- l'industrie culturelle du Spectacle

La culture devenue intégralement marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire (...)

Guy DEBORD, La société du Spectacle, 1967, Thèse 193

 

Ce qui vicie une production d’art d’un caractère culturel n’est pas tant de procéder de la culture que de se tourner vers elle, de viser à épouser son assiette, à profiter de son statut.

Jean DUBUFFET (1901-1986), Asphixiante culture, 1968

L’appropriation marchande du domaine « culturel » - dans le contexte du développement juteux du secteur des loisirs de masse pour les couches moyennes - est un des fondements de la relance du système capitaliste engagé après guerre et généralisé après 1968. Celle-ci semble s’être posée sur le jazz très passé comme la charogne sur un boeuf mort, au moment où les jazz vivants étaient confrontés à leur plus grave crise de croissance, lançant de difficiles défis à leurs créateurs.

Ecoutons Francis NEWTON (nom sous lequel l’historien anglais Eric HOBSBAWM, célèbre pour son Âge des extrêmes, Histoire du court 20ème siècle, écrivait sur le jazz). On ne peut soupçonner, comme le philosophe musicologue Theodor ADORNO, de ne pas aimer le jazz (voir en annexe). Il écrit ces lignes en 1961 :

Le jazz déborde sur la musique populaire et la pénètre, il y vit comme les nénuphars croissant dans les étangs et les eaux stagnantes. Il peut même, sans changement très sensible, devenir de la musique populaire s’il se trouve suffisamment de gens pour l’acheter. Si c’est le cas, il succombera exactement aux mêmes tentations de produire en série son matériel et de le soumettre au traitement industriel qui l’adaptera au goût d’un public aussi vaste que possible ; on peut constater le phénomène dans les orchestres de jazz « classiques » de plus en plus en vogue en Grande-Bretagne.

Francis NEWTON (HOBSBAWM), Une sociologie du Jazz, 1961/Fr1966, p. 174

Jamais cette industrie - par sa concentration en quelques majors compagnies, n’avait à ce point pesé non seulement sur la diffusion de genres sélectionnés pour leur rapport, mais sur la production artistique même, par sa pression sur la vie et les choix des artistes, sa sélection au nom d’une logique de cleanex’star-system. On pourra objecter que le « jazz » n’intervient que pour une part infime dans ses bénéfices, mais celle-ci est encore suffisante pour que les manageurs se préoccupent de définir les tendances - ce qui se vend le plus -, comme en témoigne le secteur de la distribution - super-marchés de la culture qui ont assassiné les vendeurs indépendants - avec leur rayons « jazz » qui, mêmes relégués dans un coin, obéissent aux mêmes critères promotionnels de marketing que les secteurs « vendeurs », la musique « classique » n’étant pas épargnée (ceci montre assez que c’est la culture qui change de fonction).

Dans un restaurant-bar de Greenwich Village, Ayler rumine l’écart entre renommée et retombées. En ce qui le concerne, tout du moins. Les couvertures de ses albums sont en évidence dans les vitrines d’un nombre croissant de magazins de disques de jazz ; les références augmentent dans les revues spécialisées ici et à l’étranger ; de plus en plus de saxophonistes essayent de sonner comme lui.

Il s’exprime d’une voix douce et en souriant, mais non sans retenir son exaspération :

Je suis une nouvelle star, si l’on en croit un magazine anglais, mais je n’ai pas encore eu de billet pour aller jouer en Angleterre. Les royalties des disques ? Jamais vues. Oh, j’ai peut-être reçu 50 dollards par an. Un de mes albums, Ghosts, a reçu une distinction en Europe. Mais la compagnie ne m’en a jamais parlé. Je l’ai appris par une autre voie.

Albert AYLER (1936-1970), sax/comp/cond,

Down Beat novembre 1966, La vérité en marche, Nat HENTOFF, TrA

 

(Après les années 60) « What’s happening ? » Nous avions une nouvelle, une opportunité fraiche de recommencer, d’explorer la musique indépendamment du marché, de contrôler les définitions de la musique, et cela constitue pour moi une nécessité dans le « cycle de restructuration de la musique... »

Réunir le spectre des musiques créatives trans-africaines ;

Unifier les musiques américaines ;

Ouvrir des voies pour consolider la culture mondiale

Etre partie prenante d’un mouvement combiné pour changer le monde, une ré-évaluation qui englobe les changements de l’ère moderne depuis la physique nucléaire, Einstein, la mythologie, qui prenne en compte les nouvelles technologies, la télévision (le direct), nous pouvons prendre un disque et nous avons la musique du Japon, allumer la radio et entendre la musique de Rio de Janeiro...

Toutes ces données affectent la réalité esthétique de la musique. A partir de là, les musiciens veulent poser leurs propres questions, mais le marché est là avec ses problèmes. Depuis 20 ans, le marché a cherché à transformer la musique en marchandise. Et c’est avec le mouvement néo-classique (le courant Winton Marsalis, confirme-t-il plus loin..., NdA) que le marché a pu s’accaparer la musique.

Anthony BRAXTON (1945), sax/comp/cond, Istanbul, oct 1995, Volkan Terzioglu, TrA

 

Fondamentalement, le label Jazz des Majors compagnies est un parfaite supercherie...

Le jazz a une place précaire dans la société d’aujourd’hui, dans le sens où la musique appartient au style de vie, comme les modes vestimentaires qui embrayent sur le hip hop... le grunge....On n’a pas ça avec le jazz, parce qu’il n’est pas une marchandise, il n’appartient à rien vraiment. Il est supposé être une pure musique, mais ce n’est plus vrai dès que atteignez le niveau commercial. C’est intéressant, parce que certains musiciens de jazz sont très critiques à l’égard de la pop music, alors qu’une bonne partie de ce qu’il considèrent comme superficiel dans la pop music l’est beaucoup moins que ce qu’ils font eux-mêmes. Ils ont simplement tirer le type de bouton pour entrer dans une major compagnie sous le label « Jazz », et obtenir une popularité.

Matthew SHIPP (1960), pianiste, AllAboutJazz, Fred Jung, juin 1999, TrA

Quelques petites compagnies, ainsi que les musiciens qui s’auto-produisent, tentent de résister à ce raz-de-marée, parfois soutenus par des revues.

... plutôt que de déplorer l’imposture et les calibrages d’une économie tournée vers la consommation de masse, ses unanimités factices et ses polémiques indifférentes (somme toute la contrepartie triviale, payante, de la modélisation du « jazz »), je voudrais relever et saluer la capacité de musiciens écartelés à se concerter et à susciter leur propre univers de référence - moins dans l’isolement et l’hostilité envers cette rationnalisation de la production jazzistique, que par l’autodétermination la plus large et la plus généreuse.(...)

... de nombreux musiciens se sont impliqués dans des « actions sociales » sans subordonner leur propre sphère d’action aux troubles délices de l’engagement, sans rien sacrifier du sens de leur quête, au contraire, en le redoublant : ils ont donné des concerts, animé des ateliers, soulevé des discussions dans les prisons, les hôpitaux, les écoles et les quartiers. En conséquence de quoi, certains ont acquis les compétences de musicothérapeutes ou d’ethnomusicologues, d’autres ont réfléchi la place du musicien dans la société, et de celle-ci dans la musique.

Mais la manifestation la plus radicale, la plus complète, de cette prise de conscience, outre la pléthore de labels indépendants déboulant d’un quotidien télescopique, a été la formation par les intéressés de coopératives visant à contrôler les conditions de production de la musique et du sens qui lui est affecté, à réduire les structures de médiation entre musiciens et non-musiciens, à favoriser la création sous toutes ses formes et le long de toutes ses connivences.

Alexandre PIERREPONT, Le champ jazzistique..., l’HOMME 158-9, 2001

Mais là, il conviendrait de se garder du manichéisme opposant « majors » et petits labels indépendants. Dans le jargon de la dialectique marxiste, l’ « antagonisme » économique n’efface pas les « contradictions secondaires ». Les contrexemples existent dans les deux sens. L’indépendance de petites compagnies vis-à-vis des grandes n’est pas garante de la maîtrise des musiciens sur la musique qu’ils produisent. A l’opposé, le « département jazz » d’une major peut bénéficier d’une certaine autonomie et de marges de manoeuvre, que sauront alors utiliser les authentiques mélomanes qui le dirige.

Dans un échange public en forme de courriers avec Didier LEVALLET, Laurent CUGNY invite à ne pas faire preuve de simplisme dans l’approche de ces questions :

Les discussions par exemple avec Abbey LINCOLN qui a bien connu les deux versants et qu’on ne peut soupçonner d’être à la solde du Capital International sont particulièrement édifiantes sur le sujet. Je crois en ce domaine que le clivage entre... - entre quoi au fait ? Le Bien et le Mal ? - est transversal à celui major/indépendant, et il est là beaucoup question d’individus. Il y a eu et il y a de grands producteurs, avec une vision de la musique, et l’on peut les retrouver aussi bien dans les majors que dans des structures indépendantes, même si une fois encore les logiques économiques et leur action sur le développement de la musique sont différentes et ont, en soi, leur influence.

Laurent CUGNY (1955), p/comp/cond/arg, et dir. Maison du Jazz, Paris,

Les Cahiers du jazz, n°1 janvier 2001, p. 80

On peut certes y voir une tendance à s’en tenir à l’ordre existant, mais l’on ne peut soupçonner l’auteur de ces lignes de rester les deux pieds dans le même sabot : chacun son créneau.

Je ne sais pas au juste ce qu’a pu dire Abbey LINCOLN de la question, mais voici une réflexion d’une chanteuse de la même génération, interviewée après avoir reçu un prix (Grammy) pour le premier album qu’elle réalisait avec une major, au bout de vingt-cinq ans de carrière (Look What We’ve Got, Polygram/ Verve, 1987) :

Je crois que les albums que j’ai faits sous mon propre label méritaient tout autant un Grammy. Mais comme ils étaient sur Bet-Car (sa propre compagnie NdA), ils n’avaient aucune chance. Mais si ce Grammy a permis quelque chose, c’est de montrer aux jeunes musiciens qu’ils doivent persévérer et s’en tenir à ce qu’ils aiment faire. Finalement ils seront récompensés. Vous ne devez pas faire de compromis. Je ne peux pas faire de compromis.

Betty CARTER (1930), Down Beat août 1989, James T. Jones IV

Toujours est-il que la pression sur la musique et les choix des musiciens existe bel et bien, leur indépendance quant à leur oeuvre restant un enjeu majeur.

 

 

Q : En quoi l’industrie du disque affecte-telle la musique ?

R : (...) Il y a tellement de disques, ça rend les choses confuses. La pression du business doit se gérer en sachant ce que vous voulez vraiment. Il faut savoir dire non. Si vous avez un projet défini vous pouvez dire non, autrement vous acceptez tout ce qui se présente : il ne faut pas sous-estimer la pression que vous ressentez quand on vous propose de faire quelque chose que des tas de gens accepteraient à votre place...

Chris POTTER (1971), sax/cl/comp, JazzHot 585, novembre 2001, Jean Szlamovicz

(A propos du troisième disque, en 1999, du trio Humair/Urtreger/Michelot ; les deux premiers en 1960 et 1979)

Je me souviens que quand quelqu'un a évoqué l'idée de faire ce troisième disque, je me suis dit: "on prend les trois mêmes et on recommence", et j'ai eu peur de ça...
La grande chance que l'on a, c'est que l'on ne dépend pas d'un besoin de faire des disques, ou de gens qui dirigent notre carrière. Lorsque vous n'avez pas la pression, comme certains artistes que je ne citerais pas, de faire une marchandise à vendre, un produit, cela change tout l'aspect de la chose. Nous on s'est dit, on fait cet album et on le sort que si il est bon, bon pour nous, parce qui si c'est bon pour nous, cela sera certainement bon pour le public. Et si le disque n'avait pas été suffisamment bon, et bien on ne le sortait pas. Et ça, c'est la vrai liberté de l'artiste, que malheureusement, même dans des musiques comme le jazz, on a de moins en moins aujourd'hui.

Daniel HUMAIR (1938), dms/com, JazzBreak, Festival Nice 2000, Kat

Comme je l’avançais en introduction : le jazz est toujours de son temps. Il y a de multiples façon pour un « jazz » d’être de son temps. Chaque époque a les « jazz » qu’elle mérite. Et avec leur critique. Leurs publics. De chaque côté des barricades, on se reconnaît, on a chacun les siens : musiciens, producteurs, propagateurs, consommateurs. Chacun vit la musique ou vit de la musique comme il perçoit le monde, s’en accommode ou tente de le refaire, ici et maintenant. On en voit raser les murs, d’autres parfois les traverser... dans les deux sens.

Dans le camp du faire-avec, laisser-faire, toujours-plus et loi de la jungle, même au Japon, on ne s’est pas encore vautré comme ça, et la "discrétion" dont parle Francis MARMANDE protège sans doute le jazz des porcs.

Cet état des lieux de la scène japonaise est exact : le jazz est dans ses manifestations actuelles le point de fusion et de créativité le plus discret : peu d'argent, peu de promotion, parfait.

Francis MARMANDE, Le Monde du 15 mai 2001, où il parle du jazz au Japon,

à l’occasion d’un mini-festival à la Maison du Japon, à Paris.

J’ai pu effectivement constaté (à Osaka) la relative indépendance de rayons jazz dans les grands magazins, avec leurs auditoriums dont la moquette étouffe encore les pas discrets des fouineurs, et où le vendeur-conseil rappelle une époque révolue en France. On y trouve d’ailleurs, parfois en présentoirs, les albums de jeunes musiciens français... A quand la réciproque ?

Quant à l’avis des jazz(wo)men japonais(es)...

Q : Si il ou elle se débrouille bien, un(e) musicien(ne) peut-il (elle) vivre au Japon en ne jouant que du jazz ?

R : Je pense que la situation est vraiment similaire à celle de New-York. Quelques-uns travaillent comme chauffeurs de camions, ou quelque chose comme ça.

Masahito SATOH (1941), p/comp,

Extrait de  « The Earth within, Jazzjourneys to Japan », Bill Minor, 2001

Toujours est-il que quelque chose - tout, en vingt ans ? - avait changé, entre ces lignes récentes et celles de la préface qu’écrit Marmande en 1981, pour la réédition du texte d’Alain GERBER « Le cas Coltrane » - il parle du début des années 70, quand ce texte était publié en feuilleton dans JazzMagazine (1972) :

Quoiqu’en pensent les sociologues, le jazz n’arrivait pas à entrer dans la sphère de la dignité et de légitimisation culturelle, et dans un sens c’est tant mieux.

Francis MARMANDE, Préface Le cas Coltrane, Alain Gerber, p. 10

IndexADORNO Theodor (philosophe) ; AYLER Albert (saxophoniste ténor, lead) ; BRAXTON Anthony (multi-inst, saxo, comp, lead, écrivain) ; CARTER Betty (vocal, lead) ; CUGNY Laurent (pianist, comp, lead) ; DEBORD Guy ; DUBUFFET Jean (peintre, sculpteur) ; GERBER Alain (écrivain, critique jazz) ; HENTOFF Nat (critique jazz, USA) ; HOBSBAWM Eric (historien, critique jazz) ; HUMAIR Daniel (drums, lead, peintre) ; LEVALLET Didier (contrebass, com, lead, écrivain) ; LINCOLN Abbey (vocal, comp, écrivain, actrice) ; MARMANDE Francis (philosophe, critique jazz) ; NEWTON Francis (voir HOBSBAWM) ; PIERREPONT Alexandre (critique jazz, ethnologue) ; POTTER Chris (saxophoniste, comp, lead) ; SATOH Masahito (pianist, comp, arg) ; SHIPP Matthew (pianist, comp, lead)
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