Il n’entre pas dans les limites ni dans les objectifs de ce livre, pas plus que dans les moyens de son auteur, de développer tous les points qui précèdent, et leurs intrications.
A l’heure d’en achever la rédaction, je regrette de ne pas avoir insérer dans la partie centrale un chapitre consacré - à travers leurs témoignages - aux conditions économiques dans lesquelles créent, travaillent, et produisent les musicien(ne)s actuels, et surtout aux réponses qu’ils essayent d’y apporter sur ce terrain : collectifs de musiciens s’auto-produisant, petites compagnies et festivals indépendants... animées par la passion plus que par l’appât du gain.
C’est pourquoi j’insiste sur ces aspects dans cette introduction.
Comme nous y invite avec pertinence le critique américain Frank KOFSKY, dans la reprise en 1997, sous le titre Black Music, White Business : Illumitating the History and Political Economy of Jazz, de son ouvrage de 1970, Black Nationalism and the Revolution in Music, il est parfois bon de s’appuyer sur les fondamentaux. Après avoir rappelé le concept marxiste d’aliénation, il poursuit :
Un artiste de jazz, évidemment, possède les outils de son travail, mais n’en est pas moins dépossédé de ce qu’il a lui-même créé, par le fait qu’il dépend de ceux qui contrôlent les moyens de distribution - nightclubs, festivals, concerts, stations de radio, et, par dessus tout, studios d’enregistrement et compagnies de disques - nécessaires pour présenter sa musique au public afin de gagner ses moyens d’existence.
Deux conséquences découlent de cette situation :
L’art du musicien de jazz n’enrichit pas son créateur/propriétaire, mais les cadres blancs qui possèdent ou dirigent les moyens de production et de distribution propres à l’économie politique du jazz.
Les décisions de tels propriétaires et dirigeants, particulièrement ceux de l’industrie du disque, sont absolument cruciales pour déterminer la quantité globale d’emploi réservés aux musiciens, et lesquels pourront y accéder.
Frank KOFSKY, Black Music, White Business, extraits en édition internet, TrA :
www.room34.com/kofsky/polecom.html
Les raisonnements de Kofsky semblent parfois taillés à la serpe. Mais il ne manque jamais, avec une abnégation certaine, d’alimenter ses positions d’exemples concrets , qui ne remplissent pas habituellement les gazettes de jazz. Il prolonge son raisonnement par les témoignages de musiciens, dont le saxophoniste Ornette COLEMAN :
Le problème du business est que vous ne possédez pas votre propre produit. Si vous enregistrez, c’est la compagnie de disque qui se l’approprie ; si vous jouez en club c’est le propriétaire du nightclub qui fait payer ceux qui vous écoutent, et qui vous dit ensuite que votre musique n’a pas de succès. J’ai fait 8 albums ; si une compagnie en possède 6 et une autre 2, qui pensez-vous a fait le plus d’argent avec ? Moi ou les compagnies ?...
Cela a été mon plus gros problème - volé parce que Nègre, pas parce que je ne peux produire. Là on m’utilise comme Nègre qui peut jouer du jazz, et tous les gens pour qui j’ai enregistré et pour qui j’ai travaillé font comme si moi et ma production leur appartenions. Ils se sont rendus coupables de me faire croire que je ne pouvais pas recevoir les bénéfices de ma production, simplement parce qu’ils possédaient les circuits de production... Ils se sont comportés comme si je leur devais quelque chose pour m’avoir laissé m’exprimer avec ma musique, comme si l’artiste était supposé souffrir, et non pas vivre correctement, dans une situation confortable...
La démence de la vie en Amérique, c’est la force de la propriété. En Amérique, le plus fort est celui qui possède... C’est pourquoi il est si dur de prêter sa musique à ce type d’existence.
(1930), sax/comp/cond, in Frank KOFSKY,Ornette COLEMAN
Black Music, White Business, id. TrA
Comme je me propose ici de cerner une éthique, c’est bien, peu ou prou, pour qu’elle puisse le cas échéant servir de boussole - à des musiciens, à des critiques, à des amateurs... - et qu’ils naviguent sans se perdre dans l’océan de la vie et des jazz, où se jettent et se mêlent, brassées par les fluctuations du marché et le perpétuel mouvement des marées musicales, de la surface aux sombres profondeurs, les eaux multiples des musiques qui portent depuis un siècle les bruits du monde : claires rivières issues des sources obscures : les plus pures ; fleuves majestueux draînant l’histoire ; sirops superficiels et troubles bouillons éjectés des pipelines de la production de masse ; déjections toxiques, nappes jazzeuses et pollutions jazzosphériques ; courants chauds que jamais ne refroidiront les eaux glacées du calcul égoïste.
Cette première partie ne fait qu’esquisser des problèmes qui hantent les mondes du jazz. Pour provoquer du doute. Susciter des interrogations. Changer de focale. Produire de la réflexion. Occasionner des discussions.
Ici ou là, on se taira. Ailleurs, on arguera sans trop y regarder qu’il ne s’agit que du prurit d’un insatisfait, inéquitable donneur de leçons - on ne s’attardera pas sur le fait que les musiciens cités dans mon ouvrage ne tournent pas autour du pot. Mais qu’un Benny CARTER, un GILLESPIE, une Ella FITZGERALD ou un Horace TAPSCOTT... qu’un Albert AYLER, une Betty CARTER ou un Greg OSBY s’expriment sans détours, parfois non sans exaspération, j’imaginer que cela a plus de poids que les états d’âme d’un inconnu indésirable dans le landerneau des experts (je l’ai vérifié).
On ne tardera pas à dresser - en forme de censure consensuelle - un barrage au débats pourtant incontournables. On réveillera les vieilles techniques de manipulation, fondées sur la médiocre alliance de ceux qui tirent les ficelles et des gentils naïfs. On usera du bon prétexte de tolérance, ou de respect de ceux qui parlent en chaire... Tout ce qui alimente une forme si délicate de terrorisme intellectuel et de fine censure dans la société du Spectacle.
L’intolérance et l’étroitesse d’esprit qui pouvaient menacer l’amateur d’antan a ainsi fait place au consensus entre beaufs des boeufs et couillons du jazz, même académisés, laissant polluer le discours jazzistique par une petite noblesse fort peu préoccupée d’un jazz vivant et fidèle à lui-même, dans sa modernité consubstancielle. La fin de l’histoire et la mort du jazz , voilà le prétexte...
Les chiens aboient aussi contre celui qu’ils ne connaissent pas.
HERACLITE
Les experts à tiroirs ne manqueront pas d’accuser de syncrétisme mes thèses de Facteur Cheval. Je ne saurais trop conseiller au lecteur d’abandonner tous les rapprochements qui lui sembleraient hasardeux ou manquer de pertinence, qui ne fonctionneraient pas pour lui. Il en restera suffisamment qu’il établira par lui-même pour troubler le bon ordre de ses neurones. Je n’ai donc rien pour ma défense, poil à la panse :
Pour quelle raison mystérieuse et inconnue tout ce qui ne veut rien dire s’obstine-t-il à le dire opiniâtrement et mordicusement ?
(1898-1975), Les Pensées, 1972Pierre DAC