VIII 13 MES DÉ-BUTS, janvier à juin 2006

Pour commencer, il se pourrait que cette rubrique n'aille pas au-delà de son ouverture, en quoi elle n'aurait de valeur que "conceptuelle", comme on dit de cet art qui consiste à décrire une oeuvre qu'on ne réalise pas. L'idée me plaît de n'être qu'un perpétuel débutant, un débuteur buté...

« Tu commences tout, tu finis rien »
Mon père

* 21 juin

LES MATINS DIFFICILES

Sonnet d'un réveil

Les matins difficiles
où la pensée oscille
entre y aller ou pas
font les petits trépas

Des rêves d'impossibles
chagrins en rien sensibles
à un travail ou pas
pour payer tes repas

Si tu crois aux miracles
ne te lève pas Toi
et ne marche pas Vois

De quels odieux oracles
où remonte la bile
se soulève la foi

Fosobo, 21 juin, 11h05

* 15 juin

Épitaphe à Raymond DEVOS
suivie d'une dérive sur la mise en coupe du monde par le foot-ball

Raymond Devos,
de mots rêvons
aimons vraiment
vos mondes Ô démons
par la mort dévorés
de votre dévoué
dévot Raymond

RER A, 15 juin, 12h04

Les plus lourds calembours sont tels les petits pois pas toujours les moins fins, mais dont on a besoin chez soi. Rapporté au poids, Devos n'est pas le gros qu'on croit. Il pourrait ouvrir une raffinerie verbale. Elle ne manquerait pas de sel. Entre sens et non-sens, il danse. Il en joue comme seul sait un musicien (il l'est aussi). Devos a une capacité d'improvisation qui sur scène déborde ses textes travaillés à l'extrême, dans une registre élitiste pour tous.

On dit « jeux de mots » et l'on veut croire qu'il ne s'agit que de cela, sans voir que de ces jeux la différence est entre ceux qui produisent et ceux non, dans l'étreinte entre "signifié" et "signifiant", des affects ou du sens dont le non-sens n'est que l'écrin. A jeux de mots donc il faudrait préférer jeux de langage ou, à tout prendre mots d'esprit (Freud est tu, là), comme on dit faire de l'esprit, quel comble, au fond, de non-sens concernant le langage, cette matière, entre autres dont la violence, de la relation humaine.

Devos brille dans la constellation de ceux qui, écrivains, poètes, chanteurs, humoristes, et tous producteurs de langage parlé avec un nom ou non, font avec les mots de la musique (en quoi je ne suivrais pas Meschonnic).

J'en citerai sept, en forme de pléiade, répondant à l'appel : DAC Pierre, DUFRÊNE François, GAINSBOURG Serge, LAPOINTE Bobby, LEIRIS Michel, LUBAT Bernard, NOUGARO Claude.*

DEVOS Raymond serait donc un huitième. Mais, quand les mots d'un poète volent comme les balles d'un jongleur, c'est un peu comme les épées des mousquetaires : on n'arrive plus à les compter. Du bretteur au rhéteur, de la parade à la rhétorique, il n'y a qu'un pas. D'un bond il touche, et d'un mauvais il meurt : Raymond DEVOS luit, et vivant.

* De Pierre DAC, concernant la relation sens--non-sens, moult fois cité : « Pour quelle raison mystérieuse et inconnue tout ce qui ne veut rien dire s'obstine-t-il à le dire opiniâtrement et mordicusement ? », de François DUFRÊNE, la Cantate des mots camés, de Serge GAINSBOURG plutôt les premières chansons, de Michel LEIRIS le plus lisible dans Langage tangage. Il faudrait encore distinguer ceux qui font rire sans éclats, sourire sans les yeux, et tous entre-deux, dimensions du plaisir qui ne sont pas, contrairement à ce qu'en pensent les sots du 'haut' comme du 'bas' sur la même base en miroir (le bas anti-haut et réciproquement, fondement du populisme et non de la lutte de classes), des degrés socio-culturels...

... On sait trop que se passionnent pour la Coupe du monde de foot-ball même de très éloignés de la cause du peuple, parce que, dans l'idéologie qui en est partagée toutes tendances politiques confondues et confondantes, comme le capital, elle coupe le monde et justifie sa coupure en prétendant l'unifier : c'est pur fantasme de considérer que le sport de compétition pourrait être porteur d'un dépassement, de soi comme individu  singulier, et de la séparation capitaliste d'individus s'identifiant à leurs particularités, alors qu'elle a produit historiquement le formatage des individualités à son image, et que celles-ci ne font en cela qu'exprimer ceci, qu'elles sont dans le capital, sa critique surdéterminée par son idéologie. Admettons qu'en matière d'humour et de sensibilité - à la forme comme contenu - le problème soit ailleurs. Voilà qui nous mène un peu plus loin que la sociologie critique du sport par Jean-Marie Brohm, critique non du capital mais de la marchandisation, qui relève du démocratisme radical, dans le sillage du Bourdieu de La distinction *, et provoque les débats confinés et stériles que l'on sait. Je ne serais pas le dernier à jouir du geste génial d'un passeur de balle, ce n'est pas pour autant que j'y verrais un "enjeu politique".

* Voir Eléments pour une grille de lecture du démocratisme radical, par Denis (de la critique du sport par J-M BROHM à BOURDIEU idéologue, en passant par Louis ALTHUSSER)

* Reçu de Ferney-Voltaire, le 5 juin 2006

Quand nous brûlerons les villes
Nous garderons les monuments
De nos souvenirs
De nos sourires et de nos rages
Nous garderons le dédale social
D'où auront surgi nos cris

Quand nous brûlerons les villes
Nous détruirons les banques et les usines
Nous garderons en dépassement
Le rôle aboli
Des édifices magnifiques

Quand nous brûlerons les villes
Nous jouerons dans les gratte-ciels
Les avenues riches n'auront plus de nom
Et nous en conserverons l'espace

Quand nous brûlerons les villes
Les usines, les banques, l'Etat
Les banlieues seront ivres
Comme un désert
Il n'y aura plus de périphéries

Jean-Louis

*

FoSoBo, 4 mai 2006

« On reconnaît le bonheur au bruit qu'il fait en partant » Louis JOUVET

L'éphémère évidence du bonheur

Ce qui est heureux s'écrit simplement. Une femme vient te voir que tu ne voulais plus attendre. Elle est belle. Tu lui parles. Elle t'écoute. L'inverse. Un silence est ouvert pour les yeux. Voilà... Puis le bruit du bonheur quand il part...

*

Ailleurs, 30 mars 2006, 16h27

CARTE ROUGE ? CARTE BLEUE ? CAILLERA, ÇA IRA...

Je suis un délinquant raté
car trop m'inculquant la morale
école parti société
m'ont tout détraqué le mental

« Tu seras pas cher appâté
lève-toi tôt court au travail
droit pour payer ton beef ton bail
non tu ne dois pas t'écarter »

Si j'aurais su mieux fait racaille
j'aurais plutôt que m'encarter
en rouge pour finir en bleu

Devant la machine à fricaille
sous-développé durable-
ment sorti mon feu palsembleu !

*

Ailleurs, 27 mars 2006, 10h24

'T'ENVOLÉE

j'ai dix-sept ans c'est le printemps
moche est la vie comme un lycée
c'est le printemps la rue m'attend
l'éternité n'est pas assez

mon rêve est loin mais j'ai le temps
demain volé sans les années
avec le temps je suis partant
et pas damné tout à donner

voici la rue qui m'a trouvé
sans la chercher je suis sauvé
allons marcher avec le temps

avec le temps marchons allez
dansons la guigne est envolée
j'ai cinquante ans c'est le printemps

*

FoSoBo, 27 mars 2006, 4h03

SUR LES PAVÉS LA RAGE
 
sur les pavés la rage
a fait gicler le sang
sous les coups de l'orage
au vent mauvais passant
 
les loups vont au naufrage
en meutes et par cent
noyés dans le mirage
d'un ailleurs impuissants
 
le maître ouvre la cage
l'esclave sort ses dents
mais il reste dedans
 
et mord à l'entourage
aux biens de braves gens
sans outrage à l'argent
 

*
RER A, 21 mars, 8h17

« nous ne voulons pas de la société qu'ils nous programment celle du "BOSSE et CRÈVE" »
Occupants du Syndicat des entreprises de travail temporaire, 21 mars

THIS TRAIN

Class hic 'net 'Blues

Ce train emporte des visages pâles
vers nulle conquête vers nul exploit
station debout en tas ces animals
ensemble séparés vont à l'emploi

D'aucun Far West ils ne sont le bétail
gardés par des cowboys sans foi
ni loi que celle à loisir du travail
en pâture en culture dans le bois

Dont on fait la langue pour veaux aux heures
mornes où mène à la mort son troupeau
un homme en veste terne avec chapeau

Pour chauve dans la tête mais fort droit
dans ses bottes de gaucho. Ah ! l'effroi
de la chair et le prix de la viande

*

20 mars, RER A, 8h17

PARIS GARE À LA SOCIALE

Mots d'ordre

D'or sait quand prend tôt la sociale
ce train nous roule boulets boulots. Rouge l'histoire
sans scène grand matin, pari d'un petit soir

Que rien ne reste
au seul hasard
dû et qu'indignent
les basses quêtes

Lâchez du lest ! Tombez les vestes
Montez en lignes !
Bagarre au Nord ? Grève de l'Est !

Mais prenez garde au Mont Parnasse
d'austères blitz. Qu'on en finisse
avec les classes, les papiers, les papions !
Allez, à la guerre, les lions !

*

22 février, RER A, 8h17

SÉRIEL QUI LEURRE

à Megumi et Jean-Yves, à Gilles, aux enfants
pour Harumi et Moeko, pour les enfants

Le soleil ne s'est pas levé,
sur l'île aux coeurs bridés,
par l'enfance brisée
sous la roue, sous la mer.

Seule une image fait surface,
de cris joyeux, petits vélos,
de poussettes, ronds dans l'eau,
mais en vain. La scène s'efface

des plaisirs oubliés,
des amis, des années
engloutis et sans trace

que la série qui leurre
le rêve qui en meurt.
Au carrefour. Pour rien.

*

20 février, RER A, 19h51

Adamante

ainsi ce serait elle       elle et le monde       à pile et face       et le miracle encore
de tout retrait le manque       l'appel des yeux aux infinis       aux tourbillons contraires       du sang de l'eau de l'air des gouffres
où se sauver où naître       vers ce point mais sans fuite       tel l'amant d'adamante       à l'amarée du temps

*

12>22 février

Du désir de rompre

Le plus difficile n'est pas de commencer, mais de rompre. Non pas refuser ce que nous ne voulons pas, qui se présente comme un choix, mais rompre avec ce que nous ne voulons plus, qui nous attache encore, malgré nous, et particulièrement les êtres (ou des idées) dont nous nous imaginons qu'ils (elles) ont besoin de nous, quand nous pensons pouvoir nous passer d'eux (d'elles). Êtres chers au passé, ou chers à la mémoire, mais encore là. Passage du temps sur ce qu'il met à mort. Pour commencer, il faut rompre. Le désir de rompre, c'est un désir fou de commencer, de considérer que maintenant est un début. Ce n'est pas un fantasme de recommencer, au début, sa vie entière. C'est la nécessité de détruire ce qui, du passé, particulièrement dans nos relations, nous empêche de nous engager radicalement dans un nouveau début. Les circonstances y sont plus ou moins favorables, mais ce qui nous y aide le plus, c'est la mort du passé réciproquement reconnue comme plus forte que la présence du souvenir; reconnu que nous pouvons "divorcer" à l'amiable, accepter de nous dire, pour commencer, à nous-même : « Nous ne nous reverrons jamais ». Sinon, le faire délibérément, sans attendre qu'avec le temps, tout s'en aille, sans y être contraint par la mort ou la distance physiques, voilà qui relève, plus que d'un travail de deuil, d'un effort de meurtre. Voilà qui paraît terrifiant, car pouvant exiger une certaine cruauté, du moins une résistance à la pitié. C'est pourtant ce que suppose de ne pas céder sur son désir d'être soi, fidèle à soi, désir qui pousse à rompre, à rompre d'abord avec le regard des autres sur un soi au passé, parce que je est un autre, ou peut-être le même, mais fidèle à soi-même en changeant comme un fleuve au passage du temps. Le désir de rompre, c'est la nécessité de rompre avec une fausse idée de la fidélité, pour être fidèle, non à la mémoire d'un vécu, à la présence du mort-vivant, mais à ce qui promet de vivre.

*

10-11 février

sur Debord, 1... "la révolution au service de la poésie"

Je n'ai jamais été "situationniste", trop jeune, ni "post-situ", pas assez «plouc»*.

* Voir note in Pense-bête préliminaire : « Il arrive en retard, et en masse, à tout, voulant être unique et le premier. Bref, selon la révélatrice acception nouvelle d’un vieux mot argotique, le cadre est en même temps le plouc DEBORD, "La véritable scission dans l'Internationale", 1972

J'ai découvert les écrits (jamais les films, erreur s'il en fut) de DEBORD après tout le monde, à la fin des années 80. J'ai eu le plus grand mal à y comprendre quelque chose, et j'ai trop longtemps confondu ses positions avec celles de Raoul VANEIGEM (la différence n'étant pas pour moi où ils l'ont située eux-mêmes). J'y ai néanmoins trouvé de quoi interroger mon parcours "communiste" (pour l'essentiel au PCF de 1973 à 1986), de façon plus pertinente que par toute approche d'extrême gauche, trotskiste ou anarchiste.

J'avais une chance, avoir plus ou moins traversé les 'avant-gardes' artistiques, c'est-à-dire ré-inventé une poudre que je ne connaissais pas, mais l'avoir fait en pratique, notamment sur le plan plastique (sans parler du 'jazz'). Chance donc, non pas de dominer intellectuellement la question, mais de l'avoir, avec plus ou moins de bonheur, et de talent -ce n'est pas la question-, vécue de l'intérieur, dans sa matière, comme pour une part, ses modes de vie en d'incertains milieux peu en rapport avec le militantisme, et encore moins celui du PCF. D'où j'ai gardé un certain flair pour le so called "stalinisme", bien au-delà de ses supposées frontières (les parfums et les frontières...).

Hors les écrits de ces deux-là (à lire c'est bien le moins), trois livres me semblent utiles à leur compréhension :

1) Celui d'Anselm JAPPE, sur le versant théorique des thèses situationnistes "Guy Debord", voir Mot de l'éditeur

2) Celui de Roland SIMON pour une solide critique de ces thèses (et du livre précédent) : THÉORIE DU COMMUNISME, Roland Simon, volume 1 Chapitre 5 De la critique du travail au dépassement du programmatisme : une transition théorique, l'Internationale situationniste

3) Celui de Vincent KAUFMANN, sur le versant poétique du parcours de Debord, ou "la révolution au service de la poésie". Voir sur l'ouvrage A contretemps 2002 "relire Debord" *, et cette autre réalisation de l'auteur, pour la petite bibliothèque adpf  

* ce lien, bien involontairement, conduisit quelques heures vers le portail du BHV : dérive ou hasard objectif ?

(Je ne conseille donc pas l'ouvrage de Christophe Bourseiller, qui malgré ses mérites de journaliste-biographe, se distingue généralement pour ne pas comprendre de quoi il parle. C'est vrai aussi pour sa somme sur l'"ultra-gauche" >. Je ne sais pas si son ouvrage sur Debord comporte autant d'erreurs factuelles ou d'incompréhensions que celui-là).

Ces trois ouvrages sont précieux parce que complémentaires. On peut avantageusement commencer par le dernier, qui est sans doute le plus respectueux, par sa focale, de la vie et de l'oeuvre de Debord. Autrement dit, il peut servir de filtre pour lire les deux autres. Celui de Jappe a le mérite de rendre plus abordable la lecture des textes les plus "théoriques", notamment La société du Spectacle. Celui de Kaufmann est utile pour replacer la vie et l'oeuvre* de Debord, et pas seulement la période de l'Internationale situationniste, dans la filiation des avant-gardes artistiques, du dadaïsme au lettrisme, en passant par les surréalismes, et donc pour mesurer en quoi, comme il le disait lui-même, Debord ne fut pas [, d'abord et seulement,] un théoricien. En d'autres termes, ce livre permet de comprendre la double source du "situationnisme" relativement à l'art moderne et sa déconstruction, et relativement aux théories communistes, de Marx à Lefebvre, en passant par Lukacs et Socialisme ou Barbarie : un versant "humaniste théorique" du marxisme, dira-t-on. 

* vie et oeuvre ne sont pas chez lui séparées, en quoi il eut bien une pratique de sa théorie et réciproquement, ce qui ne signifie pas qu'elles furent, ou pouvaient être, une praxis, comme contradiction entre classes dans le capital.

Le livre de Kaufmann est donc le seul (de ces trois) à permettre de comprendre en quoi art et communisme sont liés, en quoi la révolution communiste sera poétique ou ne sera pas, avec et contre les situationnistes. C'est la dimension qui manque à la critique de l'IS par Roland SIMON, même si celle-ci me paraît la plus argumentée sur le plan « strictement » théorique, et surtout la plus respectueuse de l'apport des situationnistes à la compréhension de leur temps (du capital en leur -), et à la théorie révolutionnaire qu'ils pouvaient alors élaborer, dans les limites de l'affirmation du prolétariat, du "programmatisme" selon TC, ou dit plus simplement de l'idéologie du socialisme dans le mouvement ouvrier.

Je reviendrai sur l'ouvrage de KAUFMANN de façon plus personnelle. Voir de premières implications du même jour : a-POÉTIQUE, a-POÉSIE et La communisation sera poétisation ou ne sera pas

Remarque : Je n'effacerai pas une ânerie écrite il y a quelques temps par ignorance, à propos du suicide de Debord, malade et souffrant physiquement.

*

8 février

Lettre ouverte (notes pour une poétique personnelle de la révolution, volées par indiscrétion)

Tu n'as jamais envisagé la possibilité de t'ancrer dans cette vie. Sauf exceptions passagères, vite désillusionnées, ou par la grâce de relations privilégiées le plus souvent furtives ou aussitôt fuyantes, ta "vraie vie" n'aura jamais été qu'intérieure. Virtualité. Potentialité ? En somme, tu es tombé petit dans le 'spectacle' et ta vie n'en est que la mise en scène personnelle. Ta vie sociale n'est, par défaut, que figuration. Tu sais depuis longtemps que rien ne vaut la peine d'être vécu pour prétendre en sortir. Non, en vérité, tu ne le sais pas, ou depuis peu seulement. Tu ne le savais pas mais tu le sentais. Tu l'as toujours senti, question de feeling, et tu n'aura vécu ce que tu as vécu, cette non-vie délibérée, ce suicide social, que de le sentir, ou sans cesse rappelé par ton intuition à cette prescience, comme à un engagement tacite, et quasi contractuel avec toi-même. Tu n'as jamais essayé d'en sortir, c'est-à-dire de t'en sortir seul. C'est ta rage intérieure. Ta fidélité. C'est pour toi l'impossibilité d'une pose, d'une affectation, qui n'est pas celle de marquer une pause, ni celle de tenir des rôles sociaux.

Ta vie apparente s'est rangée. Ta vie matérielle est rangée. Ce n'est ta vie qu'aux yeux des autres, sauf exceptions choisies, les véritables amitiés, celles qui le reconnaissent. A quoi bon vivre ce qui ne te renvoie aucun écho ? Que du déni ? Cette vie extérieure rangée, ta vie spectaculaire, n'est que le masque de ta vie dé-rangée, intérieure, ta vraie vie qui explose, ici ou là. Ton volcan en sommeil et ses éruptions, plus que des fumerolles. Ta vie qui te dé-range. Ta fidélité.

Commentaire en marge : Mais qu'est-ce que les autres sont capables d'accepter de ta fidélité, de ta vraie vie, de leur réalité sociale ? A l'expérience, pas grand chose. C'est trop lourd ou trop difficile, trop douloureux, sauf pour ceux qui, sans issue économique, n'ont pas le choix. Ceux à qui il ne reste plus que mettre le feu. Cette incommunicable vérité est le pendant individuel de l'aliénation sociale. Parler, c'est si souvent comme à un boeuf, jamais droit dans les yeux. Est-ce un choix de prendre subjectivement le parti de ceux qui n'ont pas matériellement le choix ? Non, en définitive. Car si c'est un choix, il se trame en idéologie : une catastrophe.

Alors, quand ça s'allume, dans un regard échangé, partagé, comme une porte s'entrouvre sur quelque soleil intérieur, ça vaut plus que tout programme de gouvernement (c'est de gouvernances intérieures, intimes, qu'il s'agit, dans leur rencontre, leur mise en relation par quelque hasard). Il existe des êtres dont on sait que, confrontés à un choix, ils iront jusqu'au bout, parce qu'en réalité, pour eux, ce ne sera pas un choix, ni subjectivement, ni objectivement. Tout au plus une obligation, un appel ardent. Voilà la poétique de la révolution, une poétique de la relation révolutionnaire. Une poétique de l'intersubjectivité. La trace de son annonce.

Que savent-ils de "l'immédiateté sociale", ceux qui n'ont jamais essayé, qui ne se sont jamais heurtés à cette limite, à son impossibilité présente, ceux qui n'ont jamais fomenté en eux-mêmes, pour eux-mêmes, l'idée de sa possibilité ? Tout le contraire de celle d'une île...

*

31 janvier, RER A, 8h35 

Plongée en milieu fossile

Ma plongée en apnée dans le bassin aux fossiles fut une rare réussite. Pour une fois, je fus touché par la grâce, sans l'avoir sollicitée. La vie vous réserve parfois de ces moments exceptionnels, quand elle soulève ses jupes dans le vent. Ce qu'on y voit est pis que vos craintes les plus sombres. Mais le plus noir est le plus éclairant. La bêtise du monde ne s'abolit pas. Il n'y a aucune raison d'espérer. On ne peut que faire semblant d'y croire. Le pire est probable. La vérité est assassine et le reste mortel. Je veux savoir. La joie est noire, et mon bonheur est nègre ce matin comme la voix qui danse pour les voyageurs.

*

27 janvier, RER A, 8h17

LOOVE

Le vent d'hiver dans les perruques du courage
Défait les cheveux lourds sur les nuques de rêve
Les épluchures du visage tombent en lambeaux noirs
Dedans la rage rentre et elle est rouge

D'où vient-elle sinon de longues endurances
De défaite en défaite et trop courtes patiences
Des coups reçus, des coups rendus, à tort, à raison, à travers l'apparence
Par des boxeurs dépourvus de technique

Non. Rien n'est dit en paroles de plomb
Un mot léger nous fait voler encore en eaux profondes
Traverser des nuages d'acide et de grisou

Parlez, poissons-volants, en langue d'hirondelle
Embrassons la sirène et mille Cendrillon
Ah le grand méchant love !

*

26 janvier, FoSoBo, 7h36

A mes débuts l'idée de dieu n'existait pas. Pas plus que celle d'éléphant. Que celle de cigale. De fourmi. De poule si. D'oeuf aussi. J'en avais mangé. L'oeuf en premier, ou la poule ? Je sais plus. Mais bon, du dieu, non, jamais. Plus tard le dimanche on allait où l'on parle du dieu. Le monsieur le curé se servait à boire pour lui tout seul et après il nous donnait un tout petit tout petit morceau de pain sec sans sel et sans saucisson en disant : « - De dieu c'est cela le corps et ceci son sang.» C'est pas bon du dieu pas du tout. En plus c'était que des histoires. Comme d'autres, de fourmis, de cigales, d'éléphants. En moins drôle. Mais le monsieur le curé faisait semblant que la preuve de dieu c'est qu'on le mange. Alors je suis devenu matérialiste. Et d'avoir mangé de la poule et de l'oeuf sans savoir lequel en premier, j'ai découvert la dialectique. Et après quand j'ai lu monsieur Marx je l'ai cru. Et le croyant je l'ai dévoré. Et c'est comme ça que tout a commencé.

*

25 janvier

« Je n'ai pas d'ennemis, l'enfermement s'abolit »
Jacques CAMATTE

Je me sens envahi de promesse. Je suis un autre. Cela peut-il durer ? Moi-même par lui-même aboli ? Par un autre muté ? Il paraît que la matière constituant notre corps se renouvelle sans cesse tout au long de la vie. Il doit en aller de même des idées. L'esprit sain dans sa chair et changeants, si bien qu'on ne sait plus à quel sein les nourrir. Tout fout le camp ? Non, tout fond comme neige aux soleils, s'écoule vers l'au-delà de soi. En bas de soie une femme t'attend en bas de chez toi. Elle a de longs cils, le ventre transparent, des pieds de gazelle. Elle est belle autant que le disent tes yeux. Elle ne te regarde pas, et son approche n'en est que plus délicate. Elle ne regarde rien, au vrai, mais elle tend les mains et s'arrange pour toucher ton visage. Alors seulement elle tourne le sien, te fait face, et tu vois mieux de quoi parlent vos corps. De quelle musique la vie est muette. De quels rythmes elle s'absente. Et tu connais le manque d'un absolu besoin, la danse du vide sur le plein, la transe au bord du gouffre, les hautes destinées de n'avoir rien à perdre que l'haleine d'une bouche sans frais, au matin des amis de la nuit et des jours sans réveil. Elle est déjà partie qu'importe une autre vient la même pour l'éternité. Toujours présente et prête. Tu t'es laissé surprendre et tu as découvert ce que tant d'autres ne cherchent pas. Un trésor de simplicité. Un bien qui ne s'achète ni ne se vend. La mine à terre ouverte sous un ciel suspendu comme un cerf-volant rouge, rouge sombre, rouge à force de bleus et de blues plein la viande et la tête, et de sang plein la veine où se vident les verres du déboire. Alors tu le sais. Enfin. Tout recommencera. Ce n'était qu'un dé-but.

*

25 janvier

Au début était la patience. A la fin l'impatience. Ou l'inverse, je ne sais plus. Devenir patient est-il l'annonce d'une fin, ou d'un début ? J'ai toujours pensé que l'impatience n'était pas le contraire, mais le complément, de la patience : on n'est jamais patient que d'attendre quelque chose, avec plus ou moins d'impatience. Être impatient dit une faim. La patience ne serait donc que de l'impatience contrôlée. Ceux qui ne sont pas impatients n'ont aucun mérite à être patients. C'est peut-être tout simplement qu'ils n'attendent rien : un début de la fin ? La fin des faims ?

Toujours est-il que je deviens de plus en plus patient. Je devrais peut-être me soigner. Là, en vérité, ce n'est peut-être que l'effet des médicaments contre le rhume. Pour savoir ce qu'il en est en réalité, je dois attendre d'être guéri. J'en suis fort impatient, car je fais un mauvais patient. Je n'en suis pourtant qu'au début du traitement, dont la fin me rendra impatient d'un autre début. Si je n'en sors pas défunt. Les débuts sont ainsi sans fin, et les fins pas souvent des buts.

*

24 janvier

Pour commencer, il se pourrait que cette rubrique n'aille pas au-delà de son ouverture, en quoi elle n'aurait de valeur que "conceptuelle", comme on dit de cet art qui consiste à décrire une oeuvre qu'on ne réalise pas. L'idée me plaît de n'être qu'un perpétuel débutant, un débuteur buté.

On connaît le mot d'ordre « Ce n'est qu'un début, continuons le combat ! », et son renversement par Bernard LUBAT « Ce n'est qu'un combat, continuons le début »... comme celui d'Edgar MORIN de La lutte finale en lutte initiale... Les débuts jouent un rôle essentiel dans les "cadavres exquis" surréalistes, où s'enchaînent de main en main dessins ou textes, celui qui continue ne voyant que la queue du précédent, le reste lui étant caché. En ceci, ils ne sont qu'une suite de débuts, une charade dont le tout révèle des parties en partie indépendantes les unes des autres.

Des écrivains affirment engager l'écriture d'un roman sans avoir la mondre idée de ce qui suivra sous leur plume. Ils n'établiraient a priori ni structure, ni plan, ni trame, ni scénario sur lesquels ils développeraient l'écriture. D'où l'importance des incipits, ces débuts : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure.», « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide.», « Nous vivons dans un âge essentiellement tragique; aussi refusons-nous de le prendre au tragique.», « L'homme était grand et si maigre qu'il semblait toujours de profil.», « La petite ville de Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de Franche-Comté.», « Je suis jeune et riche et cultivé; et je suis malheureusement névrosé et seul.», « Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d'une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne, où les gens se croisent presque sans se voir, où la vie de l'immeuble se répercute, lointaine et régulière.», « C'était une journée d'avril froide et claire.», « On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique; elle se déplaçait d'ouest en Est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord.», « Les dés roulèrent sur le drap vert du plateau, atteignirent ensemble le rebord et rebondirent.», « Il était environ neuf heures du matin; c'était à la fin de novembre, par un temps de dégel.», « Nous étions à l'Etude, quand le Proviseur entra, suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre.», «Il était tard lorsque K. arriva.», « Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi.», « Aujourd'hui, maman est morte.», « Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bâteau qui pêchait au milieu du Gulf Stream.», « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé.», « Une légende veut qu'à la fin de sa vie, Lester Young ne parlait plus qu'avec les morts.», «Je suis, ou j'étais, ou peut-être suis encore, un ange.», « C'est peut-être vrai que je suis un lâche, ainsi que l'ont dit sous l'Odéon les bonnets rouges et les talons noirs !», « Au cours d'une nuit, vers la fin des années cinquante, une agression est commise dans le parc municipal de Vienne.», « A croire que la terre s'est arrêtée de tourner.», « Au commencement était le sexe.» etc.

Ce qui plaisait à Aragon, dans le roman policier, c'est qu'il met en évidence ce qui constitue l'apparente logique du roman en général : connaître qui est l'assassin. Du moins est-ce ainsi qu'une fois entré dans un livre, on poursuit la lecture pour arriver au bout. A ceci près que dans certain polars, on connaît l'assassin dès le début, ou au milieu, l'intrigue se poursuivant pour une autre raison, et sûrement la lecture aussi, ce qui montre qu'on ne lit pas vraiment pour connaître la fin. Pourtant, de fait, un roman auquel on enlèverait cette motivation ne saurait être considéré comme achevé, soit par le lecteur, soit par l'écrivain, par exemple L'homme sans qualités, de Robert Musil.

On pourrait ainsi concevoir une dialectique du début et de la fin, sachant qu'un début peut être plus ou moins long, qu'un livre peut s'achever interminablement (Belle du Seigneur, d'Albert Cohen), ou demeurer sans fin, comme un amour. Certains, pourtant très achevés, semblent en effet se terminer sur une énigme non résolue, ou appeler une suite, signifiant que le roman, donc la vie, l'amour peut-être, continue. On reste sur sa fin, qui n'est qu'un nouveau début. Dans ce cas, le lecteur est invité à poursuivre par lui-même, et c'est sans doute ce que font beaucoup, une fois le livre refermé, dans les premiers instants où ils gardent en tête les dernières phrases. Il apparaît alors clairement que le roman n'est pas celui de son seul auteur, mais réellement la création de chaque lecteur et que le roman comme la poésie doit être fait par tous, non par un. Ce n'est qu'un combat, continuons le début.

IndexDEBORD Guy ; JAPPE Anselm (philosophe) ; KAUFMANN Vincent ; VANEIGEM Raoul (homme)
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