Un philosophe fait sa musique
Theodor ADORNO (1903-1969) s’éloigne du débat forme/contenu, pour insister sur la « cohérence de sens », protestation contre la réalité : par sa forme, l’oeuvre est critique ; elle relève de la négativité. Le contenu « révolutionnaire » est un leurre ; l’oeuvre est autonome et non intégrée au concensus culturel :
Les oeuvres d’art représentent les contradictions en tant que tout, la situation conflictuelle comme totalité. Seule leur médiation et non leur parti pris direct les rend aptes à transcender grâce à l’expression de cette situation antagoniste.
Theodor ADORNO, Théorie esthétique, 1970
Autrement dit, on ne fait pas de l’art avec de bonnes intentions, ce que tous les artistes, dans leur pratique, savent : on peut démarrer avec une idée, mais le travail de l’oeuvre conduit ailleurs, par l’attention à la surprise, l’écoute concentrée de ce qui surgit.
Adorno réhabilite l’esthétique avec la philosophie (Kant, Hegel...). Il distingue les oeuvres d’art « authentiques », des productions non réellement artistiques, qu’il apparente comme simples biens de consommation, à des marchandises. L’art constitue un lieu d’exploration d’une pratique sociale meilleure, contre la réalité de la domination totale et son image par l’idéologie dominante : le Spectacle, dira Debord.
Mais Adorno ne fait pas dans les détails : toute cette « musique de grande consommation » fait l’objet d’un amalgame dans lequel se retrouve le jazz qui
peut exercer son rôle uniquement parce qu’on le perçoit non pas sur le mode de l’attention mais sur fond de conversation et surtout pour danser. C’est pourquoi le jazz est bien agréable à danser mais exécrable à écouter.
Le jazz est classé sans discernement dans la catégorie des musiques populaires...
La musique populaire, qui engendre les stimuli que nous analyserons ici, est habituellement définie par sa différence avec la musique savante. On considère généralement cette différence comme acquise, différence entre les niveaux tellement bien déterminés que leur valeur respective n’a pour la plupart aucun rapport
Sur la musique populaire, cité par Christian BETHUNE , Sidney Bechet, B2, p. 8
C’est que l’auteur de « Philosophie de la nouvelle musique » (1949, B ) est d’abord, en disciple de Schönberg, un adepte de l’atonalisme dont il fait un dogme, comme passage obligé pour le « progrès musical », et au nom duquel il condamne, comme « réactionnaire, ou taxé de néo-classicisme indigent », l’Histoire du Soldat de Stravinsky aussi bien que Benjamin Britten. Il reste prudent avec Weill, dont il avait apprécié l’Opera de Quat’sous. Si la musique contemporaine peine à trouver un public, c’est parce que les auditeurs ne comprennent pas l’atonalisme et « s’effraient des dissonances... parce qu’elles parlent de leurs propres conditions ; c’est pour cela qu’elles leurs sont insupportables ». L’art qui procure du plaisir est forcément inférieur à un art fondé sur l’engagement politique, et la souffrance. La clairvoyance d’Adorno quant à l’analyse du capitalisme de consommation en gestation ne se retrouve pas dans son approche de l’art, qu’une pensée scientiste et « progressiste » le conduit à concevoir mécaniquement comme métaphore de la lutte politique.
Le marxisme du plaisir
Herbert MARCUSE (1898-1979) représente selon nous un certain aboutissement de la philosophie de l’art, comme charnière vers une pensée de l’art comme philosophie de la vie. Il se trouve donc à l’articulation des deux parties de ce livre. « L’art brise la réification et la pétrification sociales. Il crée une dimension inaccessible à toute autre expérience - une dimension dans laquelle les êtres humains, la nature et les choses ne se tiennent plus sous la loi du principe de la réalité établie. Il ouvre à l’histoire un autre horizon. » Au nom du plaisir et de la liberté, Marcuse articule, dans la notion de « révolution culturelle », potentialité subversive de l’art, lutte révolutionnaire et sens historique, dans un mouvement pulsé par une esthétique « érotisée ». Comme Debord, il voit « l’échec du Surréalisme » dans son impossible jonction avec une classe révolutionnaire : « L’art ne peut communiquer son contenu radical que par un double processus de transformation et de sublimation » (Sur le Surréalisme et la Révolution, 1973).
L’oeuvre d’art est autonome politiquement : « C’est dans l’art lui-même, dans la forme esthétique en tant que telle, que je trouve le potentiel politique de l’art. » C’est à toute la collectivité humaine, pas seulement à une classe (contre Brecht et Lukacs réunis) que l’art indique une libération. Marcuse ne dénie pas l’impact sur l’art des rapports de production, mais pas plus la théorie sociale que la philosophie (Adorno) ne peuvent rendre compte de l’art.
Dépassant l’opposition forme/contenu, qui sont pour lui dans un rapport de sens réciproque, Marcuse « réhabilite le Beau » (Michaud, B , p. 172) qui porte la radicalité progressiste dans la quête de sensualité. « Contre tout fétichisme des forces productives, contre la continuation des l’asservissement des individus par les conditions objectives... l’art représente le but ultime de toutes les révolutions : la liberté et le bonheur de l’individu. » (La dimension esthétique, 1979). L’art élabore un langage spécifique qui éclaire spécifiquement la réalité sociale.
En fait, Marcuse parvient au point ultime où l’art devient la vie, où pour nous le jazz devient vie. Il nous conduit au bord de ce renversement, avec Raoul Vaneigem, où la vie devient art, où la vie devient jazz (voir deuxième partie).
Ajouter les figures de William MORRIS, et des marxistes anglo-saxons : Frederic JAMESON, Eric HOBSBAWM (Johnson, comme sociologue du jazz)...