Un homme qui crée n’a pas le temps de haïr.Pont (Bridge), partie médiane (middle part), « B » d’un thème de structure AABA (anatole) avec une harmonie différente
diamant noir
Albert Ayler, musicien, 1966, TrA
En jazz nous sommes tous Noiraméricains. New-Yorkais dans la Tour de Babel mondiale. Métissés sous la peau, quelle que soit sa couleur. Créolisés de la conscience. Raison pour quoi on ne fait pas silence. Pas une minute. La compassion est sans compter. Sans s’arrêter. Se taire par solidarité ? Faire silence pour tous ceux qui crèvent au nom des calculs égoïstes et de leurs « taisez-vous ! », qui aiment tant l’impuissance désespérante des prières ? Combien de temps, alors ? Combien de temps encore ? Alors : ne pas se taire. Ni se terrer sous la terreur. Jouer la terre. Les potes de terre avec le pot de faire : qui n’est pas contre nous est avec nous 64. Partager l’amitié le bonheur la chance de lutter créer. Déterrer l’âge de faire. De la vie. De la justice et des plaisirs. De la beauté de la bonté. De l’art. De la musique entre autres.
La plupart du temps, le jazz signifie : « pas de barrières ».
Sonny Rollins, musicien
Noiraméricains ? Les Noirs ont passé le témoin aux Blacks, et le virus aux Blancs, aux Jaunes aux Beurs... le frais du neuf aux multi-colored peoples. Universel situé, de sujets à sujets. Chacun jazze de son lieu dans ce lien. Libéré de ses chaînes, déchaîné de sons libérant. Ni incolores ni décolorés, tous jazzent pour le multicolore. Ils sont autant de uns. Des être-là. Un groupe ici, ou ne pas être. Un être en groupe. Un être pour le groupe. Un groupe où être un autre. Pour naître un son. Ensemble faire chant-son, esprit-son prenant corps en entrant dans la danse en transe. Dans la communauté et l’héritage à délivrer des dieux des maîtres de la faim de la rage. De la colère à délivrer des songes. Pour écouter les autres et partager les plaisirs de la vie. L’enfer c’est pas les autres : le jazz doit être fait par tous. Non par un 65.
Ethique noiraméricaine. Avec laquelle on jazze noir, blanc, vert à pois, rouge à bandes... Le bleu n’est plus la seule couleur66, mais sans mémoire on ne sait pas quoi oublier. Et dans l’oubli de rien, on fait du creux dont on remplit son vide. Pourtant partout
partant du noir les jazz font le plein de couleurs
Au fond le jazz a toujours été un homme qui dit la vérité sur lui-même.
Quincy Jones, musicien, 1960
En jazz nous sommes tous artistes. Artistes ensemble. Et d’abord avec soi. Avec soin. Autre éthique. Celle de l’art. Du poème67. De son lien : à la vie, aux sens, au corps, au soul, au proche, au lointain, au sens encore, à la mémoire, à l’oubli, à l’à-venir. Au réel, que l’art montre à entendre. Frère voyant 68 bon entendeur de nos saluts. Puissance issue du puits insondable des sens. Potentiel d’énergie et de forces : physiques, psychiques, thérapeutiques69, politiques... Une poétique. Ethique de l’art. Art de l’éthique. Ou pas d’art. Pas de jazz.
L’esthétique du jazz métisse ses éthiques : de la Noiramérique, de la modernité de l’art. Ethique et esthétique ne font qu’un 70 dans le corps de musique dont elle sont l’âme au son.
l’éthique est la pierre dont les jazz font leur pont
BREAK FREE
oublier savoir
Dix doigts c’est trop peu pour comprendre
Paul Eluard
Technique ou technisme ? Schisme éthique.
Il y a eu tant d’incroyables penseurs et visionnaires qui ont porté ce langage à un tel niveau, que dans le processus pour l’étudier, vous pouvez perdre de vue le but premier à l’origine de tout ça : apprendre comment exprimer par le son votre propre histoire.
Pat Metheny, musicien, 2001, TrA
Toute la technique est chez les autres. Mais ce n’est pas de ça qu’ils jazzent, alors... Question d’écoute. D’écoutille : sans poétique le jazz passe à la trappe. Question d’émotion : quelle science ? Question d’engagement : l’art pour quoi faire ?
Il faut faire ce qu’on est seul à pouvoir faire... Il faut savoir ne pas faire carrière
Bram Van Velde, peintre, 1972/76
Technisme attrape-couillons du jazz71. Instrumentalisme. Volontarisme et bonnes intentions. Technocrassie musicratique. Conservationisme. Académisme. Mime et reproduction contre invention et création. Du même contre tous les possibles. Du clos contre les infinis.
Thelonious Monk ne croyait pas aux fausses notes. Il croyait qu’elles étaient justes, du seul fait qu’il les jouait.
Kenny Werner, musicien, 1996, TrA
Virtuose ? Oui, comme le Moine bleu qui ne sait pas jouer du piano72. Moine haut : ini-mitable. Mythe mais non mité. Copier : à quoi bon ? Technique ? Chacun la sienne. On ne jazze que de ses oublis. Tout savoir et tout oublier. Savoir pour savoir jouer. Oublier pour savoir s’en jouer. Jouer pour savoir, en oubliant. Jouer le défaut, se défausser du juste, juste juste d’avoir été déjà joué, copie de juste qui sonne faux, stylisé, fossilisé. Jazz de faussaire.
C’est l’individualité qui compte. C’est ce qui manque, vraiment. Chez les jeunes musiciens, il y a tant de clones aujourd’hui. Personne ne sonne comme soi-même.
Benny Carter, musicien, 1989, TrA
Il faut jouer l’erreur d’Eros. Risquer le faux pour en faire du juste73. Premier sens de l’art, con-naissance74 poétique, mono no aware75, zen mastery76, possession77 et puissance créatrice78.
Le vrai héros est celui qui se lance dans l’obscurité.
Benny Golson, musicien, TrA
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64 Georges W. Bush après le 11 septembre 2001-Qui n’est pas avec nous est contre nous- détourne les Evangiles de Marc et Luc. La formule avait fait en 1956 les beaux jours du dirigeant hongrois János Kádár, ou du Tchèque Vaclav Havel en 1989.
65 Lautréamont/Ducasse à propos de la poésie, repris et amplifié par Louis Aragon, La peinture au défi, 1930 : ... qu’on retienne de tout ceci que l’art a véritablement cessé d’être individuel. Senghor s’y réfère aussi quand il parle de l’intégration des arts africains dans les activités sociales : Les lois de la culture négro-africaine, 1956
66 Jacques Réda, 1972 : Voilà l’homme des blues et, par-delà cette condition étroitement déterminée et changeante du nègre américain, l’éternelle vigueur axiomatique de ce qu’il chante. C’est pourquoi les enfants du ciel en lui se reconnaissent : entre la nuit qui les délègue et celle qui les assigne, le bleu est la seule couleur. Et Réda, poète néo-classique croira encore que l’alexandrin peut suffire au poème. Gardien du dépassé (Meschonnic). Pour le jazz, itou.
67 Henri Meschonnic, selon la différence, qu’il développe dans son oeuvre, avec la poésie.
68 Paul Eluard : Anthologie des écrits sur l’art , 1952. Frères voyants, c’est le nom qu’il donne aux artistes, en expliquant : On nommait autrefois frères voyants aux Quinze-Vingts, les hommes non aveugles mariés à des femmes aveugles...
69 Musiciens-musicothérapeutes ou psychologues travaillant avec la musique retrouvent -sans le savoir ?- un savoir africain.
70 Ludwig Wittgenstein : Tractatus logico philosophicus, 1918, repris par Leroi Jones et Henri Meschonnic
71 Couillons du jazz : l’expression est de Bernard Lubat.
72 Blue Monk : Lire l’excellent « Monk », de Laurent de Wilde, pour se faire une idée plus précise de ces limites pianistiques.
73 A rapprocher, pour la connaissance en général, du « On n’avance que par ses erreurs », de Karl Popper.
74 Leopold Senghor, texte cité.
75 Sentiment des choses : le mono no aware est l'un des concepts de la pensée mythique japonaise et de l'esthétique nipponne dont l'enjeu -pour l'art et pour la vie- est de développer la sensibilité de l'individu à ce pathos des mono. Mono : les choses, les objets, mais aussi l’esprit, l’âme, l’émotion dont ils sont chargés.
76 Kenny Werner, pianiste et pédagogue américain : Effortless Mastery, Liberating the Master Musician Within, 1996
77 Pierre Minne : Une résurgence de la mentalité africaine aux USA, la musique de la Nouvelle Orléans, 1971.
78 Hardt/Negri, Empire, 2000 : L’organisation de la multitude comme sujet politique - en tant que Posse - commence ainsi d’apparaître sur la scène mondiale. La multitude est une auto-organisation bio-politique. Posse, mot grec, pour puissance active. Benasayag et Sztulwark, Du contre-pouvoir, 2000 : le potentia repris à Spinoza, et à l’humanisme de la Renaissance.