Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle.
Karl MARX/ Friedrich ENGELS, L’idéologie allemande, 1845
(Thèse 212)
L’idéologie est la base de la pensée dans une société de classes, dans le cours conflictuel de l’histoire. Les faits idéologiques n’ont jamais été de simples chimères, mais la conscience déformée des réalités, et en tant que tels des facteurs réels, exerçant en retour une réelle action déformante ; d’autant plus la matérialisation de l’idéologie qu’entraîne la réussite concrète de la production économique autonomisée, dans la forme du Spectacle, confond pratiquement avec la réalité sociale une idéologie qui a pu retailler tout le réel sur son modèle.
Guy DEBORD (1931-1994), La Société du Spectacle - L’idéologie matérialisée, 1967
Il n’est plus besoin, je pense, de montrer que le jazz participe de l’idéologie, ne serait-ce que parce qu’il révèle, comme le soulignait déjà Panassié en un autre langage, les conditions anesthétiques de son émergence au plan de l’esthétique. Autre chose serait de prétendre qu’il est une machine idéologique, car il ne l’est peut-être qu’à l’instant où on le veut, c’est-à-dire où on le déclare tel.
Alain GERBER, Le cas Coltrane, 1972, B2. 1985, p. 19
L’oubli du monde est idéologie puisqu’il construit un autre monde.
Serge HALIMI, Les nouveaux chiens de garde, 1997
L’idéologie dominante au sens de Friedriech Engels, est celle qui ne dit pas son nom : corpus d’idées paradigmatiques, de convictions, dogmes et d’illusions interprétant le monde, qui sont le plus largement partagés ou portés dans la société - le plus souvent inconsciemment -, et qui soutiennent les intérêts de ceux qui la dominent, pour la conserver sans changements mettant en cause leur pouvoir.
L’idéologie dominante n’est pas un système théorique élaboré par la spéculation, mais le produit dérivé du système économique et politique dominant.
Cette idéologie s’accompagne d’une conception de la culture et de l’art, leur conférant une place et une fonction qui pèsent sur les choix mêmes de l’industrie et du commerce, le marketing, comme sur les marges réservées aux artistes, et sur le goût des auditeurs.
Pour autant qu’ils indiquent les repères économiques et sociaux fondamentaux de la production culturelle et artistique dans le capitalisme, les fondamentaux marxistes s’avèrent insuffisants pour comprendre le rôle de la culture et le destin de l’art dans le monde qui s’est mis en place progressivement depuis un demi-siècle.
C’est la théorie critique situationniste, avec les oeuvres de Guy Debord et Raoul Vaneigem, qui saisit globalement la première de quoi il retourne, dès la fin des années cinquante. Elle est présentée dans l’ouvrage majeur de Debord, publié en 1967, chef-d’oeuvre littéraire autant que théorique : la Société du Spectacle. Le chapitre VIII : « la négation et la consommation dans la culture », nous fournit les fondements d’une compréhension contemporaine de ces questions. On a lira ici quelques morceaux choisis. Dans le même temps, avec le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Vaneigem formule dès la même année des propositions qui permettront plus tard de dépasser le pessimisme du chef de file situationniste.
Sur la culture avec DEBORD (La société du spectacle, 1967)
(Thèse 180)
La culture est la sphère générale de la connaissance, et des représentations du vécu, dans la société historique divisée en classes ; ce qui revient à dire qu’elle est ce pouvoir de généralisation existant à part comme division du travail intellectuel et travail intellectuel de la division. (...) Et toute l’histoire conquérante de la culture peut être comprise comme l’histoire de la révélation de son insuffisance, comme une marche vers son autosuppression.(...)
Les passages suivants, exprimant la tension vers le nouveau et le lien de culture à l’histoire, nous montrent que le jazz n’est pas seul :
(Thèse 181)
La lutte de la tradition et de l’innovation, qui est le principe de développement interne de la culture des sociétés historiques, ne peut être poursuivie qu’à travers la victoire permanente de l’innovation (...) portée par le mouvement historique total qui, en prenant conscience de sa totalité, tend au dépassement de ses propres présuppositions culturelles, et va vers la suppression de toute séparation.
(Thèse 183)
(...) La culture est le sens d’un monde trop peu sensé.
(Thèse 184)
La fin de l’histoire de la culture se manifeste par deux côtés opposés : le projet de son dépassement dans l’histoire totale, et l’organisation de son maintien en tant qu’objet mort, dans la contemplation spectaculaire. L’un de ces mouvements a lié son sort à la critique sociale, et l’autre à la défense du pouvoir de classe.
Sur l’art avec DEBORD (La société du spectacle, 1967)
Il semble que le jazz, entre son accession au statut d’art moderne - bien que partiellement admise, pour autant qu’elle soit souhaitable - et la crise qu’il connaît dès les années soixante, ait rencontré en un quart de siècle le destin des arts classiques au bout de plusieurs siècles, quand ils sortent de la modernité des Lumières.
(Thèse 186)
L’art, dès qu’il se constitue en art indépendant au sens moderne émergeant de son premier univers religieux, et devenant production individuelle d’oeuvres séparées, connaît, comme cas particulier, le mouvement qui domine l’histoire de l’ensemble de la culture séparée. Son affirmation indépendante est le commencement de sa dissolution.
Toutefois, parce qu’il n’est pas coupé de la vie sociale, qu’il invente dans son présent une forme de création collective, qu’il s’enracine dans un terreau communautaire, parce qu’il n’est donc pas seulement « production individuelle d’oeuvres séparées », le jazz échappe en partie à cette dissolution, et c’est précisément ce pied que le jazz met dans la porte de l’avenir qui fonde l’optimisme de mon ouvrage. Le jazz participe, sous certaines conditions, à la sortie de crise, à la fois avec Guy Debord contre ce qu’il dénonce, et contre lui : son pessimisme (dépassé avec bonheur par son ex compagnon du situationnisme : Raoul VANEIGEM).
Les considérations de Debord sur l’art sont à replacer dans les années soixante, quand les queues de comètes surréalistes d’après guerre et les « avant-gardes » remettent en cause certains fondements des arts classiques.
(Thèse 187)
Le fait que le langage de la communication s’est perdu, voilà ce qu’exprime positivement le mouvement de décomposition moderne de tout art, son anéantissement formel. Ce que ce mouvement exprime négativement, c’est le fait qu’un langage commun doit être retrouvé (...) dans la praxis, qui rassemble en elle l’activité directe et son langage. Il s’agit de posséder effectivement la communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été représentés par l’oeuvre poético-artistique.
On ne trouvera pas ici la clé pour séparer, dans la musique que nous aimons, ce qui participerait de l’ « anéantissement » et ce qui chercherait ce « langage commun ». Le free Jazz, en se frottant aux « avants-gardes artistiques » aura, selon les points de vue participé des deux.
Les difficiles prolongements esthétiques, après John Coltrane ou les nouvelles tendances créatives des années soixante ne passeront pas, dans les années 70, le mur du son. Celui de hauts parleurs rangés, de l’électricité et du jazz-rock, une fois échouées ses météores dans les empreintes cosmiques de Jimi Hendrix (Lifetime de Tony Williams, Miles Davis, John McLaughlin...). Leurs avatars rencontreront le public de masse de la sphère pop-rock et emprunteront la voie des « jazz » branchés sur le marché que le rock and roll et la pop music ont ouvert depuis déjà quelques années.
Les inconditionnels de l’acoustique ont mangé leurs pains blancs. Celui des hard-boppers dans la maturité. Celui artisanal des conquérants discrets de la liberté portés par le mouvement de réveil des esprits et des corps de la décennie écoulée. Choisir ou renoncer. Il faudra s’y résoudre.
Ces choses n’arrivent plus comme ça aujourd’hui, à cause de la situation économique, mais à l’époque, au milieu et à la fin des années soixante, il y a avait beaucoup de tels orchestres (avec un studio pour répéter dans chaque block de New-York) où les gens pouvaient aller ensemble et jouer les nouveaux arrangements qu’ils avaient écrits. C’était une très bonne époque autour de new-York, mais elle n’a pas duré longtemps, parce que le rock and roll commençait réellement à détruire le goût pour le jazz. Les gens qui venaient écouter ces orchestres étaient plus âgés, ne sortaient pas autant, et les jeunes s’intéressaient au rock, puis plus tard au disco.
Frank FOSTER (1928), sax/comp/arg, The Independant, 1983, Steve Voce, TrA
Résister, faire avec ou encore autre chose. Autre chose ? studio, cinéma, enseignement, taxi, chômeur, noyé... Faire avec ? Se mettre au courant, brancher sa musique, son esthétique et ses ambitions... sur le music business ?
Résister c’est d’abord jouer. Persévérer. S’organiser. En collectifs. Voir le panorama qu’en dresse Alexandre Pierrepont dans le numéro de la revue L’HOMME : « Jazz et anthropologie ».
Ornette (Coleman), brûlé également par les compagnies de disques, les propriétaires, les propriétaires de night clubs * et les promoteurs de jive**, essaie actuellement d’ouvrir son propre établissement, - un endroit où non seulement on pourrait entendre sa musique mais aussi un grand nombre des autres jeunes musiciens talentueux réduits au silence public. Mais jusque-là, il a eu peu de succès. Il est bien temps, je pense, que s’ouvre le club de jazz coopératif, etc. Les musiciens devraient se rassembler et le « faire eux-mêmes »
* Voir Pour qui sonne Ornette ?
** Du lexique de Jones : terme argotique, qui désigne la drogue, puis le swing et le jazz.
Leroi JONES, Pot-pourri n°1, 1964, Musique noire
On ne peut donc pas dire que le « jazz » rencontre tout à fait à cette époque les mêmes problèmes que les autres arts : cinéma, peinture etc... Il est à la fois sauvé et sonné par ses singularités. Une caractéristique de son avant-garde, des années free, est d’être en prise sur les problèmes de la communauté noire en lutte pour les droits civiques, parallèlement aux oppositions à la guerre du Vietnam, aux « 14 juillet des couches moyennes » (Michel CLOUSCARD), dans les pays capitalistes en 1968, et au réveil à l’Est des oppositions au socialisme réel. Elle n’en est pas prioritairement à déconstruire un art installé et reconnu comme tel par les élites dirigeantes. Son éthique lui donne les ingrédients pour poser les bases d’une reconstruction de cette « communauté de dialogue », « ce jeu avec le temps » que Guy DEBORD appelle de ses voeux.
Cette chance réside dans l’héritage sans cesse actualisable de potentialités que le jazz reçoit de ses origines africaines et afro-américaines, forgées dans la culture d’une communauté et son combat pour la liberté (le sens que Michel Portal donne à : « Je suis africain »). C’est tout le sens de l’articulation, ici, entre tradition, mémoire, et innovation, idéal d’un futur inspirant le présent. C’est par exemple le sens à puiser dans la relation entre un art vivant et son public, qu’inspire au « jazz » la fonction sociale de la musique et de la danse dans la vie africaine traditionnelle : l’idée de « performance ».
La résistance s’organise sous tous les fronts purs.
Tristan TZARA, L’antitête, 1933,
cité par Paul ELUARD en exergue de Poésie ininterrompue
Résister, ce serait poursuivre, en substance, si ce n’est stylistiquement, la voix ouverte par Albert AYLER.
D’abord, on vous exploite parce qu’on considère la musique comme si elle avait un prix. Puis quand ils s’aperçoivent qu’il y a une idéologie derrière, c’est-à-dire une substance, alors ils l’acceptent comme nouvelle forme.
Q : Quelle est cette idéologie ?
R : Pour commencer, nous sommes la musique que nous jouons. Et notre engagement est pour la paix, pour la compréhension de la vie. Et nous essayons en permanence de purifier notre musique, pour nous purifier nous-mêmes, de façon à nous porter nous-mêmes - et ceux qui nous écoutent - à un plus haut niveau de paix et de compréhension. Vous devez purifier et cristalliser votre son dans le but d’hypnotiser. Je suis convaincu, voyez-vous, que par la musique, la vie peut avoir plus de sens. Et tous les genres de musiques ont une influence - directe ou indirecte - sur le monde alentour, si bien qu’au bout d’un temps le son de différentes musiques circule et provoque des changements psychologiques. Et nous, nous essayons d’apporter la paix. C’est ce que COLTRANE essayait de faire, à sa façon.Pour accomplir cela, je dois m’entourer de musiciens porteurs de spiritualité. Puisque nous sommes la musique que nous jouons, notre art de vivre doit être propre sinon la musique ne peut rester pure (...) J’ai besoin de gens clairs dans leur conscience comme dans leur musique, des gens qui dégagent des ondes positives. Vous devez connaître la paix pour donner la paix.
Albert AYLER (1936-1970), sax/comp, Down Beat nov. 1966, Nat HENTOFF, TrA
Nous sommes là aux limites de l’art, et de son renversement dans la vie, tels que l’on théorisé les situationnistes, avec en écho , l’ «expression pure » :
(Thèse 190)
L’art à son époque de dissolution, en tant que mouvement négatif qui poursuit le dépassement de l’art dans une société historique où l’histoire n’est pas encore vécue, est à la fois un art du changement et l’expression pure du changement impossible. Plus son exigence est grandiose, plus sa véritable réalisation est au-delà de lui. Cet art est forcément d’avant-garde, et il n’est pas. Son avant-garde est sa disparition.
Guy DEBORD, La Société du Spectacle, 1967
Et c’est à faire mentir, au moins pour un temps, cette dernière phrase (« son avant garde est sa disparition »), tout en revendiquant ce qui la précède, que veut participer ma réflexion, en montrant que le « jazz » est porteur d’une issue pour la musique, pour l’art, et comme inspiration de projet poétique collectif, éthique et politique.
Si chacun doit devenir créateur, l’art ne doit pas mourir pour autant.
Le faire vivre, c’est ce à quoi s’emploient sans attendre les musicien(ne)s des souterrains, alors qu’en surface, le raz de marée académique du jazz post-moderne détruira, en apparence, ces perspectives (voir II 5. Créer : choisir c’est renoncer)
Car l’art a encore un avenir, et une fonction sociétale d’avenir. Qu’il suffise d’ajouter le mot jazz à la liste d’Henri Meschonnic, ou de remplacer dans les autres citations de ce penseur, poésie, ou art... par jazz. Ecrire par jouer. Et poème, disons, par performance de jazz, ou par solo, ou tout événement du jazz vivant en situation, en constituant une oeuvre.
La sortie des académismes, c’est-à-dire hors de la post-modernité, c’est l’art lui-même, la littérature , la poésie, la pensée elles-mêmes, quand ils ne se confondent pas avec l’histoire de l’art, avec l’histoire de la littérature, de la poésie, de la pensée. Quand un poème a la poésie non derrière lui, mais devant. C’est-à-dire ne sait pas d’avance ce qu’elle est. Ne sait plus. N’est rien d’autre que sa propre historicité en train de se découvrir. Ce qui fait d’un poème qui devient poème et qui reste poème, comme de chaque aventure de l’historicité - d’un concept en train de s’inventer, et qui transforme ensuite tous les autres, de rapports entre des corps jamais essayés, d’une lumière jamais rythmée ainsi auparavant - quelle que soit la matière, quel que soit l’art, une figure, allégorie et dénudation, de l’historicité radicale de toute valeur. Et de la valeur de l’historicité.
, Politique du Rythme/politique du sujet, 1995, p. 549Henri MESCHONNIC