- deuxième interlude : l'unité plurielle des jazz, éthique au coeur

Même si certains aspects de l’histoire du jazz sont encore mal cernés, ou font l’objet d’approches différentes, voire de vifs conflits pour des enjeux que renouvelle sans cesse notre contemporain social et culturel; même si le passé est toujours susceptible de découvertes ou de relectures nouvelles, inscrites dans leur temps : on peut considérer la description du jazz historique - sa nature musicale, son évolution, la multiplicité de ses courants ou styles - comme parvenue à maturité, dans la mesure où la période relativement autonome du jazz afro-américain proprement dit est achevée.

Affirmer cette unité, ce fil rouge de la tradition, c’est faire mentir certains musiciens - mais ils avaient sans doute d’autres motivations - dont on a pu parfois instrumentaliser les propos, contre le jazz moderne (ce à quoi Lucien MALSON fait allusion dans la distance qu’il prend avec les propos des musiciens - voir en V).

Charlie Parker a pu prétendre que le bop tirait fort peu de choses de la tradition du jazz, qu’il n’y avait aucune racine :

Bop is not love-child of jazz. Le bop est entièrement à part.

Charlie PARKER (1920-1955), sax/comp, Down Beat septembre 1949,

No Bop Roots in Jazz, Michael Levin / John S. Wilson, TrA

Le Pape passéiste s’en empare :

Croyez-vous savoir mieux qu’un bopper si le bop est du jazz ou non ? Si non, comment osez-vous prétendre que le bop est du jazz, alors que Charlie Parker a formellement déclaré le contraire ?

Hugues PANASSIÉ, Cinq questions aux thuriféraires du be-bop et du cool,

Bulletin du Hot Club de france, cité par Boris Vian, Jazz Hot, ? 1957

Mais pour Dizzy Gillespie la continuité du jazz ne fait pas de doute (1949) :

Le bop, c’est juste la façon dont mes copains et moi sentons le jazz. (...)

Le bop ne serait pas du jazz ? Parker se trompe.

Dizzy GILLESPIE (), tp/comp, cité par Lucien Malson, Un mot qui jette le trouble , 1969

Voici quelques témoignages de l’attachement des musiciens du jazz à la tradition, y compris quand il s’agit de la bousculer. Je ne m’attarde pas sur ce rapport à la tradition, pris en soi, considérant qu’il ressort avec assez de clarté à travers les autres thèmes abordés, et du fait que les propos des musiciens y sont présentés chronologiquement.

Ma base, c'est la tradition du jazz. A 14 ans, j'ai commencé à être imprégné de jazz tout ce qu'il y a de plus traditionnel. Je n'ai jamais perdu cela de vue, même si j'ai fait plus tard des incursions dans des domaines plus contemporains.

Martial SOLAL (1927), p/comp/arg/lead, Citizen Jazz, février 1998

 

Je vais vous dire ce que je fais en ce moment : j’écoute Sidney Bechet, j’écoute King Oliver, et j’essaie d’absorber la musique comme un tout, au lieu de la diviser par petits casiers où l’enferment des gens comme Leonard FEATHER - bebop, hard bop, cool bop, East Coast, West Coast, ces trucs ridicules...

La musique a longtemps été notre seul langage, puisque on nous avait privés de toute possibilité de parler notre langue quand on nous a amenés ici. Comme nous ne pouvions pas encore parler l’autre langue, la musique a été notre seul moyen de rester en contact les uns avec les autres. Et nous avons fait notre histoire dans cette langue - la musique.

Jackie MC LEAN (1932), saxophoniste, JMag 222, Juin 1973, Philippe Carles

 

Q : Le discours sur la tradition vous hérisse ?

R : Pour moi la tradition, c’est aussi la transition, le mouvement, l’évolution (...) Ceux qui parlent de la tradition manquent d’assise pour tenir ce discours. J’ai été jeune, et j’ai dit des conneries. Mais je sais aujourd’hui de quoi je parle. La tradition, c’est aussi contrôler son travail (...) Le terme « tradition » est presque devenu un slogan de marketing. Pour moi, être un artiste dans la tradition, c’est lutter pour créer et faire vivre sa propre expression.

Craig HARRIS (1953), tb/comp., Romain Grossman, JHot 538, mars 1997

 

A seize ans je jouais dans les clubs de Philadelphie avec Hank Mobley, Philly Joe Jones, Mickey Rocker, Rashied Ali... J’ai passé des heures à pratiquer mon instrument et écouter des disques de Fats Waller, Thelonious Monk, Cecil Taylor, Herbie Hancock, Miles et Coltrane. J’ai vécu l’apprentissage de la musique avec les grandes figures de la tradition, ces grands individualistes qui ont creusé un sillon, suivi leur propre voie. Il s’agit de s’imprégner de cette tradition pour mieux s’en dégager et développer sa propre façon de jouer.

Uri CAINE (1956), pianiste, comp/arg, JMag 498, novembre 1999, Frank Médioni

 

Si l’on veut savoir comment jouait Jelly Roll Morton ou Louis Armstrong, il suffit d’écouter leur disques. C’est ainsi que je me suis constitué mon vocabulaire et à partir de là, que j’ai essayé de jouer ma musique. On ne peut, comme le font hélas beaucoup de jeunes musiciens, ignorer Ellington, Miles ou Coltrane. Il font partie de l’histoire dans laquelle s’inscrit le présent. Pour progresser il faut tenir compte du passé sans copier bêtement ce qui a été fait.

Serge LAZAREVITCH (1957), guitariste, JMag (entre 486 et 492)

 

J’aime le jazz, son histoire (...) Plus le temps passe, plus j’explore l’histoire du jazz à rebours. Ce qui m’intéresse chez Charlie Parker, Cannonball Adderley, ce n’est pas de reproduire leur phrasé mais de retrouver la flamme qui animait leur musique. Ce qui s’impose c’est une musique directe, qui peut toucher un maximum de gens...

Si j’étais noir, me poseriez-vous les mêmes questions ?

Stephano DI BATTISTA (1969), saxophoniste, JMag 486, novembre 1998

Le temps s’ouvre donc pour cette période aux travaux d’historiens qui, à la différence d’une Histoire du jazz écrite dans le temps même où elle se constituait, peuvent bénéficier du recul et donc d’une moindre implication dans le cours des événements, ce qui ne signifie pas neutralité.

Bien que cet essai implique une certaine position relativement à cette histoire - voire sa remise en perspective - on y trouvera donc, du point de vue événementiel et descriptif, peu d’éléments nouveaux.

L’unité plurielle des jazz dans la première phase historique est un fait. Elle est décrite par exemple dans l’ouvrage de Gilles MOUËLLIC : Le jazz, une esthétique du 20ème siècle (B1), qui, en élargissant et en creusant les spécificités du jazz, a eu pour ambition - malheureuse selon moi, puisque la formule-titre risque d’en faire un objet de musée, ce qui renforce la position post-moderne, néo- etc. - de conférer au jazz une valeur de référence esthétique, paradigmatique, pour le 20ème siècle. Cet ouvrage est une première tentative dans le genre historique, qui prend un peu de recul et propose quelques nouvelles pistes de réflexions (spécificités, identité, esthétique...).

L’éthique au coeur du jazz

Le présent essai s’appuie sur cet acquis, qui en rend la démarche possible. C’est pourquoi son développement n’adopte pas un chronologie historique. Les protagonistes et les événements cités, habitant cette unité, peuvent se trouver brassés, voire choisis indépendamment de l’époque.

En effet, si l’on trouve dans le jazz une éthique, qui en serait l’âme, ou l’arme, donc une caractéristique permanente, immanente, elle animerait par là-même le coeur de cette unité plurielle du jazz historique. Bien qu’évoluant dans le temps, elle ne dépendrait pas de l’époque, du style, du courant.

« Ceux qui aiment le jazz » sentent battre ce coeur, qui fait battre le leur, et ce livre ne prétend pas en faire la découverte. Tout au plus l’ausculter, en prendre le pouls.

Je me propose ici de faire ressortir cette éthique du jazz.

IndexADDERLEY Cannonball (saxophoniste, comp, lead) ; ALI Rashied (drums) ; CAINE Uri (pianiste, comp, arg, lead) ; COLTRANE John (saxophoniste, comp, lead) ; DI BATTISTA Stephano (saxophoniste) ; FEATHER Leonard (critique jazz) ; GILLESPIE Dizzy (trumpet, comp, lead) ; HANCOCK Herbie (pianiste, comp, arg, lead) ; HARRIS Craig (tromboniste, comp) ; JONES Philly Joe (drums) ; LAZAREVITCH Serge (guitariste) ; MALSON Lucien (sociologue, critique jazz) ; Mc LEAN Jackie (saxophoniste, comp, lead) ; MOBLEY Hank (saxophoniste, flûtiste) ; MONK Thelonious (pianiste, comp, lead) ; MOUËLLIC Gilles (critique cinéma /jazz) ; PANASSIÉ Hughes (critique jazz) ; PARKER Charlie (saxophoniste alto, comp, lead) ; ROCKER Mickey (drums) ; SOLAL Martial (pianiste, comp, arg, lead) ; TAYLOR Cecil (pianiste, comp, arg, lead) ; VIAN Boris (trumpet, vocal, écrivain, critique jazz...) ; WALLER Fats (piano, org, voc, comp, arg, lead)
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