On se trompe quelquefois en achetant ; mais celui qui vend ne se trompe jamais.
Proverbe chinois
Priver l’art de son caractère exceptionnel, c’est le priver aussi de son universalité et de sa pérennité : l’art qui est à la portée de tout le monde, entièrement plongé dans la vie de son temps, présent dans les moindres aspects de la civilisation dont il fait partie, est un art tellement lié à ses conditions historiques qu’il est destiné à mourir avec son époque et à devenir de plus en plus incompréhensible. C’est un art de grande diffusion et de niveau inférieur, ... d’autant plus exposé à l’usure du temps qu’il est rapidement consommé...
Luigi PAREYSON, Conversations sur l’esthétique, 1966, B6, p. 57
Celui qui consomme se consume en inauthentique ; il nourrit le paraître au profit du spectacle et aux dépens de la vraie vie. Il meurt où il s’accroche parce qu’il s’accroche à des choses mortes ; à des marchandises, à des rôles.
Raoul VANEIGEM, Traité de savoir-vivre..., 1967, p. 201
(Thèse 195)
(...) Les spécialistes du pouvoir du spectacle, pouvoir absolu à l’intérieur de son système de langage sans réponse, sont corrompus absolument par leur expérience du mépris et de la réussite du mépris ; car ils retrouvent leur mépris confirmé par la connaissance de l’homme méprisable qu’est réellement le spectateur.
Guy DEBORD, La société du Spectacle, 1967,
Dans ce qui précède, Debord ne parle pas du spectateur au sens étroit de celui d’un film, d’un concert, d’un spectacle au sens premier du terme - ni même du téléspectateur d’une « information-spectacle » mettant en scène la « politique-spectacle » ou la « justice-spectacle », ces sous-concepts médiatiques, cache-sexe de la récupération de son concept critique de Société du spectacle, c’est-à-dire du monde fonctionnant comme tel, que Debord « invente » comme Marx Le Capital. Le spectateur, ici, c’est l’homme passif devant une totalité sociale - qui s’impose à lui autant qu’il l’alimente par sa passivité.
Parfaitement conscient des risques d’incompréhension ou de déformation de sa pensée critique, Debord le prévoit d’emblée :
(Thèse 203)
Sans doute, le concept critique de spectacle peut aussi être vulgarisé en une quelconque formule creuse de la rhétorique sociologico-politique pour expliquer et dénoncer abstraitement tout, et ainsi servir à la défense du système spectaculaire.
Guy DEBORD, La société du Spectacle, 1967
Ainsi la liste serait longue des intellectuels médiatiques - beaucoup plus connus du public que Debord lui-même et surtout ses textes - qui ont pillé et déformé ses thèses, ce qui leur vaudra en 1988 sa réplique dans les « Commentaires sur la société du spectacle », où il actualise son ouvrage de 1967. Debord suicidé en 1994, ça continue. Mais ce qui vaut pour le système dans sa logique globale de fonctionnement, se décline fort bien en général pour définir aussi la consommation de loisirs culturels.
Le public du jazz s’est considérablement modifié depuis une trentaine d’années. Le public amateur, plus ou moins sectaire mais malgré tout mélomane, des décennies d’après-guerre, jusqu’à la fin des années soixante, a été submergé par les générations montantes d’homo-culturo-consommateurs - venues au jazz par divers chemins, sans doute plus ouvertes à d’autres musiques, mais souvent moins attachées à la substance historique, esthétique et sociale, du jazz. Bien sûr d’autres publics existent, qui continuent de soutenir les artistes de leur écoute active. Et puis il y a le monde multiple des non-amateurs, à qui la musique est par nature destinée, et qu’elle atteint parfois, quand les musiciens vont les chercher (vie associative, lieux et manifestations publics, écoles, hôpitaux, prisons etc.).
L’amateur de jadis - avec tous ses défauts, bien décrits par André HODEIR dès 1954, dans Hommes et problèmes du jazz - tend à céder la place au consommateur pressé de juger pour acheter, « tolérant et ouvert », qui aime « toutes les musiques la classique jusqu’à Mozart le jazz et la World la bonne chanson et même la techno et le « bon » rap ...»,.
On ne dispose pas, à ma connaissance, d’étude sociologique sur le public du jazz, et je veux espérer, avec Philippe COULANGEON, dans le premier numéro de la nouvelle série des Cahiers du Jazz, que de tels travaux seront poursuivis. La tâche sera exaltante, mais ardue.
A travers le développement précoce d’un discours critique hétéronome, le monde du jazz s’est ainsi très tôt constitué une sorte de sociologie indigène qui réduit la légitimité de la démarche d’objectivation sociologique. L’auteur de ces lignes, non-musicien, pas le moins du monde critique de disques ou producteur de radio, a souvent ressenti au cours de ses propres recherches, ce soupçon d’illégitimité qui pèse sur le regard de l’observateur extérieur. Que ce soupçon incite les chercheurs en sciences sociales à une certaine modestie (...) est en soi plus que salutaire. Qu’il fonctionne comme une incitation au renoncement est une autre affaire.
En second lieu, l’examen des travaux sociologiques consacrés au jazz soulève le problème récurrent du statut sociologique de l’oeuvre d’art. Il est souvent fait reproche à la sociologie de l’art (...) de demeurer au seuil de l’oeuvre. Ce reproche, pour partie fondé, rencontre en l’occurrence le problème de l’impact des transformations du métier de musicien, de ses conditions d’exercice, de sa légitimation institutionnelle, de l’élitisation de son public, notamment sur la musique elle-même. C’est là une dimension sur laquelle les sociologues, dans leur ensemble, se sont peut-être jusqu’ici avancés trop timidement.
Philippe COULANGEON, Jazz et sociologie, un bilan, Cahiers du Jazz n°1, 2001, p. 73
(Thèse 197)
La sociologie, qui a commencé à mettre en discussion, d’abord aux Etats-Unis, les conditions d’existence entraînées par l’actuel développement, si elle a pu rapporter beaucoup de données empiriques, ne connaît aucunement la vérité de son propre objet, parce qu’elle ne trouve pas en lui-même la critique qui lui est immanente. De sorte que la tendance sincèrement réformiste de cette sociologie ne s’appuie que sur la morale, le bon sens, des appels tout à fait dénués d’à-propos à la mesure, etc. Une telle manière de critiquer, parce qu’elle ne connaît pas le négatif au coeur du monde, ne fait qu’insister sur la description d’une sorte de surplus négatif qui lui paraît déplorablement l’encombrer en surface, comme une prolifération parasitaire irrationnelle. Cette bonne volonté indignée, qui même en tant que telle ne parvient à blâmer que les conséquences extérieures du système, se croit critique en oubliant le caractère essentiellement apologétique de ses présuppositions et de sa méthode.
Guy DEBORD, La société du Spectacle, 1967
Ce n’est pas d’une sociologie englobant tout dont on a besoin, et ce n’est d’ailleurs pas celle que Coulangeon appelle de ses voeux, pas plus qu’il ne la pratique. C’est d’éléments concrets que le métier et ses outils peuvent apporter et décrire : origines sociales, études, professions, tranches d’âges... et diverses corrélations, concernant les musiciens, les publics, les producteurs, diffuseurs, propagateurs gâtés et gâteux présentateurs...
La diffusion et le contenu des jazz de marché sont ainsi surdéterminés par le contexte de l’installation et de la domination quasi totale de la société du Spectacle et de la culture-marchandise qui en est un des piliers, avec une emprise capitalistique sans limites sur le marché des loisirs - phénomènes d’abord réservés aux pays industrialisés, et accompagnant leur « démocratie » - qui a provoqué une crise fondamentale de la notion d’art, telle au moins que l’avait définie la modernité occidentale.
La confusion entre le producteur et le créateur, entre la création et la production, a déjà entraîné beaucoup d’illusions et a fait beaucoup de dégâts en particulier dans les domaines de l’art et de l’esthétique.
Henri LEFEBVRE (1901-1991), Critique de la vie quotidienne, III, 1981
Cette emprise de l’économie sur la culture en change évidemment la définition même, comme les fonctions sociale et idéologique, offrant à chacun pour dépenser ses revenus - dès lors qu’ils dépassent l’indispensable - l’opportunité d’accéder à des choix si variés qu’il les perçoit d’abord comme les siens propres - en toute illusion du type d’individualisme produit par la société marchande parvenue à son stade ultime de développement, pour étendre encore plus le champ de son emprise (un agir illusoire pour une « réelle passivité », Vaneigem).
La culture tend à prendre la place qui fut naguère celle de la religion. (...) C’est au nom de la culture maintenant qu’on mobilise, qu’on prêche les croisades. A elle maintenant le rôle de l’ «opium du peuple ».
Jean DUBUFFET (1901-1985), Asphixiante culture, 1968
Faire que ces choix puissent s’ouvrir à d’autres exigences, c’est la question de l’enseignement de la musique et de sa place dans la vie. C’est aussi la responsabilité de ceux qui la transmettent, la diffusent, la présentent et qui tiennent sur elle des discours.