(Quelques conseils aux artistes)
Ce sont d’abord les besoins matériels et les vulgaires exigences du commerce qui les écrasent dans un cercle fatal où ils deviennent parfois d’artistes, ouvriers ; d’ouvriers, manoeuvres. Viennent ensuite des intérêts accessoires qui les préoccupent bien plus vivement que le perfectionnement lent et patient devenu indispensable à présent à la plus modeste production ; intérêts dont on ne pense à se dépouiller que lorsque la passion dominante de l’art n’absorbe pas le goût de la musique ; un certain degré de talent, le plaisir qu’on éprouve à les développer, ne constituent pas encore l’artiste ; et combien y en a-t-il qui, s’étant engagés à la légère, munis seulement de ces excellentes mais insuffisantes qualités, se trouvent réduits à essuyer tous les désagréments, à connaître tous les déboires de cet état, sans posséder en eux-mêmes les suprêmes consolations, les riches dédommagements des âmes sérieusement éprises de leur idéal ! Il est grand, il est beau de sa vie vouer à l’idéal, à l’art, ce pour quoi, pas seulement ce par quoi l’on vit, selon l’heureuse définition d’un publiciste moderne ; mais que ceux qui veulent parcourir avec honneur cette voie sachent avant de l’adopter qu’elle est maintes fois aride et pénible, malgré les babioles dont on l’a semée de nos jours ; qu’ils s’appliquent à mieux connaître les forces vives et les forces d’inertie qu’il faut y déployer, qu’ils songent quelque peu que l’art, relevant du sentiment, c’est avant tout une vocation qui, comme toutes les vocations, exige souvent des renoncements douloureux à notre coeur et une persistance obstinée, plus forte que nos défaillances, à travers ces moments mornes qui font planer sur chaque réputation l’incertitude du public attendant toujours que le hasard d’une étincelle illumine une oeuvre, et l’électrise lui-même avant d’y reconnaître le sceau du génie.
Je ne saurais craindre que ces remarques, que pourraient appuyer des exemples, les uns illustres, les autres émouvants, contribuent à décourager ceux qui se sentent attirés vers un noble but par la puissance irrésistible de l’inspiration (...) car je sais qu’ils braveraient tous les inconvénients connus et prévus, pour donner essor et satisfaction à leur génie. On ne glace pas le zèle des vrais élus ; leur fermeté endurante trouve plutôt une épreuve salutaire dans les obstacles qui donnent une trempe décisive à leur énergie. Les fatigues qui épuisent les faibles ne rebutent point les forts.
Franz LISZT (1811-1886), Artiste et société, textes réunis par Rémy Stricker, 1995, p.267
Je lui ai dit un jour que je voulais abandonner la musique et conduire un taxi. Il me regarda sévèrement et dit : « Si tu veux conduire un taxi, conduis un taxi. ». Sur le moment, ce commentaire m’a parut froid, mais j’ai finalement réalisé ce qu’il signifiait. Je n’ai plus jamais envisagé cette solution depuis.
George RUSSELL (1923), discours de réception de Gil EVANS
comme Doctor Honoris Causa, New England, 1985, cité par Laurent CUGNY, B 2, 1989
Il est des poètes, des peintres et des musiciens comme des champignons : pour un de bon, dix mille de mauvais.
Proverbe chinois
Who cares ?
Qui se préoccupe que vous jouiez jamais une autre note de musique ? Personne. A quel objectif global voulez-vous satisfaire ? Quel besoin de brûler ? Pensez-vous qu’on manque de bons musiciens de jazz ? Mes amis - N’AYEZ PAS PEUR ! Il y a des trous dans la couche d’ozone et elle diminue. Les mers sont chaque année davantage polluées. Il y a de moins en moins d’endroits où vous pouvez boire l’eau du robinet. Il y a de sérieuse pénuries d’alimentation dans le monde. Mais N’AYEZ PAS PEUR, IL Y A PLETHORE DE BONS MUSICIENS DE JAZZ ! Un nombre considérable ! Des milliers sortent des écoles et des universités chaque année. Ils se multiplient comme les cafards dans vos toilettes. Avez-vous remarqué comme vous en avez toujours de plus en plus sans jamais en avoir acheté un seul ? C’est pareil avez les musiciens de jazz compétents, stylistiquement corrects, « n’exprimant rien d’eux-mêmes ». Ils peuvent jouer vite. Ils peuvent être ardents. Ils peuvent jouer le blues et les grilles d’accords. Nous en avons chaque année davantage. Alors votre participation n’est pas importante. Nous n’avons pas besoin de vous ! Rentrez chez vous et commencer une autre vie !
Même avec tous ces improvisateurs bien entraînés, nous n’avons jamais eu aussi peu d’artistes. Les artistes prennent toute cette technologie, tout ce langage, et disent quelque chose. Ils expriment quelque chose du plus profond de leur âme, ou leurs plus profondes pensées, opinions politiques, amour ou patrie, amour d’eux-mêmes et/ou des autres, ou simplement ce qu’ils ont besoin de dire. Peut-être est-ce juste avoir du plaisir. De tels individus ne se laissent pas absorber par les questions insignifiantes du jour, mais gardent les yeux fixés sur ce qu’ils croient être vrai...
Puis Werner cite Keith JARRETT (voir ci-dessous)
Kenny WERNER (1952), p/comp, Effortless Mastery, 1986, TrA
C’est la voix individuelle, présente à elle-même, qu’on a besoin d’entendre. Nous avons besoin de la démarche d’un musicien travaillant sur lui-même. Nous n’avons pas besoin d’entendre qui est le plus ingénieux avec un synthétiseur. Notre ingéniosité a créé le monde où nous vivons, et nous avons tant de raisons de le regretter.
Nous entendons des musiciens de jazz qui trempent dans la World Music et la musique indienne américaine, avec un feeling de minimalistes... des représentants de l’industrie déguisés en joueurs, des joueurs déguisés en stars de cinéma - quand ils ne le deviennent pas -, des musiciens noirs dépourvus de « soul » et d’innombrables musiciens de « studio » lisant le journal dans la salle de contrôle (généreusement payés pour ça, on devrait dire pour leur patience). Nous entendons tout ça, mais où est cette voix, cette voix originale, individuelle, dont nous avons essentiellement besoin ? Où est Miles ? Où est la musique ?
Keith JARRETT (1945), p/sax/comp..., New-York Times, cité par Werner, TrA
Moralité :
Il faut savoir ne pas faire carrière.
(1895-1981), peintre, mars 1976, Rencontres avec -, Charles JulietBram VAN VELDE
L’extension du domaine de la vente et son accaparation de la sphère du jazz, relativement épargnée jusqu’alors, a offert de nouvelles opportunités de « carrières » musicales.
(En tant que productrice, Betty CARTER offre à de jeunes talents l’occasion d’enregistrer)
Je veux ouvrir quelques portes et faire en sorte qu’un peu d’intégrité revienne dans le jeu et que le musicien - homme ou femme - puisse faire ce qu’il sent. Je ne crois pas que le jazz puisse être produit comme il l’est actuellement. En d’autres termes, vous pouvez allez dans un magasin de disques et voir le mot « jazz », avec dessous Ramsey LEWIS et Herbie HANCOCK*. Vous comprenez, ce n’est pas du jazz, c’est l’argent... qui fait... la musique. (Elle martèle chaque mot). Chaque fois que vous faites de la musique pour les grandes ondes (AMRadio), vous avez « la musique faite par l’argent». Le jazz ce n’est pas ça, même si peut faire de l’argent.
* NdA : C’est l’époque où Hancock explore l’électronique, les beats de danse, ce qui met quelques puristes en colère. En 1997, Hancock affirme : « Je ne regrette rien » (Salt Lake Tribune, Martin RenzHofer)
Betty CARTER (1930), Down Beat, août 1976,
Betty carter’s Declaration of Independance, Herb Nolan, TrA
Au début des années 80, l’atmosphère était un peu hostile, même à New-York, pour une jeune homme noir, ou une jeune femme noire, qui voulait écrire, ou faire sa propre musique... Il y a de nombreuses raisons, mais surtout je pense que les gens avaient perdu de vue que quelqu’un peut développer son propre style sur un instrument et écrire sa propre musique. Cette pensée essentielle du jazz, à ce moment-là, était en train de se perdre.
Matthew SHIPP (1960), pianiste, AllAboutJazz, Fred Jung, juin 1999, TrA
C’est bien dans cette période que nous avons vu le « jazz » - la majorité de ce qu’on nous vend sous ce nom - s’affadir, s’édulcorer et s’abaisser, dans l’insignifiance de sa production aseptisée, vers ce qui me paraît de plus en plus mériter les critiques de Theodor ADORNO à la « culture de masse ». Ce serait alors un comble, d’avoir à convoquer pour parler du jazz d’aujourd’hui celui qui avant-hier ne lui vouait que dédain.
Perfectionnant sa technique, mais vendant son âme, le jazz abandonnait son éthique.
Etiquette contre éthique
Au demeurant, la situation du jazz depuis vingt ans est difficile à dénoncer en bloc : les musiciens, qui ont aussi à gagner leur vie, jouent bien, de mieux en mieux, techniquement parlant. Leur musique peut plaire et quand elle fait « comme si... » créer l’illusion, car elle requiert voire perfectionne au plus haut niveau les qualités formelles du jazz... Son problème, c’est la vacuité, la triche avec des émotions qui n’ont jamais été ressenties par ceux qui les jouent, quand ils singent celles d’autres êtres vivant autre chose en d’autres temps. A moins que celles que jouent ces faiseurs ne me touchent plus, insensible que je serais à ce dont ils témoignent.
La transformation par le capitalisme contemporain, le « marché », de toute production artistique en marchandise culturelle est bien entendue la cause profonde de cette dérive. Avec pour corollaire, l’étouffoir pragmatique, par la réalité de circuits de diffusion sans scrupules, sur l’authenticité, reléguée dans les sous-terrains, où parfois quelque éclaireur ira la déterrer... Par exemple un Alexandre PIERREPONT en ses Terres de feu, dans Jazz Magazine.
Pour autant, il fallait bien aussi, pour que ce marasme fût possible, une politique de production, des « critiques » certes, un public bien sûr, mais... et les musiciens ?
L’académisme et le viol du be-bop
C’est trop facile de discerner l’académisme cinquante ans plus tard sans discerner cependant celui du moment présent.
Jean DUBUFFET, Asphixiante culture, 1968
La question (en gascon dans le texte) de la couillonnade du jazz est entièrement là. Comment en sortir ? Comment s’en sortir ? L’épreuve du free a fonctionné comme une sorte d’analyse historique du jazz. Le jazz ne peut avancer qu’en acceptant son propre sacrifice. Hors ce paradoxe violent, ne restent que la momification, la grévinisation, la crétinisation, la restauration et le conservatisme généralisés. La puérilisation globale de l’activité des musiciens, leur humiliation consentie, ce renvoi massif de tous à un fonctionnement de Haricots rouges thématiques (Haricots Rouges be bop, Haricots Rouges Gillespie, H-R hancock, H-R marsalis, H-R Brecker etc.) a des airs de prophétie dure.
Francis MARMANDE, Cahiers du jazz 6, Lubat et la science de l’espace, 1995
Vers cette époque justement se sont développées des écoles spécialisées, ouvertes des classes de conservatoires pour enseigner le jazz, dont la logique pédagogique rejoignait celle de la reproduction scolaire et universitaire. A l’extrême, on forme à la musique des élèves pour devenir professeurs de musique, plus que musiciens. C’est le processus inversé de ce qu’était la transmission de génération en génération d’une culture du jazz par la pratique : sur le tas et par les anciens. dont les jeunes musiciens apprennent le jazz maint
Je dis toujours à mes étudiants que je peux leur enseigner en un quart d’heure tout ce que je sais de la contrebasse, mais qu’il leur faudra 20 ans pour l’assimiler.
Milt HINTON (1910), cb, Jazz Journal International, 1981, Steve Voce, TrA
Q : Y a-t-il une différence entre la manière dont les jeunes musiciens apprennent le jazz maintenant, et à l’époque où vous avez débuté ?
R : Je crois que beaucoup de jeunes musiciens de jazz, de nos jours, apprennent à travers des systèmes éducatifs, et c'était différent à l'époque où Alvin (QUEEN, batteur) et moi avons commencé. A cette époque, nous apprenions sur scène.
Q : Et à votre avis, quelle est la meilleure méthode ?
R : La scène... Quel que que soit le temps que vous consacrez à votre instrument, à répéter, à jouer avec des groupes à l'école... c'est sur scène que l'on apprend vraiment... que l'on devient adulte... musicalement parlant!
John HICKS (1941), p, JazzBreak, Festival Nice 2000, Kat
Q : Comment s’est faite cette découverte du jazz ?
R : (...) Quand j’ai écouté pour la première fois ces Noirs américains, je me suis demandé comment on pouvait jouer comme ça : souvent ils ne savaient pas bien lire ni écrire les notes de musique, mais le jazz se transmettait par la pratique quotidienne, par l’échange. C’est une musique qui s’apprend sur le tas, comme font les apprentis chez un artisan. Au Conservatoire, on m’a dressé à connaître la musique, on ne m’a pas appris qu’il fallait aussi apprendre à se connaître. On nous apprenait plutôt que nous étions de la merde et que la musique allait nous élever vers une essence supérieure. Le jazz c’est une autre démarche : là tu apprends tous les jours...
Bernard LUBAT (1945), P/dms..., La musique n’est pas une marchandise,
Guy Caunègre, 2001
Ces étudiants en musique n’auront aucun mal, vus les moyens et procédés qui leurs sont proposés - plus sans doute, pour un bon nombre, leur origine sociale relativement confortable - à s’approprier ce qu’ils croient en toute bonne foi constituer les fondements du jazz, alors que ceux-ci ne leurs sont transmis que dans leur stricte dimension technico-musicale, quand elle n’est pas caricaturée : accords, modes, bases stéréotypées de l’harmonie, techniques d’improvisations, plans ou patterns etc.
Je pense qu’il y avait plus d’individualités dans le jeu quand j’étais jeune, et qu’il y a plus de meilleurs joueurs aujourd’hui. (...) C’était des autodidactes qui ne venaient pas des universités et des écoles de musique de mon temps, et je pense qu’ils créaient davantage leur propre personnalité.
Dave BRUBECK (1920), p/comp, déc. 1982, Université de Michigan, Jim Standifer, TrA
John COLTRANE était mon idole (...) C’était un homme remarquable, mais nombre de ses suiveurs n’avaient pas ses capacités, et c’est ce qui en a détourné beaucoup d’un de la musique. Tout le monde a pris un sax en pensant être John Coltrane, essayant de faire la même chose. Nous avons toujours ce gros problème aujourd’hui. Un tas de gars qui dévident longuement la même chose en se répétant tant et plus qu’ils font fuir le public des clubs et des festivals avec ça. C’est une question de jugement.
Frank FOSTER (1928), sax/comp/arg, The Independant, 19883, Steve Voce, TrA
Tout le monde se plaint aujourd’hui du fait que les nouveaux étudiants et les jeunes sonnent tous pareils. Que peut-on attendre d’autre d’un système éducatif devenu de plus en plus codifié et standardisé ? Cette tendance à sur-organiser la pédagogie du jazz n’est pas du plus grand intérêt pour qui veut développer sa propre voix. Quand moins de théorie musicale était disponible, les musiciens développaient des jeux plus variés, par manque d’information, par des démarches difficiles, à travers essais et erreurs. Quand vous avez une pleine classe d’étudiants à qui on dit de jouer telle gamme sur tel accord, ils vont tous jouer l’accord de cette façon. Un professeur efficace doit savoir quitter le chemin des développements scolaires.
(1938), pianite et compositeur, GuitarInfoColl, TrAHal GALPER
Pour quiconque veut maîtriser le langage du jazz, il faut plusieurs années pour seulement apprendre la grammaire de base, ce qui prend la majorité de votre temps. Et ensuite le reste de votre vie, vous continuez à travailler avec ces fondamentaux, à les maîtriser comme support à vos idées. En fait, c’est un langage qui a évolué en incluant des éléments quantifiables - « harmonie du jazz », rythmes spécifiques, qui donnent du poids à la musique dans plusieurs contextes, etc. Pourtant, il y a le danger de se perdre dans l’étude du langage lui-même. Il y a eu tant d’incroyables penseurs et visionnaires qui ont porté ce langage à un tel niveau, que dans le processus pour les étudier, vous pouvez perdre de vue le but premier à l’origine de tout ça : le but d’apprendre comment exprimer par le son votre propre histoire.
Pat METHENY (1954), guitariste, AllAboutJazz, avril 2001, Allen Huotari, TrA
Ce mode d’apprentissage artistique s’apparente davantage aux méthodes d’enseignement scolaire qu’à la transmission, orale et en situation sociale, propre aux cultures populaires, qui avait permis au jazz d’évoluer sans qu’il se coupe de son ancrage ethnique et social. On constate ici une remarquable continuité des modes de transmission culturel, tels qu’ils existent pour les musiques traditionnelles en Afrique.
Les musiques africaines sont toutes construites empiriquement et non à partir d’une théorie abstraite que l’on pourrait énoncer sous formes de concepts. (...) (Les musiques tradotionnelles) ne se conçoivent pas sans la performance, sans manifestation sonore, et leur transmission se fait par imprégnation et par imitation : on écoute et on s’efforce de faire la même chose. Tout au plus une remarque ou un conseil des aïnés viennent-ils parfois soutenir ou corriger le débutant.
Monique BRANDILY, Introduction aux musiques africaines, 1997
On se reportera aux pages consacrées à Charlie PARKER, en 1-9 (Le blues et l’harmonie), pour noter que ce mode de transmission n’entraîne pas la reproduction de modèles figés, mais participe aussi bien de l’évolution de jazz, y compris dans ses (r)évolutions « modernes ».
Les études musicales - technique de l’instrument, théories de l’harmonie, de la composition, de l’arrangement etc...- sont intégrées de plus en plus, après la seconde guerre mondiale, au cursus normal de la plupart des jazz(woo)men, mais elles n’en constituent jamais le fondement essentiel et encore moins unique.
Q : Y a-t-il parmi les nouveaux venus un sax ténor que vous appréciiez particulièrement ?
R : Bon... Je me vois disant que je les aime tous... Ils sonnent tous pareils à mon oreille, parce que tous sont allés à Julliard et quel qu’ait été leur professeur, ils ont tous appris la même chose. Celui-ci commence à le jouer, cet autre le repique et le joue, le même truc. Dans mon esprit, l’individualité doit s’exprimer et jouer d’elle-même. Par exemple, si vous avez 30 personnes avec un même enseignant, dites-moi comment ces 30 peuvent se forger une individualité ?...
Lester YOUNG (1909-1959), sax, 1958, Chris Albertson, cité par Stanley DANCE, B2, 1980
Je suis arrivé à New-York en septembre 1944... La première semaine j’ai cherché Bird
(Charlie Parker) et Dizzy (GILLESPIE) ... Je ne fumais pas, ne buvais pas, ne me dopais pas. Je m’intéressais simplement à la musique, et c’était le pied intégral. Quand les cours ont commencé à la Julliard (School of Music), j’ai pris le métro jusqu’à la 66ème rue, où se trouvait l’école. Illico presto, ce qui s’y passait m’a déplu. Les conneries qu’on y enseignait étaient trop blanches pour moi. Je m’intéressais davantage à se qui se passait dans le jazz. C’était ça le vrai but de ma venue à New-york : m’introduire dans le milieu qui gravitait autour de la Minton’s Playhouse à Harlem, voir ce qui se passait dans la 52ème rue... J’étais à New-York pour absorber tout ce que je pouvais. La Julliard n’était qu’un écran de fumée, une escale, un prétexte pour me rapprocher de Bird et Dizzy (...)J’appartenais à l’orchestre symphonique. On jouait deux notes toutes les quatre-vingt-dix mesures, et ça y était. J’en voulais, il m’en fallait davantage... J’apprenais plus en ville : l’école finit par m’ennuyer. Et puis elle était si orientée blanc, si raciste... Merde, j’apprendrais plus en un concert au Minton’s qu’en deux ans à la Julliard. Quand j’aurais fini mes études là-bas, je connaîtrais un tas de styles blancs. Rien de neuf. Leurs préjugés, leurs conneries me rendaient dingue.
MILES DAVIS (1926-1991)/ Quincy Troupe,
L’autobiographie, 1989, p. 45 et 50
(Chez Thelonious MONK, début des années cinquante)
Un brillant saxophoniste alto et compositeur, Gigi GRYCE, fait irruption dans l’appartement : « Je suis admis » dit-il en s’adressant à Monk, retenant sa joie « Je suis admis, j’entre à la Julliard ! »
Monk, après un de ses silences coûtumiers, regarde Gigi et lui dit : « Bien, j’espère que tu ne le perdra pas là-bas . » Tout le monde dans la pièce savait ce que Monk voulait dire par « le ». Il pensait au son identifiable instantanément, à l’individualité reconnaissable entre mille de votre vrai « moi ».
Gigi GRYCE (1927-1983), Liner Notes de Jazz Messengers + Monk,
par Nat HENTOFF, septembre 1998, TrA
Les principes pédagogiques en vigueur dans les classes de « jazz » des conservatoires, s’ajoutant à l’inculture jazzistique, expliquent la facilité avec laquelle l’approche de cette musique pourra s’inspirer du modèle de la musique classique européenne, celle-ci fondée à l’opposé sur l’interprétation de l’oeuvre des grands compositeurs, le rapport à la musique écrite, la lecture d’une partition.
Or, on le sait depuis le début, et même si on n’est pas obligé de croire en tout celui qui se prétendait « le seul spécimen parfait de jazz encore vivant » :
Le jazz est un style, pas un type de composition.
Jelly Roll MORTON (1885-1941), P/com,
Down Beat, août 1938, JR Morton, TrA
Et je laisse le lecteur(trice) apprécier, puisqu’il est supposé s’agir d’un autre champ esthétique, cette réflexion d’un pilier de la musique contemporaine à la française : François NICOLAS.
Huit thèses sur l'écriture musicale
Proposition 0
. "Dans la musique il y a de la pensée"(...)Proposition 1. La musique n'est une pensée que dans le médium de l'écriture.
Il n'y a de pensée musicale que dans le rapport assumé d'une écriture à la sensation sonore, sensation généralement catégorisée comme perception. Il n'y a de pensée musicale que par un détour d'écriture, par un écart creusé d'avec la sensation sonore immédiate; il n'y a de pensée musicale que celle qui opère, par le jeu d'une interprétation, dans le face à face organisé d'une partition et d'une audition.
Corollaire: La musique improvisée, en tant qu'elle se refuserait à tout impératif d'écriture (il y a une musique improvisée qui reste sous l'horizon de l'écriture, celle qui fonctionne comme cahier d'esquisses pour la composition) s'interdirait de ce fait l'épreuve véritable d'une pensée musicale. Cette question traverse d'ailleurs l'histoire même du jazz plutôt qu'elle ne le dispose d'un seul coté de l'alternative: il y eut toujours chez les plus grands musiciens de jazz l'ambition maintenue d'un passage tendanciel à l'écriture.
Autre champ ? De quoi se mêle Entretemps ? Le jazz gêne, manifestement. Quant à « l’ambition d’un passage tendanciel à l’écriture », que resterait-il du jazz si même l’apport de ses maîtres et de leur pensée n’avait tenu qu’à celà, sans parler de ceux qu’elle n’a sans doute guère effleuré... Louis ARMSTRONG, Count BASIE, Coleman HAWKINS, Charlie PARKER ...
Il y a là une incapacité à concevoir qu’une culture puisse s’élaborer et se transmettre autrement que la sienne propre. Il est nécessaire pour cela de poser quelques distinstions :
On insistera jamais assez sur le fait que cette discrimination, entre musiques savantes et celles qui ne le seraient pas, n’implique aucune idée de hiérarchie. Elle est destinée à prendre en compte la différence de démarche dans l’élaboration des musiques, différence qui nécessite la mise en place d’outils d’enquête et d’analyse adaptés à cette altérité. Rappelons encore que la distinction musiques savantes / non savantes ne recouvre pas celle qui oppose musiques écrites à musiques non écrites. Bon nombre de musiques conceptualisées et entrant de ce fait dans la catégorie savante, sont transmises oralement (en Chine, en Inde...). L’écriture de la musique est une technique et une procédure tout autre que celle qui consiste à écrire sur la musique.
Monique BRANDILY, Introduction aux musiques africaines, 1997
Le relatif échec d’un certain concept de musique contemporaine, qui prolonge la crise de celui de musique savante occidentale, porte parallèlement de jeunes et brillants musiciens à s’intéresser au « jazz », dont la modernité et la liberté les attirent.
Armés d’un bagage instrumental redoutable forgé dans cette tradition, ils sont en général trop peu au fait de celle du jazz et encore moins rompus à sa pratique en situation. Pas encore dans le jazz, plus tout à fait dans le classique... ou réciproquement :
... d’où cette impression que l’on a bien souvent, dans les concerts d’aujourd’hui, d’entendre des Nocturnes de CHOPIN ou des Préludes de DEBUSSY délayés, des Sacre du Printemps qui tournent court. On notera, en passant, le caractère le plus souvent passéiste de ces emprunts au « classique », c’est que ces mixtes jazzistiques d’aujourd’hui se composent inévitablement à partir d’une culture classée (...)
Michel-Claude JALARD, Le jazz est-il encore possible ? 1986, p.181
Pourquoi le be-bop ?
Tandis que les premiers « modernes » recherchaient dans l’histoire de nouvelles intuitions, la modernité « académisée » veut réécrire l’histoire comme une caution de ce qui est ; rejettant toute contradiction, elle apparaît comme l’antithèse de la curiosité moderne.
Benoît DUTEURTRE, Requiem pour une avant-garde, 1995, p. 129
Vue de loin, toute l’histoire du jazz dit moderne - c’est-à-dire, dans le jargon, du be-bop à la veille du free-jazz - s’inscrit dans une progression linéaire continue à partir des innovations des boppers. Il faut bien convenir que le pillage du be-bop n’est pas nouveau. Mingus, en 1953 (Parker est encore vivant) :
De grands artistes comme Bird, Pres, Dizzy, Max Roach, Blanton et Charlie Christian ont travaillé et souffert pour se créer un style personnel. Alors les copistes s’amènent, chantent leurs louanges et volent leurs phrases ; ce qui est pis, c’est que ces imitateurs ont plus de succès que les créateurs qu’ils ont pillé.
, Down Beat mai 1953, cité par Boris VIAN, JHot juin 1953Charles MINGUS
Cette vision historique simpliste fait ainsi peu de cas de la permanence des sources classiques jusqu’aux années soixante : Eubie BLAKE, Armstrong, Earl Hines, Ellington et ses hommes, Basie et les siens, Hawkins, Benny Carter, Milt Hinton, Lionel HAMPTON, Mary-Lou WILLIAMS, Jo Jones et tant d’autres sont encore en activité, jouent leur musique et n’en font pas le revival. Sans parler du Gospel, des bluesmens traditionnels... Des entrelacs stylistiques existent en permanence, dans une infiltration réciproque de l’avant et de l’après be-bop (c’est particulièrement évident chez les west-coasters, et dans les big bands, chez Ellington et Basie, pour n’évoquer que le plus connu). Le néo-classicisme mâtiné de be-bop a un sens ; il est une continuité historisée. De même, on fait ainsi trop peu de cas des innovations, des pistes musicales voire pédagogiques ouvertes dès le début des années cinquante par Lennie TRISTANO, George RUSSEL, Jimmy GIUFFRE, Teddy CHARLES, Herbie NICHOLS, Thelonious MONK, Cecil TAYLOR ... et ce sont quelques marginaux qui sauront les saisir pour changer la donne et faire quelques années plus tard Something Else (le jazz, avec RIMBAUD, est un autre). Il faudrait se pencher aussi sur les sources extrêmement individualisées que revendiquent dans leur années d’apprentissage les nouveaux musiciens, où l’on ne peut pas voir seulement du néo-, du post- : de tous temps le jazzman a cherché ses maîtres anciens, Lester YOUNG redécouvrant Frankie TRUMBAUER, James CARTER, Don BYAS.
Le nouveau, à la veille des années 80, c’est qu’entre temps ont été joués des jazz différents et variés, et pour le reste que trente ans ont passé. Le be-bop revival est donc bien un retour régressif à un style daté, et non le prolongement d’une recherche. On ne veut pas affirmer ici que le be-bop serait en soi une « mauvaise » école. Tous dépend comment on l’écoute, et ce qu’on en fait :
Un autre guitariste que j’aime beaucoup est Pete BERNSTEIN ; il est avec le groupe de Josh REDMAN. Pete vient de la tradition « Grant GREEN » mais, et je dis mais pour une raison, c’est que j’ai fort peu de patience avec le be-bop régénéré. Mais Peter a de grandes possibilités de développement, et des oreilles fantastiques.
Jim HALL (1930), g/comp/arg, String Jazz magazine, janvier 1996, Chris Burden, TrA
(...) c’est bien qu’il existe des écoles de jazz, mais il ne faut pas s’imaginer qu’il y a des recettes. Tout le monde ayant besoin d’une règle du jeu, on revient à fond au be-bop et on se dit que c’est par-là qu’il faut apprendre à jouer. Mais est-ce que pour apprendre l’anglais il faut obligatoirement commencer par Shakespeare ?
François JEANNEAU (1935), sax/fl/clav/comp/
1981, Denis LEVAILLANT, p.293L’improvisation musicale,
La dimension improvisée du jazz pouvaient cependant faire obstacle à une telle pédagogie, car elle résiste à un apprentissage théorique. On a résolu ce problème en standardisant à l’extrême le concept d’improvisation, à l’aide de normes, règles et méthodes - essentiellement mélodico-harmoniques, car plus faciles à mettre en fiche que le travail du son ou celui du phrasé, avec ses subtilités d’ordre rythmique comme le swing, la pulsation, la respiration et le flux, le groove... Mais le musicien amateur et moyen que je suis n’a besoin que de quelques heures pour vérifier, à l’analyse harmonique de quelques relevés de Charlie PARKER (Parker’s omnibook ) - c’est-à-dire à partir d’une transcription écrite pourtant réductrice - que cette théorisation du be-bop n’en formule qu’une grossière caricature, à la manière dont les académismes édifiaient des « règles de composition ou lois de l’harmonie » en mettant leurs gros pieds dans les oeuvres des grands compositeurs classiques (voir deuxième partie, 1-10, le blues et l’harmonie).
On peut affirmer que les prescriptions de correspondances « un accord-un mode », donnés par les professeurs aux apprentis musiciens ne correspondent en rien à la réalité du be-bop. Aucun solo de Parker, de Gillespie ou de Monk n’est analysable avec un pareil système, ou de façon tellement complexe, minée d’exceptions et de contorsions théoriques qu’il n’explique rien et surtout pas le procédé réel de la conception. Avant-tout, le bebop des maîtres déconstruit littéralement les systèmes. Celui des récupérateurs en fait un nouveau système.
Les jazz(wo)men sont les poètes de la musique instantanée. Ils ne doivent pas apprendre à jouer. Mais à écouter. Enseigner à jouer, c’est enseigner les académismes.
Si le poème sait ce qu’est la poésie, il est perdu. Il ne faut pas qu’il fasse ce qu’il sait, ni qu’il sache entièrement ce qu’il fait, sous peine aussitôt d’être un faire et un savoir tout faits. Du prêt-à-écrire. Dont on connaît les virtuoses. En jouant avec l’écriture, ils jouent avec eux-mêmes. Deviennent des maîtres d’écoles. C’est pourquoi il ne faut pas apprendre à écrire. Mais à lire. Enseigner, c’est enseigner les académismes.
Henri MESCHONNIC, Politique du Rythme, politique du sujet, 1995, p. 181
Ce n’est donc pas un hasard si cet académisme s’empare du be-bop, posé comme fondation du jazz moderne. En effet, une des caractéristiques de ce style, par laquelle il rompt avec le jazz des périodes antérieures, consiste dans le développement des improvisations - en simplifiant : la création spontanée de lignes mélodiques - en partant des accords et de leurs superstructures harmoniques, plus que par un commentaire mélodique du thème de départ ou un jeu en arpèges développant les accords de base. La qualité des improvisations, pour le jazz classique, plus que sur une technique instrumentale virtuose (faudrait-il encore s’accorder sur ce terme), et sur des connaissances théoriques, repose sur l’oreille et l’imagination des musiciens, leur invention rythmique et le soin pris à se forger un son, à rechercher leur expressionnisme. Si bien que pour un auditeur ayant entendu deux ou trois fois les solistes ou les orchestres d’une époque donnée, il est aussi aisé de les reconnaître qu’un parent ou une amie au téléphone. Pour un amateur passionné, voilà comme une famille, et s’il est musicien, une fratrie.
Paradoxalement, il est sans doute plus facile, quand on se contente de mimer un style, et si l’on dispose instrumentalement du « niveau » (ce mot est très présent dans le langage des étudiants) de plagier le be-bop (musique réputée techniquement difficile : flatteur pour celui qui la maîtrise) que le jazz classique. Dans les styles anciens, le swing, comme le sens et l’invention mélodique et rythmique peuvent poser des problèmes à plus d’un, s’ils ne le sentent pas, car il relève davantage d’un bain musical et culturel que d’un apprentissage de conservatoire. Malgré ses difficultés théoriques et techniques, le style be-bop était plus récupérable que ceux qui l’avaient précédé. Il était aussi plus attractif en raison des images associées aux différents styles. Plus porteur, plus « moderne ». Les casseroles restaient attachées aux queues du jazz classique par les effets pervers de la victoire des modernes et le triste cirque du New-Orleans revival.
Je remarque en passant qu’on a beaucoup moqué cet engouement d’après-guerre pour la recréation du style New-Orleans vingt cinq ans après l’original - au moins ceux-là, comme Boris Vian, apprenaient sur le tas. Les mêmes ou d’autres ont pu cependant juger du meilleur goût une singerie olympique du be-bop, cinquante ans après Charlie Parker. C’est que ces phénomènes de revivalismes n’avaient pas les mêmes causes, ni la même fonction, culturellement et économiquement parlant. Les premiers, avec le retour au New-Orleans, « nageaient à contre-courant », pour reprendre Malson ; les seconds, avec le be-bop, se laissaient porter au fil des eaux glacées, dans le courant... Le jazz classique - que je n’oppose pas, ni esthétiquement ni historiquement, au jazz « moderne » ni à ses développements les plus contemporains - fait ainsi l’objet d’un dédain, voire d’un mépris qui ne traduisent - au nom de ce critère de si faible goût qu’est le « style » d’une époque - qu’une inculture musicale, un sectarisme formaliste, et une méconnaissance de l’unité historique du « jazz ».
On peut s’interroger : la « guerre des jazz » n’a-t-elle pas contribuer, et si oui dans quelles proportions, à cette image de ringardise collée au jazz classique ? Même si les partisans du moderne ne rejetaient pas l’ancien, ils laissaient entendre qu’il était de moindre valeur « esthétique ». Pour eux, le jazz devient « art » avec Ellington et le be-bop. J’y reviendrai.
Ecoutons Albert AYLER faire le lien entre exigence de modernité et attachement à la tradition, par-delà les styles, où il sait trouver sa substance :
Je suis un artiste. J’ai vécu plus que je ne peux exprimer par le be-bop. Pourquoi resterais-je en retrait du feeling de ma vie ? Pour prolonger le ghetto en Amérique ? C’est une nouvelle vérité maintenant. Et il faut de nouveaux chemins pour exprimer cette vérité. (...)
Après avoir parlé de ses influences, Lester Young, Billie Holiday... Charlie Parker :
Il y a eu aussi Sidney BECHET. J’étais fou de lui . Sa sonorité incroyable... Pour moi il représentait l’esprit de vérité, dans le jazz New-Orleans - et que beaucoup n’ont plus aujourd’hui. J’espère apporter un retour de cet esprit dans la musique que nous jouons.
Albert AYLER (1936-1970) sax/comp, Down Beat, novembre 1966, Nat Hentoff, TrA
A ce paysage pédagogique, il faut ajouter ceci (au moins pour la France) : dans un premier temps, quand s’ouvraient ces écoles, les musiciens formés au jazz be-bop dans les années cinquante-soixante arrivaient à un âge où les difficultés économiques du métier et la crise du jazz (années 70, montée en puissance du jazz-rock, de l’électricité, de la fusion, et mise à l’écart du jazz acoustique...) les voyaient trop contents d’assurer un salaire même modeste d’enseignant, en transmettant ce qu’ils aimaient : la musique de leur jeunesse, celle sortie victorieuse des joutes d’après-guerre, modernes contre anciens. C’est seulement plus tard que les écoles ont fabriqué des enseignants, qui ouvraient des écoles qui...
Les professeurs sont des écoliers prolongés, des écoliers, qui, terminé leur temps de collège, sont sortis de l’école par une porte pour y rentrer par l’autre, comme les militaires qui
rengagent. Ce sont des écoliers ceux qui, au lieu d’aspirer à une activité d’adulte, c’est-à-dire créative, se sont cramponnés à la position d’écoliers, c’est-à-dire passivement réceptrice en figure d’éponge.(...)La culture est en quête de norme, est en quête d’adhésion collective, pourchasse l’anormal. La création, à l’opposé, vise à l’exceptionnel, à l’unique.
Jean DUBUFFET, Asphixiante culture, 1968
Le bon maître est celui qui tout en répétant l’ancien est capable d’y trouver du nouveau.
CONFUCIUS
L’art est dépouillé de son art, le tri cesse d’être un tri, le moniteur devient élève, le maître redevient un débutant, la fin devient le commencement, et le début est achèvement.
HERRIGEL (1884-1955) , Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, 1953Eugen
Ajoutons pour ne pas être injuste qu’il y eut d’heureuses exceptions, et que certains, bien conscients de cette situation, ont essayé d’y remédier. Dernière née des écoles animées par d’authentiques routiers du jazz, l’Ecole de Création Musicale, d’Eric Le Lann, à Rennes.
Q : Qui sont les professeurs de cette école ?
R : Jean-Louis Chautemps (saxophone), Césarius Alvim (contrebasse, piano), Stéphane Véra, Daniel Bruno Garcia, Simon Goubert (batterie), Baptiste Trotignon (piano), Eric Le Lann (trompette, improvisation), Frédéric Sylvestre (guitare), Claudia Solal était pressentie pour le chant mais il n'y avait pas assez d'élèves.
Ces professeurs ont la particularité d'avoir une grande expérience de la scène. Nous avons monté un programme pédagogique sur six ans avec la volonté d'élever le niveau. Après tout, il faut quinze ans pour faire un musicien. Les enseignants, je les connais depuis vingt ans. Ca leur a plu. La majorité prend le train le matin et rentre le soir. Avec des gens que je connais bien, la pédagogie se tient. On se concerte, on se parle. A l'avenir, je me vois plutôt comme manager que comme professeur, sauf pour quelques cours de trompette épisodiquement.
(...)
Q : Que découvrez vous en enseignant ?
R : Personne ne pense au rythme dans les écoles de musique. C'est un gros problème chez les musiciens. Pour faire trois croches à suivre… On reprend tout à zéro. Le plus rythmique des professeurs, c'est Césarius Alvim parce qu'il est brésilien. J'ai vu des master classes de chefs d'orchestres classiques. Ils travaillent le rythme pendant des heures. Du Chopin pas en place, ça ne tient pas. Les très grands, comme Richter, sont des monstres rythmiquement. Jouer du Debussy ne doit pas moins swinguer que du Ellington. On se remet en question lorsqu'on donne des cours. Par exemple, la rigueur. L'improvisation, ce n'est pas faire n'importe quoi. La musique, ça doit être rigoureux.
Eric LE LANN (1957), tp/bgl, Le Jazz, Guillaume Lagrée, 1999
Ce sont quelques raisons pour lesquelles une ou deux générations de musiciens, appliquant plus-que-parfaitement des recettes, se sont investis avec tant d’enthousiasme, quand ce n’est de juvénile arrogance, dans la récréation et le revivalisme d’un style dont ils n’avaient saisi que la forme essorée, des notes, expurgé les acidités et la violence alors moderne, certes, mais d’un autre temps. Car si le be-bop reste à jamais moderne, c’est dans l’oeuvre immortelle de ses inventeurs, pas dans la clonerie contemporaine.
C’est donc ainsi qu’une caricature du jazz moderne et du be-bop a donné lieu à une entreprise de didactisation de ce qu’on voulait donner à apprendre, à jouer et à entendre pour « jazz ». On a privilégié une voie importante, majeure en son temps, comme modèle et fondement prétendus uniques de la modernité du jazz. Mais le jazz moderne ne fonde pas la modernité du jazz. Sa modernité s’inscrit en permanence dans un mouvement qui part de la tradition, dans ses ultimes développements, pour se livrer à une « déconstruction critique », en formulant de nouvelles solutions. C’est par exemple le rapport de Dolphy à Parker, de Braxton à Dolphy ...
La confusion sur les termes est portée à son comble. J’entends bien le montrer et c’est pourquoi je consacre un chapitre au rapport du jazz à la modernité, prolongée d’une annexe relative à ce concept (voir 2-1, Jazz, de l’art et de la modernité).
Au reste, ce qui me passionne dans l’oeuvre d’un homme, ce n’est pas ce en quoi il excelle, ce qu’il sait faire, mais ce qu’il découvre, et ce qu’il est près de découvrir.
Louis ARAGON, La peinture au défi, 1930
Les défenseurs vieillissants de cette « modernité » du be-bop, contre le « vrai jazz » de Hugues PANASSIÉ, ont alors assisté impuissants à l’invasion de cet académisme, et à ce modernisme figé contre toute vérité d’un art en prise sur son temps, contre toute modernité vraie.
le jazz refroidi dans les eaux glacées
(Thèse 192)
La consommation spectaculaire qui conserve l’ancienne culture congelée, y compris la répétition récupérée de ses manifestations négatives, devient ouvertement dans son secteur culturel ce qu’elle est implicitement dans sa totalité : la communication de l’incommunicable. La destruction extrême du langage peut s’y trouver platement reconnue comme une valeur positive officielle, car il s’agit d’afficher une réconciliation avec l’état dominant des choses, dans lequel toute communication est joyeusement proclamée absente. La vérité critique de cette destruction en tant que vie réelle de la poésie et de l’art modernes est évidemment cachée, car le spectacle, qui a la fonction de faire oublier l’histoire dans la culture, applique dans la pseudo-nouveauté de ses moyens modernistes la stratégie même qui le constitue en profonderu. Ainsi peut se donner pour nouvelle une école de néo-littérature, qui simplement admet qu’elle contemple l’écrit pour lui-même (ou, pour notre sujet la virtuosité instrumentale, NDA). Par ailleurs , à côté de la simple proclamation de la beauté suffisante de la dissolution du communicable, la tendance la plus moderne de la culture spectaculaire - et la plus liée à la pratique répressive de l’organisation générale de la société - cherche à recomposer, par des «travaux d’ensemble », un milieu néo-artistique complexe à partir des éléments décomposés ; notamment dans les recherches d’intégration des débris artistiques ou d’hybrides esthético-techniques dans l’urbanisme. Ceci est la traduction, sur le plan de la pseudo-culture spectaculaire, de ce projet général du capitalisme développé qui vise à ressaisir le travailleur parcellaire comme « personnalité bien intégrée au groupe » (...) C’est partout le même projet d’une restructuration sans communauté.
Guy DEBORD, La société du Spectacle, 1967
On ne peut heureusement pas prétendre que le « jazz underground » ait fait l’objet d’une récupération comparable à certains courants littéraires ou à l’art conceptuel pour la peinture, avec ses messes officielles.
Mais ce raz-de-marée du néo concerne bien le jazz aussi. Il n’a été possible qu’appuyé sur un discours, et parce qu’il intéressait les décideurs de l’industrie musicale, à qui il ouvrait l’opportunité d’un marché (pas autant que Mickael JACKSON ou Madonna bien sûr, mais voyons bien qu’une des caractéristiques du capitalisme contemporain, qui génère et rentabilise des clientèles individualisées à l’extrême, est de ne négliger aucune niche à profit).
L’époque est post-, elle se dit post-, elle hérite du post. Or le problème de l’art et d’une pensée de l’art (...) est celui des historicités. Et le post- n’est pas une simple suite, un après comme tous les après. C’est un refus de sa propre historicité, plus qu’une dénégation de son historicité. Une vocation à ne pas exister. Par amour de l’art. L’amour de l’art est la mort de l’art. Le post- est une hyper-culture qui a tous les moyens pour cacher son vide, du fronton néo-grec à l’architecture déconstruite, de la bibliothèque en forme de livre au livre en forme de bibliothèque
(et du Parc Floral rendant Tribute to Kind of Blue au Winton MARSALIS en forme de Louis Armstrong, NdA). Le problème de l’art, et de la pensée, est de se débarrasser de tout ce post-post-post, ce néo-néo-flop propulsé par la média - la mass-média-tisation, la spectularisation et la marchandisation qui font le marché de la pensée, et de l’art. Les conditions mêmes pour remplacer la pensée par le consensus ; l’art, par l’académisme de la provocation (pour le jazz, on fait aussi et plus souvent sans provocation, pour la masse, NdA) (...)L’art, la littérature, la poésie, la pensée sont cette sortie, dès qu’ils sont eux-mêmes. Cette sortie passe d’abord par la reconnaissance des académismes, tous les académismes. Par la critique des mondanismes. Ceux qui font groupe et chefferie écrivent groupe. Leur surface sociale est ce qui les efface.
Henri MESCHONNIC, Politique du Rythme, politique du sujet, 1995, p. 548
Car le jazz n’échappe pas aux relectures et autres déconstructions qui caractérisent le destin des arts dans la « post-modernité » fin de siècle. Preuve bien triste et tardive qu’il aurait acquis un statut artistique. Un jazz déguisé en grand Art et qui se prend les pieds dans son costume de scène. Le Modern Jazz Quartet n’entravait pas lui le blues dans ses queues de pie.
Le discours, le porte-parole charismatique en est le trompettiste virtuose noir-américain Winton MARSALIS, de formation classique - un des plus grands interprètes classiques de son temps : pour ça je m’avoue incompétent. Une de ses thèses, dans les années 80, consiste en gros à proposer que le jazz reconnaisse d’abord son passé, constitué comme « Grande Musique Classique Noire Américaine », pour en relire la partition. Discours pervers s’il en est.
Q : Certains vous reprochent d’avoir au
Lincoln Center une vision limitée du jazz...R : Au Lincoln Center, nous défendons des valeurs essentielles de base auxquelles nous nous tenons.
Q : Quelles sont ces valeurs ?
R : Swinguer, jouer le blues sont les fondements de notre musique. La musique de Duke Ellington est une de nos valeurs essentielles. Le concept d’un ensemble de musiciens qui swinguent ; l’improvisation, la création de solos cohérents dans un environnement swinguant ; voilà nos valeurs fondamentales. Nos valeurs essentielles sont fondées sur le swing... C’est ce en quoi nous croyons.
Winton MARSALIS (1961), tp/comp/lead/prod....Le langage du jazz,
Ford Fondation Report, Sarah Bullard, 2001, TrA
Côté « positif » (sous réserve d’inventaire car au passage ce discours récrit l’histoire, qu’il tend à suspendre), Marsalis déclenche d’abord un fabuleux travail de mémoire - bien que sélective - de ré-appropriation, de formation des jeunes musiciens, et de pédagogie bien médiatisée qui conduira en 2000 au succès incroyable de la série télévisée documentaire JAZZ, pour laquelle il conseille et seconde le réalisateur Ken BURNS : l’Amérique entière découvre son « jazz ». Aux USA, les ventes de disques de jazz doublent. Ce point positif est à mettre en relation avec la situation qui prévalait avant (voir en I-5, notamment les propos de Frank Foster). Positif parce qu’il en restera forcément quelque chose, chez la jeunesse ainsi formée si elle atteint sa maturité.
Pervers parce que parallèlement, Marsalis donne des concerts reconstituant le plus fidèlement possible les orchestres d’Armstrong ou de Duke Ellington, au bon prétexte de faire connaître ces grands maîtres et leurs chefs-d’oeuvres. Mais le bât blesse là où, précisément, le jazz est tout sauf une musique d’interprétation. Ces reconstitutions, de même que les « Tribute to... », hommages aux maîtres disparus qui se multiplient sur les scènes de l’été, écorchent la première oreille déjà trempée dans les originaux : trop vraies pour être honnêtes, trop fabriquées pour être justes - car le plus grand virtuose n’échappe pas au ridicule quand il refait ce qu’inventait avec génie une technique rudimentaire en bousculant ses limites et celles du bien-jouer.
Remarquons ici que c’est aussi le rapport à l’improvisation - ce diable au corps du musicien libre - qui produira, également à partir du be-bop, le meilleur gag jazzistique puisqu’il ne s’agit de rien moins, pour son inventeur - l’incontournable André HODEIR, nous le retrouverons - que de sauver le jazz. Je veux parler de son concept d’ improvisation simulée, où le musicien se voit confier une partition écrite dans son propre style. Inspirée à Hodeir par la méthode de Duke Ellington - qui nourrissait l’écriture pour son orchestre du jeu de chacun de ses musiciens - cette extrapolation est sans doute le pire mal-entendu de l’esprit originel en ce qu’elle bride deux aspects essentiels du jazz : la liberté du musicien d’exprimer son individualité, et le rapport au temps, à l’instant, au présent.
Question au concepteur : l’improvisation simulée appartient-elle à l’essence du jazz ?
Alors : Marsalis-Hodeir, même combat ? Sans doute pas, mais il est intéressant de noter que c’est dans le rapport entretenu à la tradition de la musique européenne, où l’on croit voir des solutions, que s’abandonnent des caractéristiques immanentes du jazz, et que s’enlisent - en tant que jazzmen - de grands musiciens.
Pervers encore, parce que cynique façon de boucler la boucle de l’odyssée du jazz, à l’heure ou d’autres décrètent « la fin de l’histoire ». En effet, si le jazz a bien apporté une contribution immense à la culture et à l’art universel de la musique, c’est en libérant le musicien de la dépendance exclusive d’un texte musical écrit - l’interprétation de l’oeuvre d’un compositeur - pour lui permettre d’exprimer les états présents de sa propre personnalité, ses pensées et ses émotions à travers l’improvisation, la création de ses propres motifs musicaux, de sa propre syntaxe, servis par un son propre et un phrasé personnel - reconnaissable entre tous, comme une personne s’exprimant avec des mots. L’idée de l’imitation est étrangère au jazz, en dehors des années d’apprentissage - et il faut alors voir comment -, du cliché humoristique ou rendant hommage à celui qu’on évoque, comme Ella FITZGERALD imitant Louis Armstrong ou le pianiste Jaki BYARD évoquant Fats WALLER ou Errol GARNER.
Q : Je sais qu’une des influences de Dave (PECK) au piano est Bill EVANS, et vous avez joué avec Bill Evans. Avez-vous senti son influence dans le jeu de Dave ?
R : Oui, de temps en temps, on entend surgir chez de nombreux pianistes quelque chose du style de Bill Evans, mais je ne considère pas du tout que Dave imite Bill. Il en est arrivé au point d’approcher d’avantage l’esprit que Bill apportait à la musique que sa manière technique. Un musicien qui en imite un autre, ça s’entend à la première seconde. Il y a des qualités de jeu qui transcendent ça, qui sont au-dessus de ça, et c’est à cela qu’on reconnait les bons et les grands musiciens. Ils n’essayent pas d’imiter quelqu’un au point de sonner comme une double (carbon copie), mais ils essayent de mettre dans leur propre jeu l’essence d’une recherche, en termes d’improvisation. (...) Avec Dave, je ne sens pas une imitation. Je sens une extension.
Joe LABARBERA (1948), batteur, AllAboutJazz, août 2001, Jason West, TrA
Au passage, signalons que la technique de détournement littéraire, utilisée par Debord (et qu’il reprend à Hegel, Marx, et Ducasse-Lautréamont, pour la systématiser), peut être comparée à une certaine manière de citation dans le « jazz », où par définition, on ne met pas de guillemets (sauf Alexandre Pierrepont, mais c’est au mot, pas à la chose) : ce côté « bandit » du procédé, hommage sans le dire, et non l’admiration bête et béate, conditionnée sans conditions, de celui qui copie. Charlie Parker maîtrisait le procédé avec tant d’élégance et d’humour qu’il pouvait, selon des témoins, intégrer avec à-propos des fragments mélodiques de toutes provenances et référencées, dans le cours de ses improvisations.
(Thèse 208)
Le détournement est le contraire de la citation, de l’autorité théorique toujours falsifiée du seul fait qu’elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et finalement à son époque comme référence globale et à l’option précise qu’elle était à l’intérieur de cette référence. (...) C’est au contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui peut confirmer l’ancien noyau de vérité qu’il ramène. Le détournement n’a fondé sa cause sur rien d’extérieur à sa propre vérité comme critique présente.
(Thèse 209) C’est la « correction historique qui est sa vraie fidélité »
Guy DEBORD, La société du spectacle, 1967
On ne manquera pas de relever le risque que je prends donc ici, et Debord à contre-pied, en fabriquant un livre truffé de citations. C’est que j’ai opté par principe pour une construction plurielle et contrapuntique qui, à défaut de servir directement mon point de vue, peut trouver une pertinence en suggérant un contexte, une comparaison ou une mise en relation, par une lecture active voire métaphorique à laquelle j’ai invité le lecteur (trice). Une sorte de théorie à la Facteur Cheval. Quant aux détournements, qu’on se débrouille... c’est la règle du jeu.
Raoul VANEIGEM, immortel combattant des plaisirs, dans un livre pillé en 1968 et après, nous met en conditions de comprendre :
Le conditionnement a pour fonction de placer et de déplacer le long de l’échelle hiérarchique. Le renversement de perspective implique une sorte d’anti-conditionnement , non pas un conditionnement d’un type nouveau, mais une tactique ludique
: le détournement.Raoul VANEIGEM, Traité de savoir-vivre..., 1967, p. 242
A l’extrême, un musicien qui joue sans la concentration nécessaire prend le risque de n’être plus présent à lui-même, de singer son passé. Il se copie alors lui-même. Ainsi, Michel-Claude Jalard témoigne de sa « déception », après un concert de Thelonious Monk à Paris, en février 1964, dans un texte réédité en 1986 : Le fantôme de Monk. L’exigence d’absolue présence au présent qui habite le jeu du pianiste est alors prise en défaut. Il ne suffit pas pour trahir une oreille avertie, d’être, pour reprendre Bill Evans cité ailleurs, un professionnel.
Ce qu’il convient de noter, c’est que l’improvisation, chez Monk, n’est pas l’exploitation consentante d’un schéma initial mais tout au contraire son refus, et qu’elle tire sa cohérence, dans les cas les plus aboutis, de toute une dialectique de l’affirmation-négation, qui se constitue dans l’instant et que l’instant constitue. Or, s’il est une routine du dire, il ne peut y avoir, par définition, une routine du refus, mais seulement un simulacre.
Le simulacre n’est pas la répétition. D’une certaine manière, même, c’en est le contraire : au lieu de réitérer un événement, il ne fait que répéter son apparence passée. Dans ses récents concerts, Monk s’est borné à utiliser le souvenir de ses improvisations : ce faisant, il renonçait à la poétique vécue du fait sonore qui définit sa création pour exploiter l’imaginaire du souvenir. Il nous a présenté quelque chose de semblable à lui-même, son faux-semblant : tel est le simulacre. Et pour réaliser ce simulacre, il s’est servi du pseudo-langage que constituent la mémoire et l’habitude, se détournant de cette contestation vécue qui est l’essence même de son art : tel est le reniement.
Michel-Claude JALARD, le fantôme de Monk, 1964, rééd. 1986
Un tel jugement pourrait paraître bien sévère, si n’était en jeu une vérité même du jazz :
De toute façon, s’il ne saurait être question pour les jeunes jazzmen de renoncer à l’originalité de la musique qu’ils pratiquent il ne saurait s’agir non plus de la souligner par la reprise de quelques formules éculées. (...) En s’imitant lui-même le profond vire au léger, le léger tourne au vulgaire. Il faut créer toujours (...) L’évolution est le lot d’une musique en société mouvante : c’est un fait, et c’est une valeur.
Lucien MALSON, Une musique et un peuple, Cahiers du jazz, 1959, B1, p. 62-63
La critique pourrait être adressée à tant d’autres - on n’est pas toujours en forme, présent à soi-même...- le risque se multipliant d’autant que le style se fige - un Dizzy Gillespie, à l’opposé d’un Miles Davis.
Renouvelle-toi complètement chaque jour ; fais-le de nouveau, encore de nouveau et toujours de nouveau.
CONFUCIUS, Tahio (Grande Etude)
... Où l’on retrouve la question de la modernité, face à celle de contemporanéité (question reprise au chapitre 2 : Jazz, de l’art et de la modernité) :
Si l’art et la pensée sont en prise sur le présent, une transformation permanente du présent, l’art et la pensée sont indissociables de cette tension qui définit pour moi la modernité comme recherche et invention d’une présence au présent, travail du sujet. Et le contemporain est l’ennemi de la modernité, puisqu’il vit du résultat présent, socialisé, des recherches passées, par quoi il a le pouvoir sur l’opinion, sur le présent, et pense avoir le pouvoir sur le temps (...)
Car il y a une chose que le contemporain n’a pas et ne peut pas avoir, c’est l’avenir. Parce que l’art et la pensée ne sont jamais contemporains de leur passé. L’art, la pensée, c’est être contemporain de l’avenir, non du présent passé. En ce sens, on est à peine contemporain de soi-même, sinon par moments. C’est dans ces moments-là qu’on échappe au contemporain.
Henri MESCHONNIC, Politique du Rythme, politique du sujet, 1995, p. 482
Que dire alors de la copie : peut-on jouer le jazz dans le simulacre d’un autre ? Si le risque existe pour un artiste hors du commun qu’il ne soit pas, toujours, en lui-même, comment un musicien pourrait-il, jamais, être dans un autre ? rimbaud : « Je suis un autre » , c’est à la condition d’être d’abord soi-même. Comment Marsalis peut-il refaire Armstrong ? Ici l’artiste ne risque pas de se renier. Il n’existe pas. Artisan, oui. Contrefaiseur trop habile. Artiste sûrement pas. BAUDELAIRE - j’y reviendrai au chapitre 2, concernant la modernité - n’avait pas de pitié pour ces « brutes très adroites, de purs manoeuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau » (Le peintre de la vie moderne). Moralité :
Il faut faire ce qu’on est seul à pouvoir faire.
, avril 1972, Rencontres avec -, Charles JulietBram VAN VELDE
Je pense qu’il est important pour les jeunes de se concentrer (focus) sur ce qu’ils ont en eux, car nous sommes tous différents. Nous avons tous différentes manières de relier les choses. C’est toujours bon de l’explorer. Je conseille toujours aux jeunes de chercher leur propre voix. Nous ne pouvons recréer le passé. C’est important de penser aux gens que nous admirons et à ce qu’ils ont fait, mais aussi de développer notre propre individualité.
(1940), saxophoniste, AllAboutJazz, juillet 1999, Fred Jung, TrARoscoe MITCHELL
Devant de telles considérations, avec ce choix à faire par celui qui embrasse le métier de musicien, d’être ou non « jazzman », la question « le jazz est-il un art ? » ne se pose plus relativement au genre artistique (musique classique, peinture, écriture... jazz) mais réellement dans la posture adoptée : être ou ne pas être, dans le jazz, un artiste. Il n’y a pas d’art sans oeuvre (l’histoire nous a préservé, est-ce un hasard, d’un jazz conceptuel, alors que la musique contemporaine a pu parfois y sombrer). Pas d’oeuvre sans sujet. Les problèmes du jazz sont des problèmes de l’art. De l’artiste à l’oeuvre, qu’il fait sujet.
Alors, en ce sens, l’art du jazz n’est pas différent de la littérature, de la poésie, et l’artiste de jazz est, de ce point de vue, dans la même position que l’écrivain.
Q : En quoi la mode peut-elle être l’ennemi, pour un romancier, et comment ?
R : D’un romancier, d’un poète. D’un écrivain en général. En ce sens qu’une certaine opinion publique composée d’écrivains, de critiques, un certain engouement de la presse font que des hommes, qui avaient en eux des possibilités très grandes, vont les abandonner parce que simplement ils croient s’être trompés de route, et que la vraie route est celle sur laquelle M. Untel a réussi. Cela est extrêmement triste, et de plus en plus fréquent de nos jours. Je connais de nombreux écrivains qui se sont trouvés réduits à rien pour avoir emprunté le chemin des autres. Je souhaite à ceux chez qui je crois voir de tout autres possibilités, avant tout de ne pas prendre le chemin des autres, mais de trouver leur chemin à eux. C’est pourquoi je ne souhaite à personne de suivre mon chemin à moi.
Louis ARAGON, octobre 1963-janvier 1964, Entretien avec Francis Crémieux, Gallimard
Comment ne pas penser à ces jeunes instrumentistes hyper-doués, aux talents multiples, ballotés entre d’une part d’exaltantes participations à des musiques hors des sentiers battus et des productions médiocres sous gros label, fortement médiatisées : un James CARTER, par exemple, entre sa participation au sextette de saxophone de Julius HEMPHILL et un CD raccoleur fusionnant funk-jazz-harmolodie ...
Richesses et honneurs injustement obtenus ne sont pas plus solides que le nuage flottant qui passe.
CONFUCIUS
Je reviens à l’académisme, pour en résumer la perversité. En d’autres termes, là où le jazz avait opéré un changement radical, dans la conception musicale, par rapport à la tradition européenne savante, Winton Marsalis fait rentrer par la porte, avec les prétendus honneurs, ce que le jazz avait jeté par la fenêtre, et qui en était un des constituants en tant qu’art vraiment moderne : la place du musicien, et la libre expression de son individualité dans l’instant présent. S’engouffre dans l’ouverture une floppée d’instrumentistes de formation classique - pianistes souvent - qui n’ont peut-être jamais écouté un pianiste de jazz d’avant l’ère Bill Evans... La musique qu’ils produisent n’a pas même le charme désuet d’un Third Stream’revival ; c’est plutôt une nouvelle variante de piano mécanique.
C’est l’individualité qui compte. C’est ce qui manque, vraiment. Chez les jeunes musiciens, il y a tant de clones aujourd’hui. Personne ne sonne comme soi-même.
(1907), sax, Down Beat décembre 1989, Mitchell Seidel, TrABenny CARTER
Pourquoi continuer à sonner comme 30 ans auparavant ? Ce n’est pas aller de l’avant. Le temps doit devenir votre complice. Vous devez constituer un tandem dans son voyage à sens unique, toujours de l’avant. C’est la façon dont les personnes créatrices évoluent - toujours en avant dans l’obscurité de l’inconnu où les choses attendent vos découvertes. C’est l’aventure. On peut aussi jouer prudemment. Tout le monde peut faire ce qui est dans la lumière. Mais le vrai héros est celui qui se lance dans l’obscurité.
(1929), saxophoniste, Bob Bernotas, Windplayer Magazine, TrABenny GOLSON
L’industrie musicale, elle, s’est mise à fabriquer chaque mois le pianiste, le saxophoniste, ou la chanteuse (sic) révélation-du-siècle incontournable, durable tant que rentable, en mettant le grappin sur de jeunes virtuoses trop contents de se voir ainsi ouvrir en grands les portes de la carrière, du succès et de l’aisance économique.
La fin des
jazz recording est arrivée quand ils se sont mis à courir comme de petits clones de l’industrie pop. Si une grande compagnie décide de prendre un jeune artiste, elle sait que ça implique un quart de million de dollars pour la publicité, les tournées, la promotion à la radio et tout ça. Elle doit s’assurer qu’elle a choisi un gosse avec lequel elle peut créer toute une histoire - il est de la Nouvelle-Orléans, il a 19 ans et joue aussi de la musique classique, et il est passé par Yale... tout ça n’ayant rien à voir avec faire du grand jazz. (...) Si vous regardez les labels qui ont fait partie réellement de l’histoire du be-bop - Prestige, Riverside, Blue Note - les gens qui les dirigeaient connaissaient et aimaient vraiment le jazz (...)Pierre SPREY (1937), Mapleshade, Washington Post, sept. 1995, Mary Ann French, TrA
Voilà ce qu’en pense un musicien qui, s’il n’a pas eu à se plaindre de la couverture médiatique, demeure un grand pianiste, un vrai musicien, un artiste :
Je lis les propos de nouveaux musiciens qui jouent avec tout le monde, ou qui jouent avec cinq types de groupes différents en cinq nuits - et tout le monde de dire que c’est très positif. Si vous avez un public, des concerts et un nom avant même d’avoir quelque chose à dire, ça liquide toute possibilité de dire quelque chose plus tard. Les gens qui auraient la possibilité de produire quelque chose de valable sont propulsés trop tôt. Plus grande est la médiatisation, plus mauvais c’est pour l’artiste. Je ne sais pas si je dois utiliser le mot
Keith JARRETT (1945), p/comp, NY Times Magazine, fév. 1997, Adrew Salomon, TrA
Le problème de cette précipitation et de son encouragement commercial, n’est pas en soi nouveau. Voici un témoignage du pianiste Nat King COLE. Quand il donne cette interview, en 1957, il est devenu une des plus grandes stars de la chanson, une vedette internationale et un des plus grosses ventes de disques. Auparavant, il avait été un des pianistes de jazz ayant le plus contribué à une approche moderne du jeu de piano :
Vous devez vous rappeler que lorsque le trio a rejoint Capitol
Nat King COLE (1917-1965), pianiste/voc, Down Beat mai 1957, John Tynan, TrA
Ce problème est un drame aujourd’hui car le principe économique même - avec son critère des plus fortes ventes possibles - qui détermine, en amont de la production : la formation des musiciens, la fabrication de la musique et même l’invention d’un public, par le biais des innombrables festivals d’été où les jeunes loups des majors compagnies sont programmés pour jouer et faire vendre leurs derniers albums, ceux qui ont eu la publicité sur papier glacé en couleur dans les revues spécialisées en noir et blanc. L’équivalent des coupures publicitaires dans les chefs-d’oeuvre du cinéma. Telle autre revue fera dans la colorisation.
Le public a bien du mérite à ne pas mettre en doute la notion de valeur que les officiers de culture s’emploient à lui inculquer dès lors qu’il n’y a guère d’ouvrages dont la valeur échappe à leurs controverses. Mais il est vrai que de temps à autre et après délibération ils font entre eux l’union sacrée pour le bien du corps, en célébrant unanimement à toutes trompettes un artiste canonisé, afin que l’idée ne vienne pas au public que leur notion de valeur se fonde sur des critères passablement brumeux. (...)
Il faut bien remarquer que la production d’art prend suivant les cas plus ou moins un caractère publicitaire. La position d’individualisme qu’elle requiert est, selon les cas, plus ou moins troublée, annulée, par trop de présence à l’esprit d’une éventuelle présentation de l’ouvrage à autrui (une telle présentation fût-elle du domaine de l’hypothétique). Ainsi, et bien que dans tous les cas la visée de la publicité se trouve intimement liée à l’acte individualiste de la création, du même lien que l’avers d’une pièce et son envers, doit-on cependant distinguer les productions qui sont en posture d’individualisme de celles qui sont en posture publicitaire ; elles diffèrent fondamentalement, comme les émulsions d’huile dans l’eau des émulsions d’eau dans l’huile, même si l’eau et l’huile se trouvent dans les unes et les autres en quantité égale.
Jean DUBUFFET, Asphixiante culture, 1968
Qu’il me suffise de remarquer que l’histoire d’un commerce artistique se fait pas définition à partir de là, à partir d’une première sélection opérée au jour le jour par ses présentateurs habituels, et qu’en l’absence d’une véritable sociologie de la production ou d’une participation commune à « la vie du jazz », nos connaissances et nos préférences ne sont pas l’indice de nos seules objectivités. Elles reflètent les accès qui nous ont été donnés, l’ordonnancement d’un temps objectif sanctionnant ce qui survient.
Alexandre PIERREPONT, Le champ jazzistique en son temps,
L’HOMME 158-9, 2001, p. 222
Tout ce que je remarque, c’est que le marketing du jazz « Canada Dry » s’est bien mis en route...
Benoît DELBECQ (1966), p, JMag 505, juin 2000, Jérôme Plassereaud
Sans commentaire ? Non. Le jazz est un savant dialecticien. Une taupe. Dans le négatif, il creuse.
Si on devait me forcer à faire une musique qui ne soit pas la mienne, et si je n’avais pas le choix, je pencherais du côté de la musique qui a une tradition derrière elle. Au moins, ça ressemble à quelque chose et c’est de la bonne musique !
(rires) Il ne faut pas s’attendre à ce que chaque disque constitue un renouveau du jazz. en même temps, le jazz est en pleine évolution : on entend des choses qui n’étaient pas là il y a dix ans. Paradoxalement, la scène actuelle n’est peut-être pas la pire, il se crée finalement beaucoup de musique stimulante.(1971), sax/cl/comp, JazzHot 585, novembre 2001, Jean SzlamowiczChris POTTER