II1.9 le blues et l’harmonie du jazz (hypothèses)

Ce sont ici les seules pages de ce livre où j’ai souhaité aborder une question de musicologie, de technique musicale. Elle concerne quelques aspects du blues et leurs implications sur l’approche et l’analyse harmonique du jazz, voire sur la façon de le penser pour le jouer.

Ces pages sont destinées à renforcer, par des arguments musicaux, le discours qui est tenu dans les parties précédentes quant à la place du blues dans cette musique, pour des raisons pas seulement socio-historiques et culturelles, mais tenant aussi à la substance musicale même : le blues est le tigre dans le moteur du jazz.

Je ne fais qu’exposer cette hypothèse sans la discuter, ce qui présente deux inconvénients : Elle ne sera compréhensible qu’à ceux disposant d’un minimum de connaissance de l’harmonie et de son approche dans le jazz. Développer toutes les notions et en faire la pédagogie aurait conduit à de trops longs développements. J’essaye d’être aussi clair et simple que possible.

Le second inconvénient est plus sérieux : je ne confronte pas cette hypothèse à d’autres explications que l’on voient développées dans les méthodes de jazz concernant le blues, ou dans certaines approches théoriques, bien qu’elle puisse s’y opposer ou les remettre en cause.

L’enjeu n’est donc pas de pure théorie ou technique musicale - je ne suis pas un spécialiste - mais, dans le cadre de l’ensemble de mon approche du jazz, lié à la compréhension de sa genèse, de son évolution et de l’interprétation que l’on peut en faire. Il s’agit plus précisément de bousculer l’idée simpliste que les apports musicaux africains et afro-américains seraient limités au rythme, voire à quelque « échelle pentatonique » et à son traitement sonore, alors que toute l’harmonie serait de source européenne. Car si le concept d’harmonie du jazz est fondamentalement le même que dans la tradition occidentale - la perception verticale de la musique en étagements de sons nommés accords et leur enchaînement de type fonctionnel lié à la musique tonale ou a ses divers prolongements et dépassements - cela ne saurait signifier que ce système harmonique n’est pas perturbé voire à la limite détruit par des apports extérieurs : le cas du jazz n’est ni le seul exemple et encore moins le premier (encore que des formes de gospels peuvent être assez anciennes). Il suffit par exemple de penser aux multiples façons d’introduire la notion de modalité dans la musique russe ou française dès la seconde moitié du 19ème siècle, aboutissant soit à des systèmes harmoniques de type modal et échappant presque en totalité au système tonal - à l’attraction auditive près, pour une oreille occidentale, de fortes références culturelles -, soit à des compromis avec la tonalité : je fais référence aux pistes ouvertes avant la rupture dodécaphoniste et sérielle de Schönberg.

Je limite mon raisonnement aux conceptions prévalant dans le jazz avant l’introduction de l’approche modale, par George RUSSEL, puis Bill EVANS ou McCOY TYNER, et je m’en tiens à celles qui conduisent, dans un système harmonique fondamentalement de fonctionnalités tonales aux innovations du bebop et à leurs exploitations par la suite.

Je formule l’hypothèse que la rencontre du blues - ou plus précisément des échelles de hauteurs tempérées qui constituent son ou ses modes - et de l’harmonie tonale européenne prévalant dans le jazz des années trente permet d’expliquer de façon cohérente l’évolution harmonique vers le be-bop, en tant qu’elle intègre d’abord horizontalement (mélodie) puis verticalement (accords et leurs enchaînements) certaines superstructures harmoniques.

Pour être tout à fait clair, je conteste l’idée que la complexité harmonique de bebop - par rapport au jazz de la période précédente - aurait été causée par l’influence des compositeurs occidentaux. Il est indéniable que certains des fondateurs du bebop écoutaient ces compositeurs - mais d’après Charlie PARKER, pour ce qui le concerne, seulement à partir de 1945 : cf interview plus bas - et que leur ouverture d’oreille hors norme leurs permettait d’absorber comme des éponges à peu près toutes les nouveautés mélodiques ou harmoniques, de les intégrer dans leur jeu ou dans l’écriture des thèmes. Mais le bebop comme style est parfaitement formé quand Parker introduit dans son jeu des éléments mélodiques empruntés à Bizet, Stravinsky, Wagner... et quand il compose par exemple Confirmation, qui comporterait des fragments de L’Oiseau de feu, de Stravinsky.

Il serait extrêmement hasardeux de prétendre que le cheminement de pensée et de pratique musicale qui aboutit à l’élaboration du bebop dans sa « maturité » serait le même que celui de ces compositeurs.

[McLellan joue un disque de Bartok.]

McLELLAN: Hmm, je ne sais pas vraiment quelle question vous poser sur ce choix. Vous est-il familier ?

PARKER: Oui, c’est une pièce de Bartok, dont j’ai oublié le nom, mais Bartok est mon favori, vous savez...

Q: (...) c’est juste un petit fragment de..."Musique pour cordes, percussion et célesta ».

R : Oui.

Q : Bon, j’ai choisi cet extrait pour les idées rythmiques violentes qu’il exprime. Alors, si vous voulez bien, dites-nous quelques mots de votre compositeur favori...

R : Bien, ikl me semble avoir lu qu’il était d’origine hongrois. Il est mort en exil aux Etats-Unis, à l’Hopital général de New York, en 1945. A cette époque je commençais seulement à être introduit à la musique moderne, contemporaine et malheureusement, cet homme est décédé avant que je n’ai eu le plaisir de le rencontrer. Pour ma part, il est sans l’ombre d’un doute un des musiciens les plus fins et les plus accomplis qui ait jamais existé.

Q : Oh, c’est très intéressant que vous disiez l’avoir entendu en 1945...

R : Parfaitement.

Q : Parce que cela répond à une question que j’aurais aimé vous poser (...) A un certain moment de votre parcours musical, avant 1945 en tout cas, vous et quelques autres étiez insatisfaits des formes stéréotypées en vigueur dans la musique, alors vous avez altéré le rythme, la mélodie et l’harmonie, assez violemment, c’est un fait. Maintenant, quelle part de ces changements venaient spontanément de vos propres idées, et quelle part était l’adaptation d’idées de vos prédécesseurs classiques, comme Bartok par exemple ?

R : Oh, hé bien, c’était 100% spontané, 100%. Pas un brin de la musique couramment diffusée aujourd’hui comme progressive music n’était adapté ou même inspiré par les anciens compositeurs ou prédécesseurs.

Q : Il est plutôt étrange que nous ayons une série de progrès qui ne coïncident pas, mais où l’un suit l’autre - par exemple, après Debussy, bien après, vous avez des pianistes comme Erroll Garner, qui est respecté, bien sûr, par beaucoup de gens. Mais, bien avant cela, le jeu de trompette de Bix Beiderbecke et ses compositions pour piano sont largement empruntés, je pense aux formes de Debussy...

R : Uh huh.

Q : Très impressionniste, luxuriant, des accords ondulants et en clusters, et toujours des titres comme "In A Mist","Clouds" (Dans la brume, Nuages, NdA) rappelant Debussy. Je me demande simplement si dans ce cas, c’est en partie la même chose ou réellement spontané...

R : Hé bien, je ne suis pas très familier avec l’école Beiderbecke, mais ce qui est connu maintenant comme progressive music, ou sous le nom de Bebop, rien de cela n’est adapté, ni inspiré, par la musique de nos prédécesseurs Bach, Brahms, Beethoven, Chopin, Ravel, Debussy, Shostakovich, Stravinsky, etc.

Charlie PARKER (1920-1955), sax/comp, Boston’s WHDH radio station, 13 juin 1953, John McLellan, source, TrA

En effet, une chose est de constater que l’histoire harmonique du jazz refait, en quelques décennies, le chemin parcouru en plusieurs siècles par la musique savante européenne, avec l’absorbtion progressive dans l’harmonie (accords, verticalité...) de novations d’abord mélodiques (horizontalité) - leur pensée en tant que superstructures harmoniques et leur intégration dans les accords avec lesquelles l’oreille s’habitue à les entendre.

Une autre chose est de considérer que cette opération n’aurait pas été interne à l’évolution du jazz - avec ses moyens propres et spécifiques - mais produite par l’influence directe de la musique savante occidentale. Autrement dit, considérer que les jazzmen, trop frustes et toujours en mal de pensée harmonique, n’auraient pu s’enrichir que d’innovations venues de l’extérieur.

Ce n’est pas tant que l’on verrait une pareille thèse s’imposer de manière explicite pour expliquer l’avènement du jazz moderne, mais plutôt que tout se passe comme si cela était une évidence - tout, c’est-à-dire l’analyse mélodico-harmonique, l’enseignement et par voie de conséquence une certaine façon de jouer, sans comprendre d’où viennent les choses, comment elles se sont construites et ce qu’elle signifient. Des méthodes qui produisent une façon de jouer le jazz comme on jouerait de la musique écrite, avec un contre-sens culturel sur l’analyse harmonique et la pensée musicale, l’approche de l’improvisation et du traitement sonore : rien que des notes (bien tempérées), des degrés harmoniques, des hauteurs fixes etc...

Je reviendrai sur ces points, mais allons au vif du sujet.

L’échelle du blues (mode 1)

Je n’entre pas dans les considérations portant sur la genèse du mode du blues, sur le passage des « gammes africaines » traditionnelles, voire de modes pentatoniques occidentaux, à la définition progressive de « blue notes ».

Je pars du point où la gamme du blues peut être définie comme l’échelle constituée de degrés tempérés sur laquelle se fixe le jeu mélodique du blues, du gospel et du jazz, dès lors qu’il sont joués sur des instruments de facture et de culture occidentale.

(tonalité de do) : do - - mib - fa fa# sol - - sib - (do)

degrés mode1 : 1 - - b3 - 4 #4 5 - - b7 - (8=1)

L’harmonie du blues de base

Bien que les blues traditionnels n’adoptent pas d’emblée et pas toujours la structure en 12 mesures, celle-ci se fixe historiquement à un moment donné, et dans sa forme la plus simple, utilise trois accords parfaits majeurs (triades majeures comportant tonique, tierce majeure et quinte juste). A ce stade je n’introduis pas même un accord de dominante - à quatre sons, avec septième mineure - sur le degré V, on verra plus loin pourquoi.

Pour une tonalité donnée dont la tonique serait I, ces accords sont celui formés sur I, IV (sous-dominante) et V (dominante), l’enchaînement (ou « grille » harmonique) dans la forme en douze mesure étant le suivant (chaque chiffre indique un accord joué pendant une mesure) :

I I I I

IV IV I I

V V I V (pour revenir, ou I pour finir)

Cette suite d’accord ne fait rien d’autre qu’utiliser les cadences harmoniques de base de la tradition occidentale : cadence plagale (I, IV, I), cadence parfaite (V vers I).

La rencontre mode du blues - harmonie de base

Dans le blues instrumental de base, un instrument harmonique (piano, guitare, orgue...) jouera en boucle cette série d’accords, et un instrument soliste une mélodie constituée des notes de la gamme du blues : c’est la même gamme qui est utilisée pendant que les accords d’accompagnement changent en suivant la grille harmonique indiquée.

Nous allons examiner ce qui se passe, en termes d’analyse harmonique élémentaire, dans la rencontre des possibilités mélodiques du mode avec l’harmonie indiquée. Je prends l’exemple de la tonalité de do, et j’indique le chiffrage en degrés, valable dans toute tonalité. Les trois triades majeures sont C (do majeur), F (fa majeur) et G (sol majeur). La première ligne représente la triade majeure, la deuxième le mode du blues, la troisième le mélange des deux en degrés modaux dans l’octave, la quatrième les degrés harmoniques par rapport à la fondamentale de l’accord relatif.

1er accord C : do - - - mi - - sol - - - - (do)

gamme blues : do - - mib - fa fa# sol - - sib - (do)

degrés mode 1 : 1 - - b3 3 4 #4 5 - - b7 - (8=1)

degrés accord : 1 - - #9 3 11 #11 5 - - b7 - (1)

2ème accord F : fa - - - la - - do - - - - (fa)

gamme blues : fa fa# sol - - sib - do - - mib - (fa)

degrés mode 1 : 1 b2 2 - 3 4 - 5 - - b7 - (8=1)

degrés accord : 1 b9 9 - 3 11 - 5 - - b7 - (1)

3ème accord G : sol - - - si - - ré - - - - (sol)

gamme blues : sol - - sib - do - - mib - fa fa# (sol)

degrés mode 1 : 1 - - b3 3 4 - 5 #5 - b7 7 (8=1)

degrés accord : 1 - - #9 3 11 - 5 b13 - b7 14 (1)

Si l’on veut à tout prix chiffrer les accords, avec les superstructures harmoniques que leurs attribue le mode du blues par intégration, on obtient :

1er accord I C 7 #9 11 #11

2ème accord IV F 7 b9 9 11

3ème accord V G 7 #9 11 b13 14

Les altérations indiquées en exposant sont des possibilités alternatives ou simultanées.

Premières remarques harmoniques et commentaires

Une première chose remarquable est que le mode du blues apporte à chacun des trois accords de base (1 3 5) une septième mineure (b7), y compris au troisième, bien qu’on n’ait pas utilisé ici une forme dominante à quatre sons intégrant cette septième.

Ceci est intéressant car ces trois accords assurent ou non dans l’enchaînement harmonique un fonction de dominante, c’est-à-dire de premier accord dans une cadence parfaite, pour une résolution de type V vers I. Cette fonction n’est tenue qu’à la quatrième mesure (I=C) vers la cinquième (IV=F), à la dixième (V=G) vers la première (I=C), et, si l’on revient au départ, à la douxième (V=G) vers la première (I=C). Dans les autres mesures, soit neuf cas sur douze, l’accord ne résoud pas. Il est stable. L’absorbtion de la septième mineure dans l’accord qui la sous-tend offre donc la possibilité d’un accord majeur-septième (mineure) stable, ce qui est une chose pour le moins peu fréquente dans l’harmonie traditionnelle occidentale.

La seconde remarque porte sur les neuvièmes possibles. Elles tiennent selon le cas les trois positions possibles de 9ème diminuée (b9), juste (9ème) ou augmentée (#9). Quand l’accord est en position stable, n’appelant pas le suivant par résolution, on rencontre la neuvième diminuée sur IV, la neuvième augmentée sur I et sur le premier accord V (9ème mesure), alors que ces extensions sont plutôt considérées comme la marque d’une instabilité, d’une tension à résoudre dans un mouvement V vers I : je n’en décris pas en détail la raison ni le mécanisme.

La troisième remarque, concernant les onzièmes, est que l’on trouve la onzième juste sur les trois accords, alors qu’on la considère généralement comme tendant à détruire la fonction majeure, qu’on évite son « frottement » avec la tierce, et qu’on lui préfère pour cela la onzième augmentée, plus respectueuse de la couleur majeure. Cette onzième augmentée (la fameuse quinte bémol du bebop) est rencontrée ici sur l’accord I.

La treizième n’est rencontrée, avec ce premier mode du blues que sur V, et diminuée (b13), offre la possibilité d’entendre un son de quinte augmentée.

Enfin, la présence d’une quatorzième est notable sur V, qu’on peut aussi considérer comme septième majeure, sur un accord en position dominante, ce qui ouvre la voie à des grilles de blues plus sophistiquée, comme le bebop en inventera.

Deuxième mode du blues

Dès le jazz classique et plus tard, on entend assez souvent un autre mode, qui n’est autre que le pentatonique majeur, complété de la « blue note » b3, ou #9, selon l’analyse :

degrés mode 2 : 1 - 2 b3 3 - - 5 - 6 - - (8=1)

en do do - ré ré# mi - - sol - la - - (do)

Notons qu’il s’agit du renversement du mode 1 construit sur la sixte. la étant sixte de do, on obtient les mêmes notes :

degrés mode 1 : 1 - - b3 - 4 #4 5 - - b7 - (8=1)

en la la - - do - ré ré# mi - - sol - (la)

Examinons, sur le premier accord, les implications harmoniques :

1er accord C : do - - - mi - - sol - - - - (do)

mode 1 de la : do - ré ré# mi - - sol - la - - (do

degrés mode 1 - 2 b3 3 - - 5 - 6 - - (8=1)

degrés accord : 1 - 9 #9 3 - - 5 - 13 - - (1)

Cette formule introduit, comme seul degré harmonique nouveau, la treizième, note de superstructure assez classique pour un accord majeur (elle appartient à la gamme majeure), ou pour un accord de dominante (elle appartient au mode de degré V, ou mixolydien).

Remarque : Je ne développe pas ici les implications harmoniques du blues mineur. La rencontre des accords mineurs sur I et IV offre des possibilités nouvelles : la quinte bémol sur un accord mineur (qui peut s’entendre comme le renversement sur la sixte d’un accord mineur-sixte), dont on sait le gand intérêt que lui portaient Dizzy Gillespie et Thelonious Monk. Il donne la possibilité harmonique d’un accord mineur avec septième majeure, qu’utiliseront par exemple Miles Davis (Solar), Horace Silver (Nica’s Dream), ou Charles Mingus (Fables of Faubus).

Mélange des modes du blues ; mode Bartok ; harmoniques naturelles

gef gilson, dans le troisième volume de son « harmonie du jazz » (logique de l’improvisation), mélange les modes 1 et 2 évoqués précédemment, pour obtenir un mode de 9 notes.

mode 1+2 do : do - ré ré# mi fa fa# sol - la sib - (do)

degrés modaux 1 - 2 #2 3 4 #4 5 - 6 b7 - (8=1)

Gilson fait le rapprochement du mode obtenu avec le mode Bartok, que les américains appellent lydien dominant. On sait que ce mode Bartok correspond à la mise à plat, dans une octave, des harmoniques naturelles, une fois rabattues sur les hauteurs tempérées les plus proches :

mode Bartok : 1 - 2 - 3 - #4 5 - 6 b7 - (8=1)

mode blues 1+2 1 - 2 #2 3 4 #4 5 - 6 b7 - (8=1)

harm naturelles 1 - 9 - 3 - #11 5 - 13 b7 - (8=1)

En termes de chiffrage, l’accord qui correspond au mode Bartok est X7 9 #11 13, extensions recommandées dans le cas d’un accord de dominante stable.

Je me borne à noter ici qu’à la même époque, les recherches d’un ethnomusicologue et compositeur européen, Bela Bartok - un des plus grands connaisseurs des musiques populaires - et celles de jazzmen enracinés dans le blues ont pu proposer des solutions mélodiques et harmoniques ayant des points communs. Il me semble que l’intérêt des jazzmen pour Bartok est plus une conséquence de ce phénomène qu’une cause expliquant leurs innovations.

L’eau du bain où nagent les bébés bebop

Je rappelle que ce qui précède ne relèvent pas de spéculations ou d’un monstrueux assemblage théorique, mais ressort de la réalité du blues traditionnel analysé en termes d’implications harmoniques dans les accords de la tradition européenne. Dans ce sens il s’agit cependant d’une modélisation théorique et pas d’une recette à appliquer pour faire de la musique : nous le verrons avec Charlie Parker.

On peut constater que sont ainsi proposées à l’oreille de tous ceux qui jouent ou écoutent le blues des solutions harmoniques tout à fait audacieuses et originales, dans un contexte socio-culturel (blues, gospel, jazz etc.) où ce type de sons est extrêmement présent. On constate également que ces solutions se rapprochent - dans le principe et parfois dans le résultat - de celles inventées par les compositeurs européens dans leur démarche de déconstruction ou de minage du système tonal, qu’elles soient appuyées sur la saturation (WAGNER), sur l’introduction du modalisme dans ses formes diverses d’harmonisation (modes grecs, modes grégoriens ou échelles plus exotiques), ou encore sur des approches polytonales, polymodales, mixtes, ou par étagements d’intervalles.

Ce qui est important à mon sens, c’est de ne pas confondre la parenté des résultats obtenus avec leur sens culturel et de ne pas faire de contresens dans le rapport à la tradition dont ils sont issus. Pourquoi ?

J’esquisse plus loin les incidences qu’une telle confusion peut avoir sur l’improvisation, l’idée même que se fait du jazz celui qui le joue comme celui qui l’écoute.

Mais il s’agit d’abord de respecter ce qui s’est réellement passé. Jacques B. HESS, dans un article des Cahiers du jazz en 1994, nous interpelle, concernant l’origine des blue notes. Je pense que sa remarque vaut plus largement pour leur implication dans l’harmonie, celle du jazz d’abord, et les influences de celui-ci sur les musiques du 20ème siècle, populaires ou savantes.

Le bon sens n’est pas ennemi de la démarche scientifique, et il n’est jamais bon d’aller chercher midi à quatorze heures. Ce que je voudrais rappeler avec insistance, c’est que, quelle que soit leur origine exacte et quels que soient les processus de transformation qui ont présidé à leur apparition dans la musique populaire afro-américaine, les blue notes (au sens large) ne peuvent être venues que de l’héritage de l’esclavage, et qu’il me paraît inutile, extravagant et même peu respectueux pour la grande musique et la grande histoire du peuple noir américain d’aller en chercher les origines ailleurs.

Jacques B. HESS, Les blue notes existent-elles ? Cahiers du jazz n°3, 1994

Le bon sens, en l’occurrence, consisterait à considérer comme probable ce qui est le plus vraisemblable, sous réserve que cela fonctionne, que cela tienne debout, en termes d’analyse, ce que je pense avoir montrer plus haut. Sous réserve également de le vérifier par l’analyse historique, à partir des enregistrements, des témoignages, ce dont j’avoue ne pas avoir les moyens (voir plus loin les propos de Philippe BAUDOIN).

Autant on peut comprendre et constater qu’une époque historique ait pu produire, par des cheminements différents et qui largement s’ignoraient, des résultats musicaux formels que l’analyse a posteriori peut rapprocher, autant il ne peut venir à l’idée de personne que le bebop serait né à l’écoute par Charlie Parker, Gillespie et Monk, de Scriabine, Stravinsky, Bartok ou MESSIAEN, sous prétexte de chercher ailleurs des nouveautés harmoniques qu’ils auraient été incapables d’inventer par eux-mêmes.

Blues et modes à transposition limitées

Dernier exemple de rapprochement a posteriori : le mode Bartok, comme le mode du blues à 9 notes, fournissent une série de cinq notes distantes d’un ton entier (je souligne les notes communes) :

mode Bartok : 1 - 2 - 3 - #4 5 - 6 b7 - (8=1)

mode blues 1+2 1 - 2 #2 3 4 #4 5 - 6 b7 - (8=1)

gamme par ton 1 - 2 - 3 - #4 - #5 - b7 - (8=1)

Il ne manque aux deux premières échelles qu’un note, la quinte augmentée. Pour celui qui ne joue pas ces modes bêtement, en les enfilant « tout droit », mais choisit en leur sein des notes pour construire des phrases mélodiques, la possibilité d’un son de gamme par ton existe donc intrinsèquement, au moins en partie.

De la même façon, si nous confrontons ces deux échelles à la gamme 1/2ton-ton (je souligne les écarts d’un demi-ton) :

mode Bartok : 1 - 2 - 3 - #4 5 - 6 b7 - (8=1)

mode blues 1+2 1 - 2 #2 3 4 #4 5 - 6 b7 - (8=1)

½ ton-ton 1 b2 - #2 3 - #4 5 - 6 b7 - (8=1)

Cela signifie que le blues contient des potentialités, des possibilités d’évoquer d’autres échelles, comme les modes à transposition limitée d’Olivier Messiaen.

On sait l’usage intensif qui en est fait dans le jazz à partir des années cinquante, avec diverses théorisations. Monk est célèbre pour ses descentes en gamme par tons : l’histoire ne dit pas s’il emprunte celle-ci à Olivier Messiaen, mais sachant qu’il était brillant esprit mathématique et puissant concepteur, pourquoi ne pas admettre l’idée que cette échelle aurait pu lui tomber sous le sens, dans le contexte évoqué ? Où alors il faudrait se demander pourquoi un solo de Thelonious Monk évoque davantage Willie Smith the Lion ou James P. Johnson qu’un extrait du catalogue d’oiseaux, pour piano solo (1958).

Charlie Parker et l’harmonie

Ross Russell : Jay Mc Shann jouait un style de blues musclé et de boogie-woogie à la Pete Johnson...

J’ai rencontré Charlie pour la première fois en novembre ou décembre 1937 (Parker a 17 ans, NdA), dans une des célèbres Jams de Kansas City. Il ne vivait que pour ça (...) il avait déjà une sonorité pas croyable, mordante, et il connaissait ses harmonies. Il semblait partir soudain comme ça dans une idée qui vous faisait peur, mais il retombait sur ses pieds. Beaucoup de gens ne comprenaient rien à ce qu’il essayait de faire, mais c’était en réalité très valable et ça swinguait ! Les idées, les tonnes d’idées, c’était le principal élément des jams, et Charlie n’en manquait pas (...).

Jay McSHANN (1916), p/lead, cité par Ross RUSSELL,

Bird, La vie de Charlie Parker, Trad Mimi Perrin, 1980

Avant de résumer les réflexions qui précèdent, je veux donner quelques exemples concrets de la façon dont la mutation du jazz classique vers le bebop, avec l’hypothèse du blues. Pour ça, le cas de Charlie Parker est particulièrement significatif, pour trois raisons : 1. Nul ne doute du rôle fondateur qu’il a joué dans l’élaboration du bebop. 2. Il est profondément enraciné dans la tradition du blues. 3. Il est davantage un improvisateur intuitif qu’un théoricien, rôle qu’assumeront davantage, sur le tas, Dizzy Gillespie et Thelonious Monk, par les innovations qu’ils propageaient et les conseils qu’ils prodiguaient.

1. Le rôle pionnier de Charlie Parker dans l’avènement du bebop est bien connu. Par un travail de titan, il s’approprie la technique du saxophone à un niveau sans précédent, apprend par coeur et disséque les chorus de Lester Young : il semble que l’élaboration de son style ait suivi un chemin relativement différent de celui de Gillespie, même s’ils ont abouti à des découvertes semblables et si leurs approches ont pu se rejoindre et se compléter, quand ils ont joué et travaillé ensemble, pour aboutir au be-bop de la « maturité ».

Parker : ... Je travaillais habituellement 11 à 15 heures par jour...

Desmond : Oui, c’est ce que j’admire...

R : C’est vrai. Je l’ai fait pendant 3 ou 4 ans.

Charlie PARKER (1920-1955), Janvier 1954, WCOP Boston, Paul Desmond, TrA

 

(A quatorze ans, Charlie Parker...) avait entendu dire que Lester (Young) et Herschell (Evans) se livraient à un travail de préparation sur leurs anches, limaient d’une certaine manière et passaient au papier de verre les becs standarts, et aussi qu’ils plaçaient des petits tampons sous les clés pour pouvoir les actionner plus vite (...) Lester, par exemple, utilisait un doigté factice pour trier différentes qualités de son d’une même note. Oui, il fallait que Charlie aille les écouter dans les clubs au petit matin quand ils se donnent à fond.

Ross RUSSELL, Bird, la vie de Charlie Parker, p. 51

2. Le blues est un des fondements du jeu Parkérien, autant par son admiration pour Lester Young que par ses années de formation à Kansas City ou dans l’orchestre du pianiste Jay McShann, très porté sur le blues et le boogie-woogie.

Puisqu’il existait douze tonalités majeures et douze gammes, Charlie décida de les étudier (...) La nouvelle, celle de mi majeur, était curieusement envoûtante. Il essaya un blues dans cette tonalité et lui trouva d’étranges résonances qui lui rappelaient un vieil aveugle tout édenté, originaire du Mississipi, qu’il avait entendu chanter le blues dans la rue (p.77)

Résolu à poursuivre l’expérience, il passa au ton de fa, très aimé des musiciens et qui semblait contenir toutes les qualités attachées au « son de Kansas City » (...) Ainsi Charlie se falmiliarisa petit à petit avec l’univers des différentes tonalités dont chacune avait sa personnalité propre et conférait aux morceaux un climat particulier. Après fa venait sol bémol... Charlie décida de l’apprendre par coeur (...)

Ayant fêté ses quinze ans en août, il déclarait qu’il allait donc sur ses seize ans. Pendant tout ce temps il étudiait avec obstination les douze gammes, suivant le cycle complet de do à si, et retour. Puis il entreprit de s’entraîner au blues dans chacun des douze tons, fasciné au passage par ses découvertes tonales et modales. Il évoluait dans un univers sonore qui lui rappelait celui des chanteurs de blues analphabètes venus droit des champs de coton du Mississipi, jusqu’à Kansas City où ils mendiaient en chantant. Charlie consacra de longs moments à cette étude personnelle du blues. C’était son « truc ». Il était capable après cela de jouer le blues dans n’importe quel ton et quand il estima avoir fait le tour du problème il décida de soumettre I Got Rhythm au même traitement (p. 84-85).

Ross RUSSELL, Bird, La vie de Charlie Parker

3. Les recherches parkériennes ne lui étaient pas dictées par une approche conceptuelle, qu’il aurait couché sur le papier avant de la mettre en oeuvre dans son jeu instrumental. Il s’agissait d’une démarche parfaitement naturelle d’écoute, d’assimilation des styles les plus avancés à son époque, et d’une intuition magistrale, la nécessité de trouver et réaliser certaines choses qu’il entendait intérieurement : mélodies construites sur la superstructure des accords de base etc.

(en 1941) Bird avait deux fois plus de virtuosité que Lester mais surtout abordait tout un univers harmonique dans lequel Lester n’avait jamais fait d’incursion. Bird suivait en fait le même chemin que nous (l’équipe du Minton’s NdA), mais il nous précédait déjà de quelques longueurs. Je ne crois pas qu’il se rendait vraiment compte de ses propres innovations (...)

Kenny CLARKE (1914-1985) dms, cité par Ross Russell, Bird, la vie de Charlie Parker

 

Mais les disques restaient son principal terrain d’étude. Le phonographe (...) permettait de ralentir la vitesse du plateau, et Charlie pouvait à loisir décortiquer les chorus et analyser les nuances et les variations subtiles de la sonorité de Lester qui, selon le cas, donnaient l’impression qu’il chantait, vociférait, ou parlait, par le truchement de son instrument. Charlie apprit par coeur chaque solo, les écoutant jusqu’à en user les sillons (...) et progressivement Charlie démembra le jeu de lester, découvrit ses trucs, ses astuces (p.101)

Bird n’écrivait presque jamais ce qu’il créait. Il lui aurait semblé perdre son temps, n’aynt besoin d’aucune notation musicale dans la mesure où il pourrait retrouver sans effort dans sa mémoire tout ce qu’il entendait, jouait ou créait. (p.329)

Ross RUSSELL, Bird, La vie de Charlie Parker, Trad. Mimi Perrin, 1980

Il est par conséquent très instructif de suivre la genèse du bebop dans le parcours de formation de Parker. Une chose est frappante : il ne joue pas de manières fondamentalement différentes sur le blues et sur les autres canevas harmoniques, standards ou thèmes originaux. Des phrases typiques de son style se retrouvent dans ces différentes situations, dès lors que l’enchaînement harmonique est localement le même : des échanges existent dans les deux sens, c’est-à-dire que des formules mélodico-harmoniques forgées sur le blues, telles que j’en ai proposé l’analyse, peuvent être transférées dans les autres thèmes, et réciproquement. On peut affirmer, de ce point de vue, que le jeu de Parker est toujours « bluesy ».

Je vais essayer, en souhaitant que des musiciens compétents approfondissent ces questions, de quelques exemples pour montrer la place substancielle du blues dans les conceptions parkériennes.

Le blues napolitain

Un premier exemple tient aux échanges entre blues et thèmes typiquement bebop, en termes de structures harmoniques. La sophistication progressivement introduite dans l’harmonie de base du blues aboutit à plusieurs grilles bebop. Une des plus éloignées de cette base réduite aux trois accords I, IV et V est le blues dit « suédois », ou « napolitain », à la confusion près entre les appellations qui circulent ici ou là. L’enchaînement harmonique dont je parle est celui de Blues for Alice (en Fa), composé par Charlie Parker, et qu’on trouve à quelque chose près dans Freight Trane (en Lab), de Tommy Flanagan, ou Bluesette (en Bb et à 3 temps sur 24 mesures) de Toots Thielemans (en Bb) :

Imaj7 VIIm7b5/ III7b9 VIm7 / II7 Vm7 / I7

IV7 IVm7 / bVII7 IIIm7 / VI7 bIIIm7 / bVI7

Iim7 V7 Imaj7 / VIm7 IIm7 / V7

Si l’on considère maintenant le thème parkérien Confirmation, qui est de forme AABA en 32 mesures, on note que les cinq premières mesures, dans la tonalité de Fa, suivent la même progression harmonique.

Dans les deux cas, deux repères du blues traditionnel sont respectés : l’accord de tonalité I à la première mesure et le passage à l’accord IV (sous-dominante).

Je ne décris pas les étapes intermédiaires qui expliquent le passage de la structure de base du blues à celle de type Blues for Alice. Ce qui est frappant, c’est que les deux structures-types du jazz (12-blues et 32, AABA ou autre) acceptent ici une harmonie compatible à la fois avec une logique « occidentale » - enchaînement par cycle de quartes, accords de passages - et celle du blues. J’y vois un élément de preuve de l’osmose poussée, chez Parker, des deux approches.

Charlie Parker’s blues

Ce que j’ai pu remarqué, à l’examen rapide de quelques relevés - et je ne suis donc pas en mesure de le généraliser - c’est qu’on ne trouve pas de pensée du type : un accord-un mode etc. tel qu’on l’enseigne généralement, en parlant du bebop. C’est sans doute valable aussi pour les chorus de Lester Young, Charlie CHRISTIAN et de tous les improvisateurs qui ont le moindre souci mélodique : ils n’appliquent pas des recettes.

Ce que nous avons rencontré de façon flagrante entre Blues for Alice et Confirmation semble pouvoir être généralisé à la façon dont Parker improvisait sur le blues. Il faut d’abord prendre en compte le fait que ces morceaux sont joués en général sur des tempos assez élevés - donc qu’une double-croche, une croche, voire une noire passent très vite sur l’accord, et que leur poids harmonique est faible -, qu’il y a de nombreux chromatismes ou notes de passages, on est confronté à un mélange quasi inextricable qui rend impossible une analyse prétendue rigoureuse : telle note n’aura pas le même sens selon qu’elle aura été pensée - pour autant qu’à ce niveau de génie le terme soit adapté - de telle ou telle manière, et bien malin celui qui sait comment les choses venait au Bird. Ce qui apparaît, plus que l’utilisation de tel ou tel mode, de telle ou telle échelle, c’est une intrication d’approches tonales, modales-blues et de chromatismes. Sur l’accord I du blues, on rencontre par exemple les cas suivants :

(développer)

Ces quelques exemples, de la part d’un non-spécialiste, peuvent-ils être généralisés comme constituant une approche essentielle, historique, du bebop ? Il serait utile que des études puissent être menées - je n’en connais pas -, en ce sens, chez Parker, et d’une façon plus large, pour cette partie de notre sujet, sur toute la période de transition, entre 1935 et 1945, chez de grands improvisateurs, y compris Coleman Hawkins, très avancé harmoniquement, mais qu’on dit peu marqué par le blues... et bien sûr chez Lester Young, Art Tatum, Gillespie, Don Byas, etc.

Le blues dénié, ou le discours des sourds

A la lumière de ces hypothèses, on pourra relire les 20 pages que l’éminent musicologue andre hodeir consacre à Charlie Parker dans Hommes et problèmes du jazz. Le mot blues, hormis les titres des morceaux, ne figure qu’une fois : « Dans le blues notamment, Parker sait admirablement condenser sa pensée, n’en conserver que l’essentiel ». L’importance du blues dans la genèse du style parkérien, donc du bebop, n’est pas évoquée. Quarante ans plus tard, en 1994, Hodeir a des phrases d’un mépris hautain pour la musique et le blues « populaire », le « rock des HLM » (sic) : 

Ce qui distingue le blues « artistique » du blues « populaire », c’est en premier lieu le rôle qu’y tient l’imagination, puisqu’il s’agit non plus de répéter mais d’inventer. (...) Je n’ai rien à faire du folklore...

André HODEIR (), Comment s’en débarasser ? Cahiers du jazz n°3, 1994

bela bartok aurait apprécié... Une vraie place est certes faite au blues dans le jazz :

Le mode du blues a imprégné le style de maint grand improvisateur de jazz dont le discours mélodique est souvent émaillé de blue notes qui en accroissent la tension, voire parsemé de fragments de ce mode (...) Il faut aller très loin du côté de la Ballad, comme le Parker de Embraceable you, ou le Lester Young de These Foolish Things, pour échapper à la tutelle matriarcale du blues, si évidemment présente en d’autres solos de l’un ou de l’autre.

André HODEIR (), Comment s’en débarasser ? Cahiers du jazz n°3, 1994

Mais on ne voit pas poindre la moindre idée que ces blue notes, qui ne serait en somme qu’ajoutées comme piment (pigments ?) mélodique, auraient pu en quoi que ce soit donner leur emprunte à l’approche harmonique. Monsieur Hodeir a-t-il vraiment écouté Thelonious Monk, Charles Mingus, Gil Evans ?

lucien malson, qui n’est jamais loin, publie dès 1952 un ouvrage sur « Les maîtres du jazz », régulièrement réédité dans la collection Que sais-je ? (sic). En avant-propos à la cinquième édition, en 1966 (les textes de Leroi Jones sont alors bien connus), il paye sa dette à l’expert :

Nous avons trouvé, dans nos recherches, auprès de notre ami André Hodeir, l’aide la plus efficace et la plus compétente. Sans lui , l’ouvrage n’aurait assurément pas eu certaines des qualités que l’on voudra, peut-être, lui reconnaître.

Lucien MALSON, Les maîtres du jazz, 1952/1966

Ce n’est pas moi qui cracherai dans la soupe, ayant fait mes classes de jazz, entre autres, dans cet ouvrage dont la lecture accompagnait mes écoutes, attisait mon plaisir et ma curiosité. Mais force est de constater que la modestie de Lucien Malson a quelques chances d’être confirmée par la douzaine de pages qu’il consacre à Charlie Parker, dans la musique duquel il ne voit pas plus qu’Hodeir, et pour cause, l’importance fondatrice du blues, même s’il affirme très fortement que « Personne n’a mieux joué le blues que Parker » : d’un côté, le blues, de l’autre les innovations mélodico-harmoniques : « gammes par tons, septièmes majeures, neuvièmes, treizièmes... flirt avec la polytonalité ... ». Mais de minage de l’harmonie tonale par la modalité du blues, pas de trace.

Au passage, on trouve dans les écrits sur le blues, par exemple dans ce numéro spécial des Cahiers du jazz, des participations passionnantes, mais qui ne manquent pas de soulever quelques contradictions. Elles ne semblent pas ouvrir des débats : chacun écrit dans son coin.

Philippe BAUDOIN : un livre à rédiger

On relira après ce détour de théorie musicale les propos que tiennent sur le blues les musiciens de jazz (1-8), et dont ceux de Laurent CUGNY résument assez bien la portée : la place substancielle du blues dans le jazz. Ceux-ci sont extraits d’un article figurant dans le même numéro des Cahiers du jazz que cet appel, signé Philippe Baudoin :

Sait-on qu’un livre reste à rédiger, malgré le nombre considérable d’écrits sur le jazz ? C’est l’historique du blues dans le cadre du jazz, chanté ou instrumental. Ce vaste sujet n’a réellement jamais été traité d’une façon approfondie dans aucun ouvrage et pourtant il est essentiel à la compréhension du jazz. Sans le blues pas de jazz, ou pas de jazz tel que nous le connaissons aujourd’hui et à plus forte raison pas de rock and roll, pas de rythm and blues, pas de soul music... Faire l’histoire du blues à l’intérieur du jazz, c’est tout simplement raconter l’histoire du jazz. Un bon nombre de chefs-d’oeuvre de cette muisque sont des blues, et, en tout cas, c’est sur le blues que s’exprime le mieux la sensibilité, le fameux « feeling » des musiciens de jazz. Cette forme extrêmement simple peut paraître de prime abord ennuyeuse ou monotone au néophyte. Il n’en est rien pour le jazzman et l’amateur averti. C’est à travers la simplicité originelle des trois accords tonals du blues, que s’exprime le mieux l’imagination des grands musiciens noirs (Armstrong, Ellington, Basie, Oparker, Monk, Mingus, Coltrane...) et leur grande capacité d’adaptation et de renouvellement. Ces trois accords fondamentaux (non seulement au blues mais à la musique en général), incorporés aux douze mesures fatidiques du blues, ont été travaillés, triturés, substitués, élargis, modernisés, modalisés et les grands musiciens de blues et de jazz de toutes les époques ont créé et créent encore des lignes mélodiques, des harmonies et des sonorités inouïes. Qui traitera de l’évolution du blues (harmonique, mélodique) et de son adaptation tentaculaire étonnante à tous les styles du jazz ?

Philippe BAUDOIN, Les blue notes existent-elles ? Cahiers du jazz, n°3, 1994, p. 38

Conséquence pour l’improvisation en jazz

Il est parfaitement possible qu’une même phrase - comportant les mêmes ingrédients mélodico-harmoniques - soit l’aboutissement de pensées musicales différentes. Selon qu’elle sera conçue dans la référence à la tradition du jazz, et donc au blues, ou comme construction à partir de la possibilité de choisir des notes dans un mode sensé correspondre à un accord, il est clair que la mise en oeuvre, l’accentuation, les inflexions ne seront pas les mêmes.

Je mets cette constatation en relation directe avec le sentiment, à l’écoute, que certains musiciens peuvent avoir bien assimilé tous les éléments formels du jazz, tout en en ratant parfaitement la substance, la culture et... l’éthique.

Le poids des notes, le choc des accords

Si le modeste musicien que je suis peut se permettre un conseil, ce serait un travail d’oreille qui consisterait, sur la base d’un accord simple, de trois ou quatre sons, à faire sonner une par une chaque note de la superstructure (une sorte de pédale supérieure comme on en entend chez Chopin) de façon à prendre conscience de son poids harmonique, de sa couleur tonale ou modale etc. à la manière du trompettiste Harry Edison, qui pouvait enfiler sur le blues un chorus entier en répétant une seule note, sonnant différemment du seul fait des changements d’accords (par exemple sa participation au disque Back to Back, avec le saxophoniste Johnny Hodges et Duke Ellington, dont c’est un des plus beaux enregistrements de piano). C’est évidemment un principe qui est à la base même de l’économie du jeu de Miles Davis, comme, aux débuts du jazz, de celui de Bubber MILEY chez Duke Ellington.

Innover sans fin, ou comment sortir des plans ?

Souvent les musiciens de jazz européens répugnent ou ne savent pas jouer le blues avec les simples éléments de base. Je ne discute pas ici de la légitimité culturelle ni de l’envie qu’ils peuvent avoir à le faire. Je voudrais livrer à ceux que ça intéresse un petit secret de fabrication que je tiens du professeur américain Ray ESTWICK, qui enseignait à Paris dans les années 70.

Ce truc permet de sortir complètement de la monotonie des lignes mélodiques courantes que l’on entend trop souvent sur le blues, et qui alimentent sans doute l’impression de monotonie dont parle Philippe Baudoin.

Ray Estwick, multi-instrumentiste, enseignant le jazz sur tous les instruments, avait élaboré un procédé pour inventer des phrases mélodiques reposant sur le découpage de toute gamme ou mode en unités (units) de 2, 3 ou 4 notes et sur le principe de permutations appliqué à l’ordre des notes dans chaque unité comme à celui de l’enchaînement des unités constituant le mode.

Dans le cas du blues, il partait de la gamme à six notes (voir plus haut, mode 1). Il en définissait deux renversements, et dans chaque cas, un découpage spécifique en 2 ou 3 unités de 2, 3 ou 4 notes. Voici, dans la tonalité de la, le schéma de ces unités :

Mode du blues :

I1 : la do I2 : do ré ré# mi I3 : mi sol la

Premier renversement :

II1 : do ré ré# II2 : ré# mi sol III3 : sol la do

Second renversement :

III1 : sol la do III2 : ré ré# mi sol

Il définissait ensuite toutes les permutations possibles pour chaque unité. Pour le premier renversement, par exemple, cela donne 6 possibilités pour chaque unité :

II11 do ré ré#, II12 do ré# ré,  II13 ré do ré#,  II14 ré ré# do, II15 ré# do ré,  II16, ré# ré do

II21 ré# mi sol, II22 ré# sol mi, II23 mi ré# sol, etc. jusqu’à II26 sol ré# mi

II31 sol la do, II32 sol do la, etc. jusqu’à III36 do la sol

Pour construire une phrase comportant toutes les notes de la gamme du blues, on définit au choix un ordre d’enchaînement des unités et de permutation pour chacune. Exemple :

II23 - II12 - III32, soit : mi ré# sol do ré# ré sol do la

On pourra jouer cette phrase (jouer avec cette phrase), en différents rythmes, accents, points d’arrêts, répétitions ou élisions, choix d’octaves pour chaque note etc.

On voit tout l’intérêt du découpage en unités qui ne correspondent pas nécessairement à ceux que l’on ferait spontanément, en jouant tout droit des éléments de la gamme, ou même en ne permutant que des notes prises ponctuellement dans le mode.

Au départ, le résultat peut paraître déroutant car il semble aléatoire. Mais au fur et à mesure que l’oreille s’ouvre et ajuste musicalement les possibilités nouvelles, on découvre alors des motifs mélodiques proprement inouïs, comme disait Philippe Baudoin. Le résultat est garanti bluesy et pas convenu !

Comme on peut construire de cette façon quelque 3600 phrases de base, du type de l’exemple, chacun aura tout loisir de se créer un capital, un répertoire, à partir de ses préférences et de l’expression recherchée.

Cette méthode est l’exemple d’une démarche pour stimuler l’imagination mélodique et bousculer ses propres habitudes. Elle peut évidemment s’adapter ou être assouplie pour toute échelle de notes. Elle permet à partir des gammes une recherche, un travail réellement musicaux, très formateurs de l’oreille comme de la capacité à jouer littéralement avec des éléments, dans une situation d’échange avec d’autres musiciens. Elle permet de se défaire d’une approche linéaire, droite, ou du jeu en arpèges, pour élaborer une syntaxe toute personnelle.

IndexBARTOK Bela (pianiste, compositeur) ; BAUDOIN Philippe (saxophoniste, critique jazz) ; BYAS Don (saxophoniste) ; CHRISTIAN Charlie (guitariste) ; CLARKE Kenny (drums) ; CUGNY Laurent (pianist, comp, lead) ; DESMOND Paul (saxophoniste alto) ; ESTWICK Ray (prof de jazz...) ; EVANS Bill (pianiste, comp, lead) ; GILLESPIE Dizzy (trumpet, comp, lead) ; HESS Jacques B. (musicologue, critique jazz) ; HODEIR André (compositeur, musicologue, écrivain) ; MALSON Lucien (sociologue, critique jazz) ; McCOY TYNER (pianiste) ; McSHANN Jay (pianiste, leader) ; MESSIAEN Olivier ; MILEY Bubber (trumpet) ; MONK Thelonious (pianiste, comp, lead) ; PARKER Charlie (saxophoniste alto, comp, lead) ; RUSSEL Ross ; RUSSELL Georges (pianiste, compositeur, arg, lead, théoricien) ; SCRIABINE (compositeur) ; STRAVINSKY (compositeur) ; TATUM Art (pianiste) ; WAGNER Richard (compositeur) ; YOUNG Lester (saxophoniste ténor, clarinette)
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