La première chose à faire, lorsqu’on considère les réalisations du jazz, c’est d’oublier celles de la musique occidentale.
Francis NEWTON (Eric HOBSBAWM), Une sociologie du jazz, 1961/tr.1966, p. 192
Au lieu de rechercher les sources de tel ou tel modèle de comportement, il faut se mettre en quête de processus et de fonctions parallèles en Afrique et en Afro-Amérique, postérieurs au colonialisme et à l’esclavagisme des Européens. Comme l’a souligné Hortense Powdermaker il y a longtemps dans After Freedom, étude d’une communauté du Mississippi, les noirs n’ont pas simplement remplacé d’anciennes valeurs « africaines », en empruntant aux Blancs de nouvelles valeurs culturelles, ils ont plutôt ajouté de nouveaux modèles aux anciens. C’est ce que veut dire Paul Radin lorsqu’il avance que le « Noir n’a pas été converti au Dieu (chrétien blanc). C’est Dieu qu’il a converti à lui. « Pour ces deux auteurs, la sensibilité africaine a été le point de départ, et les valeurs européennes ont été adaptées sélectivement aux besoins spécifiques des Afro-Américains. Bien que tout cela relève d’une anthropologie assez élémentaire, en abordant le sujet, à résonance politique, des racines et de la nature afro-américaine, nous devons garder présents à l’esprit des principes universels qui régissent les groupes les plus divers des populations terrestres.
John SZWEED et Roger D. ABRAHAMS, Après le mythe : étude des modèles culturels afro-américains dans la littérature des plantations, in Crowley, B4, 1977
Les histoires du jazz commencent en général par en décrire les origines : traite des esclaves sur le sol africain, traversée de l’Atlantique avant leur vente au Nouveau Monde, depuis le premier lot du capitaine John Smith, en 1619.
S’agissant de musique, on nous parle de celle qu’emportent avec eux les esclaves sur les bateaux-négriers où seuls survivent les plus résistants : leurs instruments et leurs chants. Exemple : « Certains de ces chants n’étaient que des cris, analogues à ceux que lancent les voyageurs pour se faire reconnaître dans la brousse. » (Michel PERRIN, Histoire du jazz, 1966, p. 13). On ne sait pas si cet « historien » avait lu W.E. B. DUBOIS : « Les chants et les refrains d’alors n’avaient qu’un cri : liberté ! » (The Soul of Black Folk, 1903, cité par Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz Black Power). Il existe toutes sortes de cris :
On n’entendait que chaînes secouées, claquements de fouets, mêlés aux gémissements et aux cris de nos compagnons.
Ottobah CUGOANO (1757-1801), chef de tribu, Jean Meyer, Esclaves et négriers
Les nègres sont tellement opiniâtres, et si malheureux de quitter leur pays, qu’ils sautent souvent des canots dans la mer, se maintenant sous l’eau jusqu’à ce qu’ils soient noyés, afin de ne pas être repris et noyés par nos bâteaux.
Capitaine PHILLIPS, négrier Hannibal, Jean Meyer, Esclaves et négriers
La traite se fait plus cruellement (...). Voyez les rapports officiels relatifs à la Jeanne Estelle : quatorze Nègres étaient à bord ; le vaisseau est surpris ; aucun Nègre ne s’y trouve ; on cherche vainement ; enfin un gémissement sort d’une caisse, on ouvre ; deux jeunes filles de 12 et 14 ans y étouffaient ; et plusieurs caisses de la même forme et de la même dimension venaient d’être jetées à la mer.
Benjamin CONSTANT (1767-1830), Discours du 27 juin 1821 à la Chambre des députés,
Jean Meyer, Esclaves et négriers
De la musique traditionnelle africaine, on fait effectivement une des sources lointaines - grondantes selon le mot de Lucien Malson - du jazz. Mais le plus souvent on n’évoque, concernant le jazz, que les seules composantes musicales de cet héritage : sens du rythme, improvisation, expressionnisme dans le traitement de la matière sonore, formes d’appel-réponse, puis infléchissement des échelles tempérées occidentales etc.
Dans le meilleur des cas, on évoque le rôle « fonctionnel » de la musique dans l’Afrique d’alors. Gilles Mouëllic :
... la musique africaine est fonctionnelle ou circonstancielle. Elle permet de célébrer les événements de la vie quotidienne, rites et fêtes, mais aussi travail (semailles, récoltes, élevage...) ou exploits guerriers. Cette fonction sociale journalière (qu’on peut rapprocher du rôle de la parole dans notre société) permet un renouvellement permanent de la musique (...). La musique est d’abord une pratique collective, où l’activité physique est omniprésente. Elle n’est jamais séparée du corps, de la danse, voire de la transe.
Gilles MOUËLLIC, Le jazz, une esthétique du 20ème siècle, p. 20
Puis on passe rapidement sur la période de trois siècles qui sépare le premier débarquement d’esclaves du premier jazz enregistré. Où l’on raconte la place centrale de la musique dans l’histoire des Noirs américains, double expression d’espoir et de protestation.
L’art populaire est mythe et rêve, mais aussi protestation, car les gens du peuple ont toujours de quoi se plaindre.
Francis NEWTON (Eric HOBSBAWM), Une sociologie du jazz, 1961/tr.1966, B1, p. 17
On décline les phases musicales constitutives de ce qui deviendra le jazz : work-songs, spirituals (« héritage direct de l’Afrique » G. Mouëllic, p. 22) dérivant de l’interprétation des cantiques protestants, minstrels shows des blancs imitant les noirs, qui leur renverront la balle... puis blues et gospels... cake-walk, ragtimes et fanfares new-orléannaises et swing...
Quand le jazz est là : l’Afrique s’en va ? Voire...
C’est qu’en effet, la plupart des « traditions » proprement africaines n’ont pu, particulièrement aux Etats-Unis, être préservées en tant que telles dans l’esclavage. S’est opéré une « déculturation »*, une « désafricanisation progressive ».
Dans les conditions de l’esclavage éradiquant aux USA toutes pratiques sociales africaines, ont été déterminant :
- la séparation des familles et des membres d’une même tribu ;
- la difficulté de communication quand les dialectes africains sont différents ;
- l’interdiction de pratiques religieuses porteuses des conceptions ancestrales : le culte protestant ne pouvait accepter, comme le catholicisme et ses saints, les divinités africaines ;
- l’oubli ou l’interdiction de certaines pratiques musicales.
La tendance dominante dans le discours critique est à l’isolement du musical dans la musique, plus ou moins replacée dans le contexte historique, économique et social de sa production.
Quand on ne s’en tient pas aux seuls éléments musicaux, mais aussi sociologiques et politiques, on étudie guère les origines et survivances africaines pour leurs implications profondes dans la constitution de l’identité noire-américaine durant les siècles d’esclavage et après. C’est ainsi que Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, dans leur ouvrage de 1971, Free Jazz / Black Power, bien que rompant avec la critique de jazz antérieure, ne consacrent que deux pages aux « Réminiscences africaines » :
En dépit (à cause ?) de ces refoulements, interdits et contraintes diverses, les références et les souvenirs d’Afrique, plus ou moins dénaturés, demeurèrent dans les traditions familiales d’un grand nombre de noirs.
P. CARLES § JL COMOLLI, Free Jazz/Black Power, p. 127
Ils les expliquent par l’arrivée continue, voire tardive (jusqu’en 1859) d’esclaves africains, mais sans dire un mot de ce en quoi elles consistent, enchaînant aussitôt : « Cette survivance d’éléments africains, il est possible de la retrouver sur le plan instrumental... ». Seule exception par conséquent, rapportée dans les histoires du jazz, et légendaire, celle de la Place de Congo Square, à la Nouvelle-Orléans, où les esclaves pouvaient, le jour et surveillés par la police, s’adonner à leurs pratiques musicales et danser.
Certes, Carles et Comolli s’appuient sur Leroi Jones (Le peuple du blues, B1), pour qui « les phénomènes d’acculturation et de syncrétisme culturel sont à la base même du fait culturel africain-américain » (Lionel Davidas, Chemins d’identité, B4 , p. 19-20).
Ils s’inscrivent dans le contexte politique des années 60, des mouvements de libération du colonialisme, et des luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis : lutte pour l’existence même et la reconnaissance - celle d’une citoyenneté américaine à part entière ou la création, fusse-t-elle mythique, d’une nation noire américaine - par des moyens politiques et culturels qui ne font pas dans le détail.
Faut-il préciser, vu son titre, que le livre de rene langel : « Le jazz orphelin de l’Afrique », défend de façon lourdement obsessionnelle une thèse du « déracinement circonstanciel ». S’il mentionne « les controverses entre les commentateurs de l’ethnosociologie américaine » ; s’il évoque la confrontation des thèses de Franklin E. FRAZIER (The Negroes in the United States, New-York, Macmillan, 1949), et de Melville J. HERSKOVITZ (The Myth of the Negro Past, 1941) il s’inscrit néanmoins dans celles du premier, en citant W.H. Grier et P. M. Cobbs qui affirment :
Les spécialités d’anthropologie culturelle, après avoir entrepris des recherches approfondies et interminables, n’ont trouvé à l’heure actuelle aucune preuve de la survivance des traits africains chez les Noirs américains. L’expérience de l’esclavage fut incroyablement efficace à cet égard : elle a effacé l’Africain et l’a remplacé par le Noir américain.
cité par René LANGEL, Le jazz orphelin de l’Afrique,B , p. 17.
Voici un extrait de cette polémique historique.
Frazier : Je n’ai trouvé personne qui pût apporter la moindre preuve de survivance d’organisation sociale africaine aux Etats-Unis (...)
Herskovits : Puis-je demander si le point méthodologique en discussion est le suivant : doit-on soutenir que si nous trouvions dans ce pays quelque chose que font les Noirs ressemble à quelque chose que l’on fait en Europe, nous devons en conclure que le comportement des Noirs dérive des moeurs européennes, sous prétexte que les traditions de leurs ancêtres africains n’étaient pas assez fortes pour résister à l’impact des usages européens ?
Frazier : Non, je ne dirais pas cela, mais j’estime que le but du chercheur devrait être d’établir un lien historique irréfutable entre les origines africaines et le comportement des Noirs, plutôt que de se fier à des arguments a priori.
Herskovits : Nous serons d’accord si vous déclarez aussi que le chercheur ne doit pas non plus nier de tels liens en se basant sur des a priori.
Melville J. HERSKOVITS (1895-1969), L’héritage du Noir, Mythe et réalités,
1941, cité par D.J. Crowley
Voilà qui invite pour le moins à plus d’inter-disciplinarité, en termes de méthodes et d’orientation, comme le souligne John Edward Philips (Akita University, Japon) : « La perspective des deux disciplines est également valable », sachant que « l’anthropologie s’intéresse davantage à ce que les peuples ont été, et la sociologie à ce qu’ils deviennent. »
Et les auteurs qui rapportent ce dialogue insistent sur la nécessité de rechercher les « continuités d’expression » dans « les formes de culture enracinées qui semblent lier entre eux les Afro-Américains ». (Voir citation sur ce point : Avec Leroi Jones, Aux sources du jazz, I-6)
Mais là où le bât des « recherches nombreuses » qu’il convoque blesse notre critique suisse, c’est dans l’accumulation aujourd’hui de travaux de toutes disciplines en sciences humaines, venant alimenter des hypothèses plus nuancées : dans le domaine linguistique, Herskovits lui-même, mais aussi Harryette Mullen, sur le thème de l’oralité dans la littérature afro-américaine ; Joseph E. Ed. Holloway : Africanism in American Culture ; JR § RJ Russel : Spoken Soul / the Story of Black English ; Rebecca Niehus : African American vernacular English ; Salikolo MufWene : History of African American English ; Davis Dalby : The African Element in Black English. Dans d’autres domaines, Susan McClary et Robert Walser : Theorizing the Body in African American Music, sans compter, à l’évidence, la musique elle-même. Comme le livre masque sous une documentation sérieuse, mais sélective, une prise de position contestable et se faisant l’écho, sans le dire, de vifs débats pour des enjeux actuels de la communauté afro-américaine, nous y consacrerons quelques commentaires.
C’est dire que la publication de l’ouvrage de M. Langel en 2001 (avec des arguments de 60 ans), ouvrage toujours en bonne place sur les étals, est en soi un petit scandale, dont je m’étonne qu’il n’ait pas fait l’objet des mises au point qui s’imposaient de la part des experts.
Dans ce type de conflits intellectuels, que déterminent des a priori (on ne trouve dans ce cas que ce qu’on cherche), il convient avant-tout de poser les bonnes questions. En l’occurrence, et précisément pour ce qui touche à notre sujet, le problème ne tient pas tant aux « survivances » africaines qu’à l’héritage de caractères profonds de la mentalité africaine, et à la constitution sur cette base des identités afro-américaines dans les conditions des Noirs américains du Nord et de l’évolution historique. La musique est au coeur de ces processus, portée par la mentalité ainsi constituée.
L’éthique de la musique afro-américaine ne se lit pas en surface, dans les formes, les apparences sociologiques ou comportementales, le « vernis américain » perçu par un observateur extérieur, occidental et blanc de surcroit, peu disposé vues les circonstances à comprendre en profondeur une culture différente de la sienne. Il convient de la chercher en profondeur, tout simplement dans ce qui fait vivre les êtres, ce qui les anime, en détermine les convictions, et les portent à certaines positions et actions sociales, politiques et culturelles. Sans oublier cet élément incontournable : la société où ils vivent n’a, elle, jamais eu le moindre doute pour les identifier, ethniquement.
Concernant l’héritage africain de l’identité afro-américaine, je renvoie à l’annexe : Cultures africaines et identité afro-américaine aux Etats-Unis, avec quelques éléments concernant les musiques africaines traditionnelles.