Le facteur crucial dans le développement du jazz, comme dans celui de toute la musique populaire américaine, le facteur qui plus que tout autre explique ce phénomène typiquement américain d’une musique populaire vigoureuse et résistante dans une société capitaliste en plein essort, réside dans le fait qu’il ne fut jamais submergé par les valeurs culturelles de la classe supérieure.
Francis NEWTON (Eric HOBSBAWM, 1917), Une sociologie du jazz, 1961/1966, p. 37
(Ajout juillet 2004) La littérature n'est pas révolutionnaire parce qu'elle est écrite pour la classe ouvrière ou pour la révolution; le seul sens valable dans lequel on peut qualifier la littérature de "révolutionnaire" est celui qui renvoie à elle-même, en tant que contenu devenu forme.
Le potentiel politique de l'art réside seulement dans sa propre dimension esthétique. Son rapport à la praxis est inévitablement indirect, médiatisé et décevant. Plus une oeuvre est immédiatement politique, plus elle perd son pouvoir de décentrement et la radicalité, la transcendance de ses objectifs de changement.
Herbert MARCUSE, La dimension esthétique, 1977
La « New Thing » sépare esthètes et idéologues
Le 1er mars 1968, deux mois avant « les événements », Lucien Malson, philosophe, sociologue, psychologue (Les enfants sauvages... le film de François TRUFFAUT), musicologue et critique respecté dans les revues et sur les antennes de France Musique, chroniqueur du jazz au journal LE MONDE, y signe un article : New Thing, repris en 1983 dans un ouvrage regroupant des textes de 1954 à 1982 (Des musiques de Jazz). Deux semaines plus tard, dans le même quotidien, Pierre Viansson-Ponté intitule un éditorial resté célèbre : « La France s’ennuie ».
Dans son article de Lucien Malson, qui compte quelques 300 mots, reviennent ceux-là : esthétique 4 fois, ordre 3, règles 2, style/stylistique 2, art 2, liberté (rythmique) 1, révolte 1, idéologie 1, politique 1. Ces deux derniers ensemble, dans ce passage :
Qu’il y ait là, non point un contenu conceptuel camouflé, non point une idéologie déguisée, dans la New Thing, mais un sens de l’existence, une agressivité compréhensible dans le contexte politique américain, bien des exégètes le croient et le répètent
ad nauseum ., Le Monde 1er mars 1968, in Des musiques de Jazz, B, p 137-140Lucien MALSON
Le ton est un rien condescendant, et guerrier, comme on sait l’être alors dans le monde de la critique de jazz. C’est que le jazz, lui, ne s’ennuie pas. Les « exégètes » se livrent déjà bataille depuis quelques années, autour du disque « Free jazz » (Ornette Coleman/Eric Dolphy, double quartet 1959) et ce qui s’ensuivra, au sein des revues spécialisées ou dans les Cahiers du Jazz, dont Malson est rédacteur en chef.
Quinze ans après la guerre du « vrai jazz » (Panassié et le Hot Club de France), contre les tenants du jazz « moderne » : le bebop (Delaunay, Boris Vian, André Hodeir, et déjà Malson), une nouvelle ligne de front est ouverte entre
modes de pensées et d’analyse
(du free jazz) qui s’affrontent sans rémission sur le terrain idéologique, isolant en deux blocs étanches les tenants de l’analyse esthétique et les gardiens de l’interprétation politique du free jazz. Les premiers sont attachés à la description des formes, à l’explicitation des processus musicaux ; les seconds considèrent l’antériorité du contexte social pour s’en remettre à l’analyse de son messageVincent COTRO, Chants libres, le free jazz en France 1960-1975, B , p. 79
Même si Vincent Cotro prend la précaution, « le risque schématique» dit-il, d’un classement plus fin en cinq catégories : socio-politique ; conceptuelle, philosophique ou esthétique ; historique ; musicale ou technique ; épidermique ... rien n’y fait, la barricade s’érige entre les deux camps. L’époque s’annonce binaire, et le jazz y perdra son ternaire. Binaire de la critique ; moins des musiciens. Comme l’indiquent les interviews des musiciens protagonistes (voir 2-3, Jazz et politqiue), et comme le souligne V. Cotro, ils sont moins portés à mélanger les genres, se préoccupant avant tout de « la dimension expressive ou esthétique du free jazz », ce qui n’empêche nombre d’entre eux de participer à des concerts de soutien et autres fêtes politiques d’extrême-gauche (entre 1966 et 1971, note Cotro).