II5 l'art c'est de vivre

L’art c’est de vivre

La concentration exclusive du talent artistique dans quelques individus, et son étouffement dans les grandes masses, qui en découle, est un effet de la division du travail (...) Dans une société communiste, il n’y a pas de peintre, mais tout au plus des hommes qui, entre autres, font de la peinture.

MARX (1818-1883) et ENGELS (1820-1895) cités par Paul Eluard (B , p. 57)

 

L’art des artistes doit un jour disparaître, entièrement absorbé dans le besoin de fête des hommes : l’artiste retiré à l’écart et exposant ses oeuvres aura disparu : les artistes seront alors au premier rang de ceux qui inventent pour la joie et pour la fête (p. 367/4)

La musique me donne à présent des sensations comme jamais je n’en ai ressenties. Elle me libère de moi-même, elle me détache de moi-même comme si je me regardais, je me sentais de très loin ; elle me fortifie en même temps, et toujours après une soirée musicale ma matinée abonde en jugements fermes et en idées ; (p. 387/32)

NIETZSCHE (1844-1900) (Mauvaises pensées choisies, B )

 

Le paradoxe de l’art est que, valant comme allusion à quelque chose qui dépasse son monde fermé, l’art le plus haut se trouve être celui qui nous exalte trop à fond pour que nous ne jugions pas impuissant à nous contenter cet art qui, précisément a renforcé notre exigence et nous a donné le désir d’un au-delà de l’art.

Michel LEIRIS (1901-1990), Fourbis, 1955, p. 124

 

(...)

aimer c’est combattre, le monde change

quand deux amants s’embrassent, les désirs s’incarnent,

la pensée s’incarne, des ailes croissent

sur les épaules de l’esclave, le monde

est réel et tangible, le vin est vin,

le pain retrouve sa saveur, l’eau est l’eau,

aimer est combattre, ouvrir des portes,

cesser d’être un fantôme avec un matricule

condamné à la chaîne perpétuelle

par un maître sans visage ;

Le monde change

quand deux êtres se regardent et se reconnaissent,

aimer est se dépouiller de son nom : (...)

Octavio PAZ (1914-1998), Pierre de soleil, 1957, trad. Benjamin Perret

 

Ce qu’il nous faut hériter de l’art moderne, dans les conditions présentes, c’est un niveau plus profond de communication, et non une prétention à quelque jouissance sous-esthétique.

Guy DEBORD (1931-1994), VS, 124

 

Ce qui a manqué jusqu’à présent à la créativité spontanée, c’est la conscience claire de sa poésie (...) Or la créativité spontanée porte en elle les conditions de son prolongement adéquat. Elle détient sa propre poésie.

Pour moi, la spontanéité constitue une expérience immédiate, une conscience du vécu, de ce vécu cerné de toutes parts, menacé d’interdits et cependant non encore aliéné, non encore réduit à l’inauthentique. Au centre de l’expérience vécue, chacun se trouve le plus près de lui-même. (...) La conscience du présent s’harmonise à l’expérience vécue comme une sorte d’improvisation. Ce plaisir, pauvre parce qu’encore isolé, riche parce que déjà tendu vers le plaisir identique des autres, je ne puis m’empêcher de l’assimiler au plaisir du jazz. (p. 251)

C’est de cette longue conscience encore marginale que doit partir la longue révolution de la vie quotidienne, la seule poésie faite par tous, non par un. (P.259)

Il n’y a plus d’artiste car tous le sont. L’oeuvre d’art à venir, c’est la construction d’une vis passionnante.(...)

Il faut dissoudre les forces du spectacle artistique pour faire passer leur équipement à l’armement des rêves subjectifs. Quand ils seront ainsi armés, on ne se risquera plus à les traiter de phantasmes. Le problème de réaliser l’art ne se pose pas en d’autres termes.(p.260)

Le malaise, d’abord sensible chez l’artiste, a gagné à mesure que l’art se décomposait, la conscience d’un nombre croissant de gens. Construire un art de vivre est aujourd’hui une revendication populaire. Il faut concrétiser dans un espace-temps passionnément vécu les recherches de tout un passé artistique, vraiment abandonnées de façon inconsidérées. (p. 300)

Raoul VANEIGEM, Traité de savoir-vivre... Créativité, spontanéité et poésie, 1967

 

Pas question de renoncer à la thèse selon laquelle l’impossible oriente le possible, dans la vie comme dans la pensée, de sorte que pendant la longue attente d’une métamorphose, la liberté prend inévitablement la forme de la transgression.

Henri LEFEBVRE, Critique de la vie quotidienne, 1981

 

Que vienne l’heure d’un art sans musée, dynamique, volontaire, et soucieux de frasques et de questionnements, de chambardements. Qu’advienne une esthétique de la liberté et de l’énergie dans les incarnations les plus immanentes : la vie quotidienne , l’existence de tout un chacun.

Michel ONFRAY, La sculpture de soi, La morale esthétique, 1993

 

La question est : est-ce qu’on pense tout le politique, si on pense le politique seul, sans l’art, sans la littérature, le langage ? Est-ce qu’on pense l’éthique de même sans l’art, la littérature, le langage ? Et la réversibilité de ces questions, qui en fait une seule et la même, n’est pas matière à ricanement : est-ce qu’on pense l’art, la littérature, le langage sans qu’il manque quelque chose à cette pensée, si on les pense sans le politque, sans l’éthique ? Tout comme il manque quelque chose au politique sans l’éthique, et réversiblement.Surtout, comme il manque quelque chose au politique et à l’éthique ensemble sans une réflexion qui tienne l’un par l’autre le langage, la littérature, l’art (...)

Henri MESCHONNIC, Politique du rythme, politique du sujet, P. 14-15, 1995

 

... quand nous n’avons pas la possibilité de nous exprimer, de nous montrer créatifs, de danser, notre énergie vitale se fige.

Comment changer cela ? Eh bien, en rendant à nos vies les pouvoirs universels de la musique, en découvrant les rythmes de base... Jouer des percussions est un puissant antidote à la stagnation de l’énergie. Il est donc temps que chacun de nous se saisisse d’un de ces instruments magiques, puis participe à la libération mondiale de l’énergie vitale !

Töm KLÖWER, Percussions et rhytmes du monde, 1996/ Fr.

 

8. Résistance et contre-culture

Résister, c’est créer et développer des contre-pouvoirs et des contre-cultures. La création artistique n’est pas un luxe des hommes, c’est une nécessité vitale dont la grande majorité se trouve pourtant privée. Dans la société de la tristesse, l’art a été séparé de la vie et, même, l’art est de plus en plus séparé de l’art lui-même, gangrené qu’il est par les valeurs marchandes. C’est pour cela que les artistes comprennent, peut-être mieux que beaucoup, que résister, c’est créer. C’est donc à eux aussi que nous nous adressons pour que la création dépasse la tristesse, c’est-à-dire la séparation, pour que la création puisse ses libérer de la logique de l’argent et qu’elle retrouve sa place au coeur de la vie.

Manifeste du réseau de résistance alternatif (BuenosAires, 1999),

in Miguel BENASAYAG / Diego SZTULWARK, Du contre-pouvoir, 2000

 

Vite ! Désenchantons les enchanteurs

Laissons pousser les oreilles petites merveilles

Vite ! Travaillons à l’avènement de la classe oeuvrière

Bernard LUBAT (1945), La musique n’est pas une marchandise,

Guy Caunègre, 2001

 

Ajoutons à cela, pour faire bonne mesure, l’influence nietzschéenne, le côté « à quoi bon faire des oeuvres » puisque, au bout du compte, le temps va finir par les ruiner. Le but de l’art est de beaucoup plus important : il a pour fin de réveiller le génie endormi chez tous les hommes. Autrement dit, de rendre tous les hommes artistes.

Jean-Louis CHAUTEMPS (1931), sax, Vincent Cotro, décembre 1998, B.., page 142-3

 

La création est une soupape expressive. Tout le monde n’a pas ça, mais tout le monde en a besoin. Tout le monde ne le fait pas professionnellement, mais il est dans la nature humaine de créer. Qu’on écrive, qu’on peigne ou n’importe quoi, je crois que c’est ce qu’il y a de meilleur en chacun de nous, et qu’il faut laisser s’exprimer cette facette. Beaucoup de gens se contentent d’amasser des biens matériels, une grosse voiture, une grosse maison etc. Et on mesure sa réussite à cette accumulation. On oublie les aspects spirituels dont la création est très proche. Mais il ne faut pas oublier ça, parce que c’est là qu’est notre humanité (...) La musique m’a permis de découvrir le monde et de me découvrir moi-même.

Ronnie MATTHIEWS (1935), pianiste, JHot 576, décembre 2000, Jean Slamowicz

 

Le monde aurait besoin d’un super-analyste (psychanalyste) ou d’une cellule de réflexion géante, pour libérer les possibilités qui sont en chacun de nous et développer la présence de l’art dans nos vies . Car on en a vraiment besoin ! (...) ce qui compte en fait, ce n’est pas tellement la musique, c’est votre personnalité. Je dis toujours à mes étudiants d’oublier le jazz, d’oublier qu’ils sont venus ici pour devenir des musiciens de jazz. Il faut qu’ils viennent pour découvrir qui ils sont. Ce qui compte, c’est de parvenir au même degré de conscience et d’attention, de concentration dans la vie que quand on joue d’un instrument. C’est comme ça qu’on progresse. C’est difficile mais c’est ce qui en fait le charme.

Charlie HADEN (1937), contrebassiste, JHot 560, mai 1999

 

Le jazz ne peut pas mourir, parce que c’est un état d’esprit, une façon d’être. On peut être jazzman, sans être musicien, je ne sais pas si vous comprenez. Les jazzmen, pour moi, ce sont des gens qui ont le sens des mêmes valeurs. Dans le jazz, il n’y a pas de question d’argent. Ce qu’on peut appeler jazz, c’est ce qui reste nickel, c’est cette partie de la musique qui n’a jamais été touchée et qui ne le sera jamais par l’argent. Ecoutez la musique de Parker ou Coltrane, l’argent n’entre pas en ligne de compte. Est-ce qu’on peut survivre comme ça, c’est un autre problème...

Michel GRAILLIER (1946), pianiste, JHot 572, Juillet-août 2000, Michel Bedin

 

Il y a tant de choses dont je n’ai qu’effleuré la surface... composition, improvisation, dans tous les genres de musique. Mais d’un autre côté, si je ne devais plus jouer une seule note de musique de ma vie, ce serait OK aussi. Je suis parvenu graduellement au point où jouer et juste rester en suspens sont du même ordre... et je me réjouis vraiment de tout. J’essaye de faire que chaque moment compte pour ce qu’il est, et j’essaye de transférer ce que j’ai appris de la musique dans tous les aspects de ma vie, et vice et versa. Tout est devenu égal pour moi - et et j’apprécie vraiement le seul fait d’être là.

Pat METHENY (1954), guitariste, AllAboutJazz, avril 2001, Allen Huotari

En écho

Avec l’âge, l’art et la vie ne font qu’un

Georges BRAQUE (1882-1963), peintre

IndexBENASAYAG Miguel (psychanalyste, philosophe, politique) ; CHAUTEMPS Jean-Louis (saxophoniste) ; DEBORD Guy ; GRAILLIER Michel ; HADEN Charlie (contrebassiste, comp, lead) ; KLÖWER Töm ; LEFEBVRE Henri (philosophe) ; LEIRIS Michel (écrivain, ethnologue) ; LUBAT Bernard (pianiste, acc, dms, voc, lead) ; MARX Karl ; MATTHIEWS Ronnie (pianiste) ; MESCHONNIC Henri (poète, théorie du langage) ; METHENY Pat (guitariste, comp, lead) ; NIETZSCHE Friedrich (philosophe) ; ONFRAY Michel (philosophe) ; PAZ Octavio (poète, écrivain) ; VANEIGEM Raoul (homme)
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