II1.10 permanence du rapport aux sources africaines

Je voudrais ici, à travers quelques exemples choisis comme autant de jalons dans l’histoire du jazz, montrer que la référence à l’Afrique, rêvées ou réelles, symbolique ou inscrite dans un moment du siècle, est permanente comme apport fécondant le jazz, sa modernité, sa résistance à la récupération par l’entertainement, l’industrie du disque...

Ellington, Gillespie, Blakey, Weston, Art Ensemble, Kahil El’Zabar, Steve Coleman

Ellington et l’Afrique

(développer)

J’ai toujours été très attiré par les différentes sortes de rythmes et cet intérêt m’a poussé à saisir toutes les occasions de rechercher et d’étudier ces liens avec l’Afrique et sa musique.

(...)

Chano (POZO, percussionniste, NDA) avait une connaissance très limitée du jazz . C’était vraiment un Africain. Il avait dû commencer à jouer à l’âge de deux ans. En revanche, il connaissait toutes les sectes africaines, et leurs traditions implantées à Cuba : Naniga, Santo, Ararra... et il était même très initié à leurs particularités, comme l’étaient également Mongo Santamaria (percu. Compositeur d’Afro Blue, NDA) et un certain Armando Peraza.

Dizzy GILLESPIE (1917-1993), tp/voc/comp/lead, avec Al Fraser, To be or not to bop, B2 , p. 269-271 et 301

 

Avec Tony (Williams, batteur, en 1964, NDA), je me suis mis à déplacer le backbeat vers l’avant, au-dessus du reste, comme en musique africaine. En musique occidentale, les Blancs essayaient alors de supprimer le rythme à cause de son origine - l’Afrique - et de ses connotations raciales. Mais le rythme, c’est la respiration. Voilà ce que j’ai commencé à apprendre dans ce groupe, ce qui m’a montré la direction à suivre. (p. 238)

Mais quand Mtume Heath et Pete Cosey nous avaient rejoints, la plupart des sensibilités européennes avaient quitté l’orchestre (en 1973, NDA). On s’est alors installés dans un truc africain, un groove africain-américain, en mettant davantage l’accent sur la batterie et le rythme que sur les solos. (p. 284)

Miles DAVIS (1926-1991), trompettiste, L’autobiographie, B2

 

Q : Pourquoi avez-vous voyagé en Afrique ?

R : Je suis allé à l’Université du Ghana... J’ai étudié avec un maître de balafon, l’ancêtre du marimba et du xylophone. J’ai étudié la musique aussi bien que la philosophie, le mode de vie et comment cela se traduit dans la langue. En étant là-bas, j’ai réalisé que mon expérience américaine était mon ethnicité. J’étais le blues. Le jazz. Le funk. Le gospel. (...) C’est comme ça que j’en suis venu à l’idée de l’Ethnic Heritage Ensemble, avant le Ritual Trio.(...) Avec l’Ethnic Heritage Ensemble, nous recherchions à associer la polyphonie de la musique africaine au langage des africains en Amérique.

Kahil EL’ZABAR (1953), dms/percus, Jazzweekly, Fred Jung, TrA

 

Q : Dans ta musique, tu intègres notamment des éléments africains ?

R : Absolument, parce qu’ils font partie de moi. J’aime les rythmes africains, notamment ceux de l’Afrique de l’Ouest, de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Ghana, du Bénin, du Nigeria ; il n’y a pas que la musique, il y a aussi la philosophie Yoruba. Il y a tant de choses à apprendre de l’époque ancienne : l’empire du Mali, les Ashantis du Ghana, les Dogons, l’Egypte ancienne, la Nubie, ce sont autant de choses auxquelles je m’intéresse et qui ont une grande influence sur ma façon de penser. Jeune, j’étais influencé par des gens comme Malcom X, le Black Power, mes parents en parlaient, ça fait partie de mon expérience. Mes parents m’ont appris à rester connecté avec l’Afrique. La musique de James Brown contient des éléments africains, il y a le feeling. Il aurait vécu ou il serait né en Afrique, sa musique aurait été différente. En Haïti, à Cuba, au Brésil, les gens sont tous connectés avec l’Afrique, tout en ayant leur particularité. Il y a un son cubain, brésilien, haïtien. On peut le ressentir. Alors, dans ma musique, l’influence africaine est forte parce que j’essaie de comprendre tout cela. Mais, je n’essaie pas de jouer comme Fela.

(...)

Q : Lorsque tu exprimes cette liberté dans ta musique, est-ce ton côté descendant d’esclave ou d’Africain qui s’exprime ?

R : Lorsque j’écoute la musique de cette époque, je me dis qu’ils ont eu du courage. J’y vois cette volonté de liberté. Alors, je puise la force de créer dans mes ancêtres comme ils l’ont fait par le passé. Je ne sais pas ce que j’aurais fait s’il n’y avait pas eu Coltrane avant, Charlie Parker et d’autres : tout cela donne de la force. De cette façon, j’espère pouvoir inspirer la prochaine génération. C’est comme passer un témoin. Pour moi, la musique n’est pas faite juste pour se divertir. Je me souviens avoir été en 1977 en Côte d’Ivoire au Festac, il y avait plusieurs artistes de tribus différentes jouant avec des instruments tout aussi différents. Mais lorsqu’ils se sont mis à jouer ensemble, ils parlaient le même langage. J’ai trouvé cela extrêmement brillant. Je me souviens y avoir retrouvé des éléments de Charlie Parker, de James Brown, j’y ai reconnu plein de choses et j’ai fait le lien.

Steve COLEMAN (1956), saxophoniste, Samy Nja Kwa janvier 2001 (Africultures)

 

La musique du monde, c’est Cuba, l’Afrique, les Etats-Unis, et l’Europe : ce n’est plus simplement une musique de Blancs. Si on considère le monde entier, on repère dans beaucoup d’endroits des relations avec la musique africaine. Même s’il y a une influence européenne dans la musique du monde, il y a une vérité africaine ancestrale. Prenons le jazz : comment le définir ? Comme un genre ? Un style ? A la base, c’est une philosophie, née de la nécessité pour un groupe de personnes d’exprimer leur réalité intérieure...

Omar SOSA (1965), p/cond, JMag 499 décembre 1999, Frédéric Goaty / J. Plasseraud

 

Charlie Parker et moi avons participé à des concerts de beinfaisance pour les étudiants africains à New-York et l’Académie africaine des arts et de recherche, dirigée par Kingsley Azumba Mbadiwe, qui devait plus tard devenir ministre au Nigeria... il avait organisé des concerts à l’hôtel Diplomat qu’il est bien dommage de ne pas avoir enregistrés . Seulement moi, Bird et Max Roach, plus des rythmes africains et cubains, pas de basse ni aucun autre instrument. On a également accompagnés un danseur, Asadata Dafora. 

A travers cette expérience, unique pour nous, Charlie Parker et moi avons découvert les liens entre la musique afro-cubaine et africaine, et l’identité avec la nôtre. Des concerts vraiment extraordinaires... et je regrette encore qu’il n’existe aucun enregistrement pour en témoigner.

Dizzy GILLESPIE / Al Fraser, To be or not to bop, B. , p. 270

Les expériences suivantes, dans les années 50 et 60, de Max Roach et d’Art Blakey, sont plus connues, car ayant laissé des traces discographiques.

Ainsi, les fils de cette relation à l’Afrique, héritage objectif, sont sans cesse repris et retissés de mémoire et de rêves, mais aussi dans une rencontre contemporaine vivante, symbolique ou concrète. Dans toute l’histoire du jazz, le lien africain n’est jamais rompu comme en témoigne par exemple aujourd’hui l’activité de Steve Coleman :

Je souhaitais une collaboration entre l’une de mes formations (the Mystic Rhythm Society) et des musiciens, des chanteurs et des danseurs impliqués dans certaines traditions philosophiques et musicales provenant d’Afrique de l’Ouest. L’un de mes intérets principaux se portait sur la tradition Yoruba... De cette tradition est issue une ancienne religion africaine sous-jacente à la Santeria (Cuba et Porto-Rico), au Candomble (Bahia, Bresil), et au Vaudou (Haïti)... Je décidais de visiter ces pays pour étudier la manière dont le contenu de ces traditions est véhiculé par la musique...Première étape, Cuba !...

Ce projet démontre aussi qu’il existe une connexion plus évidente qu’il n’est généralement admis entre la musique créative d’aujourd’hui et les traditions musicales dynamiques des peuples africains résidant dans diverses parties du monde.

Steve COLEMAN (1956) texte de pochette de « The Sign and the Seal »,

enregistré en 1996 avec un groupe de musiciens et danseurs cubains

IndexCOLEMAN Steve (saxophoniste, comp, arg, lead) ; DAVIS Miles (trumpet, comp, lead) ; GILLESPIE Dizzy (trumpet, comp, lead) ; Kahil EL’ZABAR ; SOSA Omar (pianiste, voc, comp, arg, lead)
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