CODA

poètes

Ma musique est vivante. Elle porte sur la vie sur la mort. Sur dieu sur le diable. Elle est colère. Mais elle est vérité car elle sait qu’elle est colère.

Charles Mingus, musicien, 1957, TrA

C’est un bébé tricéphale dont le jazz seul accouche, un tiers pupille de l’Ilé Ayé, « la demeure de la vie, le pays de la vie », nom que donnent les Afro-Brésiliens au Continent-mère Afrique, un tiers bâtard des mondes, et un tiers d’inconnu, d’infini, d’impossibles possibles (Arthur Rimbaud).

L’eau à jeter du bain, c’est celle que refoule l’inconscient occidental comme sa part maudite d’Amérique, celle de ces Etats unissants et sanguinuversants, terre où un peuple déporté au long de trois longs siècles a transplanté la « graine » de son chant, et sa force à « mûrir » (Aimé Césaire). Sa puissance à grandir le bébé.

C’est ce qui fait du jazz un art tout à la fois d’anciens, au sens africain (Bernard Lubat) et un art moderne (Charles Baudelaire) : toujours ancien de « survivances » qui font mieux que survivre (Olabiyi Babalola Yai), toujours moderne car vibrant au présent de ce que vivre demain peut être (Henri Meschonnic).

Le jazz n’est pas un art du XXème siècle. Il n’a fait qu’y éclore, pour éclairer encore.

C’est le pithécanthrope qui bande vers l’humaine condition (Charles Mingus)

C’est une statue de l’Ile de Pâques qui danse sur le pas de tir d’un missile de paix

C’est un Peter Pan-pan sur la fèfesse aux cuculs calculants du solfège

C’est le Robin des bois dont on a fait la flûte et chanson de Roland (Kirk)

C’est le Gavroche noir chassant l’usurpateur « contemporain » et sa « 4X », ce small Big Brother, de son trône en argent public (Ircam et Cie)

C’est Zazie qui met à Paris le feu follet des mots

C’est le furet qui court, le soir venu, sur la pierre encore chaude du pont Alexandre

C’est Mifune le fou Kikuchiyo samouraï-paysan qui sauve le village110.

C’est Zapata, Pancho, rien d’un sombre héros qui vit là... Makhno et sa Commune libertaire... Durruti, colonne d’air en Aragon... Le Che à bout de souffle mais debout... Les Diggers de San Francisco, Raoni et Kopenawa pour leur forêt d’Amazonie... Bové à ses risques contre César McDo... Toni dont aucune prison n’aigrit la pensée... Aminata offrant au monde, contre les nouvelles traites, l’imaginaire de son Afrique... Cette famille campée en Place de la Réunion quand Paris lui refuse un logement... Chaque enfant qui refuse en marchant d’être esclave. Et c’est partout sans noms tant de « sang non ! »

C’est le bonheur qui vous fait la surprise au tournant de la lutte.

C’est l’espoir du matin qui vous visitera le soir.

On enseigne des frontières en musique, mais il n’y a pas de frontières en art.

Charlie Parker, musicien, 1949, TrA

Le jazz est un oiseau : he want to be a Bird111. Il est sorti d’un oeuf d’hesperornis (dinosaure volant et denté... du Kansas), déposé sur le nouveau monde par un vaisseau spécial comme on en voit, les nuits de pleine lune, entre deux pollutions et autour de minuit : de ces transports qui conduisent tout droit aux bonheurs, ces idées neuves112 dans l’Empire : le jazz est un empire des sens dans ce qui n’en aurait pas : la musique.

Le jazz n’a plus envie de chanter en cage, ni dans la liberté conditionnelle où il cogne ses ailes, aveuglé de blancheur trop pure, aux murs si durs des villes riches.

Le jazz n’est pas mort. Car c’est lui l’assassin, dans le grand carnaval du monde. C’est le nègre du bal déguisé en Zorro, qui pointe sa fine épée sur l’épais bide du plouc, cet idéal du cadre consommant la culture, ce Sergent Garcia de la Société du Spectacle.

Le jazz n’est pas mort. Et d’ailleurs il s’en fout. Il ne fait pas des clones lui, mais des petits partout. Avec des noms d’oiseaux, parfois sans nom, ou ailleurs sans-papiers officiels, nomades dans la Multitude. Alors pour les obsèques, il faudra repasser. Poil aux zobs secs !

Il n’y a pas de frontières pour ce genre de musique

Louis Armstrong, musicien, 1956

PAR ICI LA SORTIE

ouverture

Si, en creusant assez profond dans votre propre sol, vous allez assez loin, vous pouvez arriver de l’autre côté de la terre.

Masahiko Satoh, musicien, 2000, TrA

Le jazzitude est cet enfant du paradis furtivement glissé dans les bordels de luxe du post-moderne désincarné et du global banalisé verbalisant, pour trucider les porcs du fric et occire les truies de l’art marketisé : l’esthétisme, la musitechnocratie et les scientismes structuralistes, analytiques et avatars vantards d’un Occident toxique et oxydé.

La jazzitude entend le chant profond de la conscience humaine libre de sa présence au Tout-monde. Elle est l’humanitude qui sert son vin de vie.

La jazzitude partage le plaisir des amoureux sur terre, ces jouisseurs de la fête au village.

La jazzitude enchante la puissance bigarrée des Multitudes faisant nique à l’Empire113.

La jazzitude joue la petite musique de jour dont les contre-pouvoirs ouvrent la porte aux allégresses d’un monde possible.

Ils sont le sel de la Diversité. Ils ont déjoué les limites et les frontières, ils mélangent les langages, ils déménagent les langues, ils transbahutent, ils tombent dans la folie du monde, on les refoule et les exclut de la puissance du Territoire mais, ils sont la terre elle-même, ils vont au-devant de nous, ils voient, loin devant, ce point fixe qu’il faudra dépasser une fois encore.

Edouard Glissant, 1993

Qu’est-ce que vous croyez ? Que ça va durer encore longtemps comme ça ? On n’est pas à la télé... On est je, tu, nous... la somme de ce qui n’irait pas si nous n’étions pas là mais

la jazzitude joue ce mais, ces mai, ce met, semer, s’aimer

---------------------------------------------------------------------------------

110 Kurosawa Akira : Les Sept Samouraïs, 1954

111 Charlie Parker, voir note 54

112 Saint-Just : Le bonheur est une idée neuve en Europe, 1794

113 La jazzitude se situe en un lieu culturel et politique à l’exacte opposé de l’idéologie du « Choc des civilisations », de Samuel Huntington (1994) qui inspire l’équipe entourant George W. Bush : La politique mondiale entre dans une nouvelle phase dans laquelle la source fondamentale de conflit ne sera plus idéologique, ni économique. Les heurts entre civilisations seront dominants. Huntington est signataire de la "Lettre d'Amérique"... Voir note 101

IndexHUNTINGTON Samuel
PLAN DU SITE INDEX