Ménageant la chèvre et le choux, laissant entrer le loup dans la bergerie, les revues spécialisées n’ont pas su - pas pu ? pas voulu ? - préserver l’indépendance et la qualité d’une exception française - une fierté pourtant pas toujours justifiée.
Que reste-t-il de ces combats, menés dans les guerres du jazz il y a cinquante ans, contre les prétentions dogmatiques et conservatrices d’Hugues PANASSIÉ et de sa garde rapprochée à figer le jazz dans les formes anciennes et estampillées « vraies », pour promouvoir l’idée qu’on voulait moderne et les valeurs, esthétiques et humaines, d’un jazz alors vivant, le be-bop ? Les héritiers de ces moines soldats paraissent aujourd’hui ligotés, et peu à même de discerner ce qui est toujours « vrai » dans les jazz actuels : qu’ils ne peuvent, par définition, être le même qu’hier.
On nous sert aujourd’hui dans certaines revues un pâté d’alouette avarié : un cheval de publicité monté de complaisance pour les produits marketisés, contre une alouette de ferveur jazzistique et de défense des musiques créatives, qui peut toujours aller se faire plumer...
Frank KOFSKY n’hésite pas une seconde à mettre en relation la façon dont les compagnies de disque exploitent littéralement les musicien(ne)s, leurs abus inqualifiables, et le silence à peu près généralisé sur le sujet dans les revues spécialisées et la quasi-majorité des livres sur le « jazz ». Il parle, bien entendu, de la situation américaine. Pas d’amalgame : le sceptique s’il est curieux lira ou relira, sous cet angle, les revues et livres français...
Aux Etats-Unis, donc, ce lointain pays, et toujours selon Kofsky, même la critique la plus « à gauche » maquille sa réticence à donner des exemples précis - des cas, des noms de compagnies... - derrière « une phraséologie radicale (tiens donc), une collection de généralisations vides et totalement abstraites. »
Il reprend au critique Nat HENTOFF (qu’il met en cause, malgré sa réputation de chroniqueur engagé), cette déclaration du trompettiste ellingtonien Rex STEWART :
Où est le contrôle, est l’argent. Avez-vous vu aucun d’entre nous (musiciens noirs) diriger une seule compagnie de disques, un studio d’enregistrement, une station de radio, un magazine de musique ?
Rex STEWART (1907-1967), cornet, cité par Frank Kofsky,
Black Music, White business, TrA
Pour Kofsky, ces propos complètent la formule d’Archie Shepp (« Vous possédez la musique, nous la faisons »), mais nécessite des illustrations concrètes, sans quoi...
Il en donne quelques-unes dans un chapitre intitulé - on en verra plus loin la raison : « Pourquoi laisser une petite chose comme la mort interférer avec l’exploitation ? »
Il raconte par exemple en détails les mésaventures du pianiste Mark LEVINE (auteur, par ailleurs, d’un remarquable ouvrage pédagogique, The Jazz Theory Book). Ayant signé un contrat avec une compagnie (Catalyst Records) pour enregistrer trois albums en deux ans, il n’en a plus entendu parler après l’enregistrement du premier, malgré ses nombreux courriers et coups de téléphone. Pour en avoir justice, il lui aurait fallu payer un avocat, mais s’il avait disposé de cet argent, il aurait alors préféré enregistrer lui-même un ou plusieurs albums, qu’il aurait fait distribuer par une autre compagnie. Son engagement chez Cathalyst, murée dans son silence, lui avait fait perdre deux ans. De plus, il n’avait été payé que pour 600 albums, alors qu’il avait, enquêtant lui-même, découvert que quatre magasins, dans la seule ville de Berkeley, en avaient vendu 450. Il n’avait pas reçu non plus les droits d’auteur de publication et de diffusion des compositions co-produites avec cette compagnie.
Kofsky lui-même poursuit l’enquête. Il appelle un manageur de Catalyst, qui reconnaît que le contrat n’a pas été honoré, et invoquent les raisons suivantes : 1) La compagnie a été vendue à une autre par la maison-mère ; 2) Le nouveau propriétaire n’est pas engagé par les contrats précédents ; 3) Les anciens propriétaires sont réticents à engager des fonds puisque la boîte a changé de mains...
Qu’on ne lise pas ce genre d’histoire sur une pochette de disque, on peut le comprendre, mais que fait la presse spécialisée ? Car on imagine que les exemples sont nombreux, à commencer chez les musiciens français, et qu’ils ne manquent pas de circuler dans les milieux autorisés... à se taire ? Le sujet est tellement délicat et risqué (pour les musiciens) que le sociologue Philippe COULANGEON, dans une remarquable enquête de proximité sur les musiciens de jazz en France, les cite nombreux, mais sous couvert d’anonymat.
Kofsky poursuit, avec le personnage quasi mythique de John HAMMOND (1910-1987). Révéré par de nombreux connaisseurs du monde entier, parce qu’ils ont lu dans les livres tout ce que doit le jazz à ce grand homme, ce qu’il « avait fait pour le progrès musiciens noirs », et la défense des Noirs en général. Ce riche descendant d’une grande famille bourgeoise, très fier en société d’être canonisé de son vivant en St John the second, est admiré pour avoir, le premier, organisé des concerts réunissant musiciens blancs et noirs - comme Benny GOODMAN avec Teddy WILSON, Lionel HAMPTON et Charlie CHRISTIAN - par exemple au Carnegie Hall de New-york en 1938 et 1939 (From Spiritual to Swing : concerts enregistrés, les disques ont été très bien diffusés dans certains pays « socialistes », comme témoignant de l’anti-racisme). Hammond est célèbre pour avoir « découvert » Billie HOLIDAY, Count BASIE... Aretha FRANKLIN, George BENSON... Bob DYLAN, Bruce SPRINGSTEENS... et l’on peut effectivement penser que l’histoire du jazz enregistré n’aurait pas été la même sans lui. Henri RENAUD, peut-être mal informé, lui rend un hommage sans réserve dans l’article qu’il écrit pour le Dictionnaire collectif du jazz (Carles/Clergeat/Comolli, collection Bouquins).
Selon Kofsky, les choses n’ont peut-être pas été aussi limpides que John Hammond les présente dans son autobiographie (John Hammond on Record, 1977) : on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Ses relations avec Billie Holiday, par exemple, ne sont pas très claires, et la version de la chanteuse est moins flatteuse que celle de son producteur-protecteur.
J’ai fait plus de 200 faces entre 1933 et 1944
(pour Columbia et John Hammond). Je n’ai jamais reçu un cent de droits d’auteurs pour aucune d’elles... Les seuls droits d’auteurs que j’ai reçus, c’est sur mes disques avec Decca.Billie HOLIDAY (1915-1959), Lady sings the Blues, cité par Kofsky, TrA
Il est vrai que la pratique, pour ce type d’enregistrement d’artistes noirs, étaient de leur donner un fixe à l’enregistrement. Point final. Ce qu’Hammond ne se privera pas de dénoncer chez les autres.
C’est pourtant ce type de contrat qu’il avait passé avec Bessie SMITH (1895-1937) aux heures de gloire de l’Impératrice du blues.
Plus tard, dans les années 70, Columbia s’engage dans une réédition des enregistrements avec Bessie SMITH, appuyée par une campagne promotionnelle sans précédent. Enorme succès. Record de ventes. Peu avant, Columbia avait désigné John Hammond comme « bénéficiaire unique des droits d’auteur sur les ventes des rééditions de Bessie Smith ». Kofsky évalue les gains d’Hammond sur ce coup à 60.000 dollards en valeur 1973... Voilà comment un grand bourgeois américain, antiraciste au coeur en or, a pu sur le tard arrondir ses fins de mois, payé sur le talent d’une femme noire, orpheline à 8 ans gagnant son pain en chantant dans la rue.
Lofsky ajoute : « Pour résumer, on a là l’économie politique du jazz réduite à son essence ».
L’histoire n’est pas finie... Bessie SMITH n’ayant pas eu, pendant trente ans, de tombe gravée à son nom, la chanteuse Janis Joplin projette, en 1970, de faire ériger à sa mémoire un monument, et d’ouvrir une bourse d’études portant son nom : une souscription est ouverte... Columbia y verse 1000 dollards, John Hammond, 50 dollards, mais de sa poche.
Ah oui... une dernière chose, mais elle figure dans tous les livres : Bessie SMITH, décède des suites d’un accident de la route, le 27 septembre 1937. La rumeur puis la légende, veulent qu’elle eût pu être sauvée, si un hôpital « whites only » ne l’avait refusée. Allez savoir... ce qu’on dit dans les livres...
Les meilleurs livres, se dit-il, sont ceux qui racontent les choses que l’on sait déjà
Georges ORWELL (1903-1950), « 1984 », 1950
Les points aveugles de la critique dominante ?
L’argent, la classe sociale, la race quand ce n’est pas le sexe... la vie des musicien(ne)s, le monde réel... Comment, coupé de ces réalités, peut-on parler du « jazz » avec un tant soit peu de vérité ? Alors : quid de « l’essence » du jazz ? ? ? ?
Ces sales réalités qui l’ont aveuglé hier pour fonder un discours critique, elles font aujourd’hui ses silences et les tabous du consensus, ses dérives et compromissions, son incapacité à penser les « jazz ».
Elle est sans doute trop occupée à faire le trottoir devant le magasin général.