas, n'est toujours pas et ne sera jamais.

Quel parallèle ?

Si l'on "transpose" cette conception du rapport écrit-improvisé en musique dans celui de la théorie comme guide de la pratique, on obtient le rapport de l'organisation au militant dans les luttes, et la posture subjectiviste/objectiviste dans l'action, c'est-à-dire l'impossibilité de la réactivité en situation, et celle de produire des actions qui s'inventent d'elles-mêmes au présent. On observera différents cas plus ou moins rigides de cette relation, selon les organisations et le degré de discipline auto-consenti des militants, mais dans tous les cas, la posture ne s'inverse jamais, et l'organisation militante est toujours dans un rapport de supériorité aux participants à l'action, à commencer par les militants eux-mêmes, auto-bridés par leur conception de l'organisation. La posture d'avant-garde a beau être déniée, elle est consubstancielle à l'existence (ou à l'utopie) d'un "parti révolutionnaire", et elle l'est dans le même rapport que le compositeur-arrangeur-leader à son orchestre et à ses musiciens jouant ses parties. Elle l'est même en l'absence de parti, dans la posture militante, sous réserve d'inventaire.

Inversant ce rapport, on fera jouer la métaphore de l'improvisation telle que définie plus haut pour l'articulation théorie-pratique dans son approche par Roland SIMON, avec les notions d'enlisement et d'embarquement de la théorie dans les luttes, dites à ces conditions et par raccourci « théoriciennes » (cf Militantisme, objectivisme, subjectivisme...).

Le démocratisme, maladie sénile du communisme

Dans le "programmatisme" et ses avatars, l'action révolutionnaire est au mieux une « improvisation simulée ». Je dis "au mieux", car on peut dans la plupart des cas observer qu'il n'est même pas question de la part des militants syndicaux et politiques de simuler la moindre improvisation. 

A cet égard, la lutte anti-CPE fourmille d'exemples. On peut même considérer que c'est une contradiction propre, interne, au discours sur la démocratie directe, qui ne s'assume que dans les cas où elle a la garantie d'être majoritaire, c'est-à-dire le plus souvent la garantie d'entériner l'ordre établi, de justifier les limites de ce cycle de luttes en les fixant, contre ceux qui tendent à les dépasser, ou du moins à pousser les luttes jusqu'au bout en risquant l'improvisation réelle au sein des contradictions de la lutte telle qu'elle est. Le problème actuel et futur n'est pas la maladie infantile du gauchisme, mais la maladie sénile du démocratisme***.

L'immédiatisme selon Théorie communiste serait en quelque sorte, à l'inverse, une improvisation spontanée mais ne sachant pas ce qu'elle "oublie" ou doit connaître pour pouvoir l'oublier, l'embarquer, l'enliser, dans l'action, et qu'"apprend" la théorie : l'implication réciproque des classes antagonistes dans le capital comme maître de danse, la praxis comme contradiction dialectique des parties dans leur unité. On pourrait établir un parallèle avec certains, tout justes musiciens, qui ont prétendu faire du "free-Jazz" sans connaître leurs instruments, ou les contraintes de l'improvisation individuelle et collective, sa dimension de liberté dans une nécessité (au sens d'historicité).

Le dépassement produit : une improvisation

L'action proprement révolutionnaire, comme "dépassement produit" par les luttes des limites du capital, sera une improvisation collective en temps réel, avec entre autres les caractéristiques que j'ai définies plus haut.

* Ce qui donne les merveilleux enregistrements des oeuvres d'André HODEIR construites sur Finnegans Wake de Joyce : Anna Livia Plurabelle en 1966, avec des parties écrites pour le gratin du jazz français de l'époque : Nicole Croisille et Monique Aldebert aux voies, Roger Guérin à la trompette, Michel Portal à l'alto, Jean-Louis Chautemps au ténor, Jean-Luc Ponty au violon, Bernard Lubat au vibraphone, Pierre Cullaz (mon prof !) à la guitare, Pierre Michelot à la contrebasse... ou Bitter Endings en 1972, avec les Swingle swingers, Chautemps et Guérin à nouveau... Si l'on me suit bien, la question n'est pas ici la qualité ou la beauté de la musique de Hodeir, mais celle son rapport problématique au jazz comme musique vivante, à l'improvisation comme présence au présent (voir Sonny ROLLINS, monument d’histoire vivante, une leçon de présence).

** Les compositeurs classiques ont souvent écrit des pièces pour tel virtuose de leur temps, et c'est au fond, derrière Ellington, le modèle de Hodeir. Exemples : Le concerto pour violon de Beethoven pour Franz Clément, Harold en Italie par Berlioz pour Paganini qui n'en voudra pas, La sonate pour violon seul de Bartok pour Menuhin.

*** J'avais étroitement réservé ce label à la gauche plurielle, la gauche d'Etat, dans mon texte de 2002, Renverser les perspectives, qui n'en sortait pas pour autant du démocratisme radical.

Sur Hodeir et l'improvisation simulée, voir aussi : Body and Soul, interview de Patrice Caratini, par Fara C. pour L'Humanité, 26 mars 1992

IndexELLINGTON Duke (pianiste, comp, arg, lead) ; HODEIR André (compositeur, musicologue, écrivain)
Sonny ROLLINS, monument d’histoire vivante, une leçon de présence
Accès aux rubriques

Impro, RER A, 19 mai, 18h52

à propos du concert à l'Olympia, 18 mai 2006

A Moeko, Béber, et Nicolas,

La première note tu l'aurais reçue, d'où elle venait, coeur à corps, comme un son te disant d'être un autre.  Sinon tu n'aurais rien eu à faire là, et pas grand chose ailleurs. Sonny ROLLINS n'aurait rien pu pour toi hier soir, moi non plus, et ces lignes alors ne te regarderaient pas.

Loin de moi l’idée que Sonny ROLLINS représenterait l’avant-garde de ce qui est encore joué au nom du « jazz ».

D’une part l’avant-garde n’existe pas plus en art qu’en politique, pas plus en art en général qu’en jazz en particulier. Il n’y a que ceux qui vivent, pensent et jouent avec leur temps, le mettant en jeu au présent; et les autres, qui de l’art ont fait un artisanat, quand ce n’est pas une industrie, et toujours un commerce. Sonny ROLLINS a toujours été et reste des premiers.

D’autre part, je me tiens trop peu informé depuis quelques temps de l’actualité jazzique pour établir des comparaisons, si telle était la question, et mon intention. Je ne saurais donc opposer Sonny ROLLINS à de plus jeunes, et dieu sait qu'il existe des talents pour des formes nouvelles (je pourrais bien citer quelques noms, et notamment avec Rollins celui de David S. WARE, mais ce serait en oublier tant... et j'en suis sûr, on me lirait de travers : je ne suis ni « amateur de jazz », ni « critique de jazz ». Ceux-là me fatiguent et même assez souvent les « musiciens de jazz ». Du jazz, je ne peux dire que ça : jouer, sortir, écouter, voir, sortir, écouter, jouer, voir...).

Toutefois, il y a, dans le jazz bien que généralement on en parle fort peu, ceux dont on parle beaucoup plus que d’autres, et dont je considère peu ou prou qu’ils ne valent pas que j’en parle moi-même, pour des raisons que j’ai largement développées dans Jazz et problèmes des hommes ou Jazzitude, qui tiennent à l’évolution esthétique du jazz dans l’économie depuis sept ou huit lustres. Cela ne fait pas de moi, en la matière, un disciple d’ADORNO (lire Adorno et le jazz, analyse d’un déni esthétique, de Christian BÉTHUNE*, publié après l’écriture de mes textes). Mais revenons à Rollins.

* Voir aussi : Le rap et la loi,  Violence et réalisme, 2000

Le concert de Sonny ROLLINS à l’Olympia, hier soir, fut bouleversant, et je ne doute pas que ceux qui auront eu (prix des places prohibitifs ou forte motivation exigée) la chance de le vivre en garderont leur vie durant, pour eux, le souvenir d’un moment historique en présence d’un monument historique vivant de la musique vivante.

D’autres, qui sont des experts et n’auront pas eu à ce titre à payer leur place, rendront compte mieux que moi de ce concert, et je ne manquerai pas de m’en faire l’écho. Je voudrais simplement insister sur deux ou trois choses.*

* Du genre dont Loupien, de Libé, que je n'aime pas, ne parle pas, ne parle jamais, ne saurait parler, pas plus que nombre de ses congénères plumitifs du jazz. Si je le cite plus bas, c’est pour les propos de Rollins qu’il rapporte.

Parlant de musique vivante au présent, il faut distinguer deux aspects.

Le premier est que tout moment de musique, y compris de musique ancienne, ou de musique dite classique, peut être un moment de musique présente à elle-même au présent, quand les musiciens le sont aussi, concentrés et néanmoins jouant ensemble et pour nous. C’est loin d’être le cas même dans le jazz, où l’improvisation tient pourtant la part belle, et dont le public est supposé participer à cette « performance » (c’est le mot-concept de Gérard GENETTE, en quoi je ne le suis pas, lui préférant encore ici les réflexions à vertu philosophique pratique de Christian BÉTHUNE, dans de plus récents textes dont il a fait une thèse).

La musique peut donc être vivante sans être nécessairement nouvelle.

Tous les styles correspondants aux époques du jazz sont devenus classiques, au-delà de ce qu’on a dénommé « jazz classique » (grosso modo entre le New-Orleans et le Be-bop, c’est-à-dire de la fin des années 20 au début des années 40). Les styles d'époques qui ont suivi, étiquetés cool, hard-bop, free-jazz, jazz-rock, fusion, etc. ont perduré sous formes de revivals, par leurs créateurs originaux d’abord, puis par leurs copistes coupés du présent de leur temps : on a plus de compréhension respectueuse pour ceux qui ont participé de l’invention d’une époque, et ont continué à jouer la musique de leur jeunesse sans en bouleverser la donne, que pour leurs clones des générations suivantes.

Il y a donc les novateurs, les inventeurs de formes qui n’existaient pas avant. En art, le contenu, c'est la forme. J’ai donc défini là le second aspect.

Ces deux aspects traversent la frontière qui passe entre une musique rejouée et parfois refaite par son jeu, et une musique remise en jeu, et dans ses formes, sa stylistique, sa technique, son esthétique, et par la présence ou non de chaque musicien à ce qu'il joue avec et pour d'autres, ensemble.

Tous les grands musiciens disent qu'ils ne jouent pas pour un public de connaisseurs ou de supposés l'être; que leur musique peut atteindre les plus ignorants de sa fabrique, quand il n'est pas rare que passent à côté de plus instruits.

Sonny ROLLINS fait mais ne refait pas du ROLLINS. Il ne fait pas son revival. Même quand il re-joue, pour clore ce concert, son Don’t Stop the carnival de 1962, il joue comme à trente ans. Qu’on entende, dans ce « comme », deux choses.

Certes et d’abord, par le son, la matière, la puissance, le sens rythmique et mélodique, le phrasé et l'oralité, la simplicité du chant (~) dans la complexité rythmique et parfois harmonique... on reconnaît immédiatement, chez le septuagénaire, le souffleur des années cinquante, auprès de Monk, Miles Davis, Max Roach, Clifford Brown... et plus encore celui qui revient de sa cure de jouvence sous le pont de Brooklin (The Bridge).

Ensuite Rollins joue comme si tout, absolument tout, était en jeu, toute la vie et sa condition : la mort. Mais le grand âge ne l’a pas, comme il est fréquent chez les personnes âgées et même chez les vieux artistes, privé ni d’énergie ni d’inventivité. A l'entendre jouer, du saxophone, on le croirait sur parole s'il nous disait comme Benny GOLSON (voir Whisper not, 2 mai) : « Sans le saxophone je serais mort » mais on entend plus encore qu’il aurait pu dire : « Avec le saxophone je suis vivant ». C’est pourquoi on le croit toujours sur paroles, mais plus encore sur musique, quand il affirme ce que rapporte Serge LOUPIEN, dans Libération du 17 mai :

« De lui, on prétend couramment qu'il est le «dernier des géants». Jugement qui, reconnaît-il, ne le laisse pas indifférent, même s'il ne le partage pas forcément. «Je n'ai pas une si haute opinion de moi-même, précise-t-il. Si certains me voient ainsi, libre à eux. Mais j'en suis encore à essayer de créer mon oeuvre maîtresse, et donc loin de me considérer comme un géant.»

Discours troublant de la part d'un illustre saxophoniste, qui fêtera ses 76 ans le 19 septembre. Seulement, le souffleur new-yorkais Theodore Walter «Sonny» Rollins fait partie d'une génération de jazzmen remarquable d'humilité. Celle des Max Roach, des Oscar Peterson, et des regrettés John Lewis et Milt Jackson. Des gens qui donnent, ou ont donné, au jazz bien plus qu'ils n'en ont retiré. «Beaucoup sont morts trop tôt, regrette Rollins. C'est d'ailleurs peut-être la raison pour laquelle on veut souvent faire de moi un survivant. Mais je ne me sens pas un vieillard pour autant.»

C’est la même idée qu'exprime Rollins dans une autre interview (avec un bel en-direct du 11 septembre-2001) :

«Nous ne pouvons pas nous laisser submerger par le fait que nous sommes tous mortels... Bien sûr, je sens toujours sur scène avec moi l'esprit de tous ces gens que j'ai connus. Je veux m'assurer que cette période où j'ai vécu, la grandeur et l'âme de cette musique, celle de Lester Young, Coleman Hawkins, Monk et Miles, ne se perdent pas, que ma musique leur rend toujours hommage. Mais prétendre en être l'ultime incarnation serait m'élever à un niveau que je ne mérite pas... Je continue de chercher, et je chercherai tant que je pourrai jouer de ce saxo...»

En bref, comme il dit sur son site pour promouvoir son dernier disque :

« Sonny ROLLINS is a work in progress ». 

Pour avoir vu sur scène et plusieurs fois, de la fin des années soixante à leurs derniers concerts en France de leur vivant, Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Count Basie, Sarah Vaughan, Gerry Mulligan, Milt Jackson, Stan Getz, Betty Carter, Thelonious Monk, Art Blakey, Dizzy Gillespie, Charles Mingus, Miles Davis... pour ne citer que « les plus grands », je crois qu’on peut parmi eux distinguer entre ceux qui auront toute leur vie inventé, trouvé en les cherchant ou pas (si l’on en croit Picasso), des formes nouvelles; et les autres. Le jazz a ses Chagall et ses Gillespie, mais Rollins est de la race des Miles Davis et Picasso. Et comme celui-ci à la fin de sa vie, il pourrait affirmer en substance « Si le jazz [la peinture] devait mourir, il faudrait d’abord qu'il [elle] me passe sur le corps ». C'est de cela qu'il était question à l'Olympia hier soir. Il fallait en être.

Il fallait y être pour savoir qu’il fallait en être, car il faut le voir pour l’entendre, Sonny ROLLINS. Pas de jazz sans public, à retourner dans tous les sens. Mais Rollins le prouve, dont aucun disque, CD, film ou DVD, ne rendra jamais compte de ce qu'il est, de ce qu'il fait sur scène, avec un public, comme tous "les grands". A cet égard, je n’ai pas encore écouté son dernier CD, qui n’est pas en vente publique, mais j’ai vu qu’il était enregistré avec la même formation, celle qui se produisait hier soir (au batteur près sauf erreur). Il est enregistré en studio, sans doute fort bien sous tous rapports, mais il serait douteux qu’on y perçoive ce dont je parle ici. Certes, dans cet orchestre, j’ai découvert un guitariste et un percussionniste africain, plutôt mais plus tout jeunes, d’une rare subtilité mélodique et rythmique, d’un swing profond et aérien, mais retenant étonnamment leurs forces, peut-être trop pour répondre à la puissance débridée du septuagénaire, encore que... Ce guitariste et ce percussionniste ne jouaient pas sans évoquer Jim HALL et Candido CAMERO aux côtés de Rollins au début des sixties (What's New déjà cité). J’ai retrouvé tel qu’en lui-même, à la basse électrique, imperturbable et souverain gardien du tempo et de sa souplesse tous terrains, le compagnon de route de quarante ans du saxophoniste (Bob CRANSHAW), sur les leçons duquel j'apprenais mon blues en douze tonalités, avec Mickey Roker, autre compagnon de Rollins, à la batterie (mais quel étrange introduction à l'écoute collective que ces CD d'apprentissage !?). Cranshaw, donc, au coude à coude avec un batteur sagement années 60, cymbale highhat régulière, sans fantaisies à la Tony Williams, grosse caisse de scansion dont Kenny Clarke fut le génial passeur from swing to bop, avec de bonnes pêches et d'heureux décalages au sein de la carrure, particulièrement audibles dans une valse en deuxième partie, terrain de prédilection pour ce genre d’exercice arithmétique et polyrythmique. Le tout saupoudré de ponctuations aux cymbales, toms et caisse claire comme il était de rigueur à l’époque, peut-être un zeste des turpitudes d’Ed Blackwell (avec Ornette Coleman, Don Cherry, ou Rollins dans les années 60) ou de Danny Richmond (chez Mingus). Loin de formes nouvelles pour aujourd'hui par conséquent, mais tellement bien tissé main, ce tapis rouge déroulé, tapis volant, volez, roulez Rollins !

Etrange osmose donc, entre la fougue du vieux souffleur granitique et ses compagnons. C’est peut-être aussi à cela, ce décalage stylistique, et à cela seulement, qu’on sait musicalement que Rollins n’a plus vingt ans, mais qu'il les aime encore, d'une époque que n'ont pas connue les novateurs d'aujourd'hui. Parce qu’à la différence de Miles, son évolution ne s'est pas appuyée sur un entourage de futurs géants (Coltrane, Hancock, Shorter, Corea, Dejohnette, Jarrett, Holland, McLaughling... ont "joué avec Miles"). Il serait en ceci plus proche de Blakey, de Betty Carter ou d'Abbey Lincoln, auprès de qui tant de jeunôts doués ont fait leurs classes, sur le tas.

Rollins. Pas de formes nouvelles ? Qu’il soit plié en deux, à moitié cassé et boitant, on l’oublie dès qu’il joue et on s’en fout. Il danse ce qu’il joue et joue ce qu’il danse, il déambule, balance, tangue, surgit, miaule, rugit, cartonne. N’aboie jamais. Ne débloque jamais. Ne s’arrête jamais. Don’t stop Sonny Rollins !

Rollins, à 76 ans, joue mieux qu’Archie SHEEP, et surtout beaucoup plus « free » que lui (on dira qu’il n’a pas de mal, depuis qu'assagi, l'homme en colère de la New Thing s’est donné pour programme webstérien de rendre le blues à sa communauté perdue). Rollins, c’était hier à l'Olympia Albert AYLER. Je ne connais pas sorti d’un ténor de plus beau son, plus plein, plus riche en harmoniques, et plus chantant au point de n’être plus qu’un chant, un chant de rythmes, un rythme enchanté, avec dedans toute la profondeur de cette histoire, celle passée des champs de coton aux églises*. Rollins, c’était hier un monument vivant de l’histoire des Africains-Américains, une trace et un exemple de ce qu’ils ont offert au monde pour qu’y disparaissent toutes communautés de toutes sortes. Et donc, comme il persiste et signe, on y revient : Freedom now suite !

* Il faut voir et écouter absolument "The Spirit of Gospel", j'y reviendrai.

Rollins, on le prend de plein fouet à la première note, on sait d’emblée qu’il joue de tout son corps, de tout son coeur (Body and soul), et l’on sait jusqu’à la dernière qu’il nous parle, qu’il nous crie de chanter avec lui : Don’t stop the carnival ! Ce que trop peu d'évidence entendirent hier soir : faute de savoir ou d’oser faire ? Ou parce qu'ils n'avaient pas payer assez cher ? C’est bien dommage et c’est trop tard. Car Rollins est parti.

Post scriptum :

1) Plus loin

A mon fils sur le chemin du concert j’avais dit : « Souviens-toi Nicolas, quand tu seras bien vieux et moi très mort, qu’un jour ton père t’emmena écouter Sonny Rollins » A la maison, il danse avec lui. A l’Olympia, il a bien dormi.

2) Métaphores

Où l'on voit que la LCR, en mettant à jour dans son Manifeste le programme de transition de Trostky (1938) est dans la situation, sur la scène spectaculaire, des groupes de revival de « jazz classique » d’avant-guerre, pour ceux qui, le plus attachés à vendre des disques, sont « supportés » par des major company pour faire leur tabac.

Où l'on voit que LO fait dans le scrupuleux revival qui doit rester assez pur, afin de se confondre avec l’original (New-Orleans ?)

Où l'on voit que le PCF et la LCR (car elle voudrait être partout), sont ce que Meschonnic appellent plus "contemporain" que "moderne", académimes en temps réel du démocratisme radical, cette nouveauté radicalement nouvelle.

Où l'on voit que les communisateurs s’essayent tant bien que mal à la musique vivante, pour annoncer, tels des Ornette Coleman sur-humains, The Shape of communism to come.

3) Ecart

Arrivant au boulot ce matin, j’ai punaisé au mur de mon bureau l’affiche du concert : Sonny ROLLINS, 18 mai 2006 à l’Olympia, pour me répéter chaque jour : « Sans son saxophone il serait mort, sans mon bureau je serais vivant »

Voir aussi : JAZZ ET POESIE, 1979-2005 et les extraits d'interview de Rollins qu'on trouve avec l'Index

IndexCRANSHAW Bob (contrebasse, basse) ; ROLLINS Sonny (saxophoniste, comp, lead)
Qu'en disent-ils ?

Une discussion chez CitizenJazz

*

Jazz. L'illustre saxophoniste new-yorkais en concert à Paris.

Rollins, le souffle à coeur

par Serge LOUPIEN, Libération, jeudi 18 mai 2006

Sonny Rollins.
A l'Olympia, Paris IXe.
Ce soir à 20 h 30.

De lui, on prétend couramment qu'il est le «dernier des géants» [allusion à l'article de Marmande dans le Monde de la veille, ci-dessous].Jugement qui, reconnaît-il, ne le laisse pas indifférent, même s'il ne le partage pas forcément. «Je n'ai pas une si haute opinion de moi-même, précise-t-il. Si certains me voient ainsi, libre à eux. Mais j'en suis encore à essayer de créer mon oeuvre maîtresse, et donc loin de me considérer comme un géant.»

Discours troublant de la part d'un illustre saxophoniste, qui fêtera ses 76 ans le 19 septembre. Seulement, le souffleur new-yorkais Theodore Walter «Sonny» Rollins fait partie d'une génération de jazzmen remarquable d'humilité. Celle des Max Roach, des Oscar Peterson, et des regrettés John Lewis et Milt Jackson. Des gens qui donnent, ou ont donné, au jazz bien plus qu'ils n'en ont retiré. «Beaucoup sont morts trop tôt, regrette Rollins. C'est d'ailleurs peut-être la raison pour laquelle on veut souvent faire de moi un survivant. Mais je ne me sens pas un vieillard pour autant.»

Age d'or. Le terme «survivant» paraît en effet peu approprié pour décrire un musicien à la carrière exceptionnelle, en qui l'on devrait plutôt voir l'un des derniers témoins de l'âge d'or du bop. Thelonious Monk, Miles Davis, Bud Powell, Art Blakey, John Coltrane, Don Cherry, Coleman Hawkins, même, tous ont un jour ou l'autre enregistré avec Sonny Rollins. «Monk, j'étais encore collégien quand j'ai commencé à jouer avec lui, se souvient-il, j'allais répéter dans son orchestre après les cours. C'est lui qui m'a poussé à continuer, alors que la concurrence était rude en matière de saxophonistes. Monk a fait énormément pour mon crédit. Je lui suis redevable à jamais pour ce qu'il a vu dans mon jeu.»

Car Sonny Rollins est ainsi, qui n'oubliera jamais un bienfait. Derrière l'apparence qu'on pourrait croire provocatrice (quarante ans avant Olivier Temime, il arborait déjà une crête d'Iroquois), et certains comportements singuliers (à une époque, il s'isolait sur le pont de Williamsburg, reliant Manhattan à Brooklyn, pour oeuvrer à accroître sa sonorité), se cache une gentillesse désarmante. Même Miles Davis, mauvais coucheur s'il en fut sur l'ensemble des scènes jazzy, n'aura jamais eu, à son égard, le moindre mot critique. «Quand j'ai eu l'occasion de jouer avec Miles, qui, plus âgé, faisait partie des héros des musiciens de ma génération pour avoir fréquenté Charlie Parker, rappelle-t-il, je me suis retrouvé dans la peau d'un apprenti. Sa réaction bienveillante à mon jeu a constitué un immense encouragement pour moi. Par la suite, après avoir travaillé ensemble, nous sommes devenus amis. Et je me félicite de cette amitié, car il n'a jamais pris de gants quand il s'agissait de parler des musiciens qu'il côtoyait.»

Be-bop. Quelques années-lumière plus tard, Rollins se verra même convié à fréquenter les Stones, le temps d'un album : Tatoo You. A l'initiative de Charlie Watts, bien sûr, batteur be-bop contrarié. «C'est amusant de jouer pour les enfants», commentera ensuite l'invité du binôme Jagger-Richards, lequel conclura que Sonny Rollins n'a «décidément peur de rien».

Sauf de partir en tournée avec «le plus grand groupe de rock du monde», comme celui-ci va alors le lui proposer. «J'en aurais probablement tiré avantage financièrement et au niveau de la publicité, constate Rollins, mais j'ai préféré refuser. Ma propre musique et mon orchestre étaient prioritaires. Pour moi, l'expérience commençait et s'arrêtait au disque.» Finalement, il a bien fait. Ce soir avec «son» orchestre et «sa» musique, Sonny Rollins va remplir l'Olympia. Comme les Stones, justement, en 2003.

*

Portal et Rollins au "Jeu des 1 000 euros", par Francis Marmande

LE MONDE | 17.05.06 | 13h21  •  Mis à jour le 17.05.06 | 13h21

Chambre 212 : vous vous rasez à sept fuseaux horaires de votre miroir ordinaire. La radio donne 5 h 44. Vous rêvez de trucs simples (suicide, fin du monde, général Rondot). Le souffleur vous finit. Muni d'un réacteur Pratt & Whitney du genre à propulser un Airbus sur Jupiter, le souffleur balaie à grand tuyau les feuilles mortes. D'un coup, le réel se change en dingue. A la radio, démarre le "Jeu des 1 000 euros". Il est 5 h 45, le ciel broie du noir, la voix de Louis Bozon couvre le souffleur. Premier dégagement dans la onzième dimension.

Le "Jeu des 1 000 euros" au très petit matin, c'est aussi intelligent que Sonny Rollins ou Michel Portal sous chapiteau avec écrans géants. Le "Jeu des 1 000 euros" - ici, permettez un point d'histoire culturelle de la France - est un jeu radiophonique. Un jeu apéritif. La principale station publique, France-Inter, le programme invariablement, depuis 1958, à 12 h 45. Le jeu dure treize minutes. Toute une France des campagnes, de l'histoire et des légendes défile devant deux candidats chargés de répondre à des questions graduées (bleues, blanches, rouges : aux couleurs du drapeau national). Les questions viennent des auditeurs. Festival de noms de bourgades, de patronymes, de prénoms, de malice, d'érudition modeste ou pointue. Tout un savoir d'école, mâtiné de "Je me souviens" à la Perec ; petits faits inessentiels, dates historiques, coureurs cyclistes, plus Colbert (pas mal de questions sur Colbert).

Ce jeu laisse peinard, réconcilié, on oublie les réponses avant de les avoir perçues. Liturgie immuable : l'aboyeur annonce le jeu sous les applaudissements du public. Il présente la ville, la région, le château, les candidats. Lesquels doivent répondre en temps limité. Depuis 1958, un technicien tintinnabule - ting, ting, ting - son glockenspiel façon secondes qu'on égrène, avec tierce à la fin, pour signifier : c'est fini. Si les candidats ont répondu à toutes les questions, ils accèdent au Banco. Sinon, repêchage. Le public : "Ban-co ! ban-co !" Au Banco, une seule réponse, attention, ting, ting, ting, ting, et selon, rebelote, Super-Banco. Le public : "Su-per ! Su-per !"

A ce point du débat, la France se fend en deux classes de joueurs : les petits porteurs qui renoncent ("Un bon tiens vaut mieux que deux, tu l'auras !") et les flambeurs. Depuis 1958 (la DS, de Gaulle, Concorde, le Clemenceau, Johnny le Belge, Chirac), il ne reste pas grand-chose. Seul debout, le "Jeu des 1 000 francs", relooké "Jeu des 1 000 euros" le 24 septembre 2001.

Peu de temps après la disparition d'Olivier Messiaen (1908-1992), un candidat tombe sur la question suivante : "Grand spécialiste de l'orgue, des musiques sacrées et des chants d'oiseau, qui est ce compositeur récemment disparu ?" Le candidat patauge, s'énerve, va rater pour un rien le Super-Banco. Le présentateur souffle. Le candidat aussi, et, dans un dernier râle, ting, ting, ting, ding-ding-dong, à l'agonie : "Guy Béart ?" Lequel se retourne trois fois, bon pied bon oeil, dans sa guitare.

Le présentateur n'a jamais pour vocation de tancer les candidats. On n'est pas à l'école. Là, pourtant, il ne peut retenir un borborygme de réprobation : "Oh ! monsieur... Non, un compositeur, disparu, pauvre Guy Béart, allez ! je vous aide. Encore une réponse... - A tout hasard...", tremble alors le candidat (tout est dans son "à tout hasard", un des plus poignants "à tout hasard" du XXe siècle), "à tout hasard... je dirais... Michel Portal". Terminé.

Michel Portal fête, ce mercredi 17 mai à l'Olympia, son jubilé de cinquante ans de carrière : Mozart, Dolphy, improvisation de fou, techno, électro, la seule joie d'être musicien : musicien dans l'âme, dans la chair, l'endurance et l'exultation douloureuse. Musicien-musicien. Le lendemain, toujours sur l'Olympe, le dernier des géants, M. Sonny Rollins. Le tout hasard n'existe pas.

Francis Marmande
PLAN DU SITE INDEX