- que faire de "Free-jazz Black Power" ?

... les conditions d’émission et de circulation du message ont été largement modifiées, notamment en rasion d’une mutation dans les consciences qu’a illustré, en mai 1968, le soulèvement des esprits.

Alain GERBER, Le cas Coltrane, 1972

 

En janvier 1971 parait l’ouvrage de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz Black Power. Je l’achète bientôt, le dévore aussitôt. J’ai vingt ans, que je fête le lendemain de la mort de Louis Armstrong, dans un garage tapissé de coupures de presse annonçant sa disparition. Car j’admirais autant Armstrong qu’Ayler ou Miles, et nous dansions sur « Jack Johnson » (hommage électrique de Miles Davis en 1969, avec John McLaughlin, au champion de boxe noir du début de siècle), aussi bien que sur Otis Redding, Jimmy Lunceford, Jimmy Smith ou Jimi Hendrix : Message to love, Power of soul, Machine Gun !

Le jazz, pour moi, ne s’est jamais découpé en tranches.

CHOC ! donc, que ce livre, où un nègre à béret, sur la couverture, me tire la langue en levant le poing (dessin de Reiser) : choc pour un jeune provincial promis à la carrière d’ingénieur, compromis chez des communistes matinés d’anars et mélangés d’artistes... Mal placé, n’est-ce pas, trente ans après, pour cracher dans le petit lait que lui offrait ses aînés de dix ans. Eric PLAISANCE avait beau faire, les taxant de « gauchisme esthétique » : gauchiste, certes, je l’étais. Mais esthète aussi !

Un amateur

Les pieds dans le plat

Car ce livre sans nuance avait un mérite essentiel : mettre les pieds dans le plat. Dans les plats : de l’histoire du jazz et de la critique de jazz blanche et occidentale. Peu importait alors que ce fût avec des sabots : le jazz et la politique, nous les vivions comme ça, « concernés », comme on disait alors. « Free jazz Black Power », reliant nos goûts et nos engagements, nous apportait l’unité de conviction que réclamaient notre âge et l’époque.

C’est pourquoi, par delà les critiques sévères que nous portons dans la suite, nous continuons à trouver « salutaire » (avec Mouëllic), cette expression violente d’un « retour du refoulé » social et racial dans la critique de jazz.

Le relire aujourd’hui mesure la distance et les évolutions de nos approches, de nos compréhensions, de nos fidélités, scandées par les préfaces aux rééditions successives.

De quoi s’agit-il ? Ce livre refaisait, en fait, l’histoire du jazz - que nous venions d’apprendre chez Panassié, Hodeir, Malson, Francis... - d’un point de vue militant, qui se voulait « marxiste », et qui était, grosso-modo, le nôtre, nous considérant comme « allié » du Peuple noir américain et de son « avant-garde » politique, la mouvance « Black Panthers » et ses échos en France : manifestations pour la libération d’Angela Davis, contre la guerre du Vietnam, concerts de soutien à Clifford Thornton, expulsé à Orly, et autres « Qui a tué Albert Ayler » autour de François Tusques...

Qu’en penser aujourd’hui ? Les réponses sont affaires de positionnement. N’ayant jamais « jeté le bébé avec l’eau du bain », je ne ferai ici ni « repentance », ni « inventaire» honteux reconverti en désespoir « post-moderne ». Je considère, avec Gilles Mouëllic, que cet ouvrage « est d’une réelle actualité : le free jazz fut bien une réaction directe contre la suprématie blanche ». Lui s’appuie sur les « recherches contemporaines », qui montrent « la race comme une construction sociale dont l’essentiel des règles est érigé par les Blancs ».

Les deux premières parties : Pas un problème Noir, un problème Blanc, et Notes sur une histoire du jazz, résistent assez bien à l’usure du temps, non qu’on se sente obligé de suivre les auteurs dans tous leurs développements, mais parce que Carles et Comolli s’y révèlent, pour la France, comme les défricheurs d’une réalité historique et sociale, et pour le moins comme d’excellents destructeurs des idées établies ou fondant, parfois avec les meilleures intentions, la « critique de jazz ». Ils taillent dans cette histoire à la serpe, sans grand souci de nuances, ni de rigueur : peu de démonstration appuyées sur des textes, peu de noms (on n’est jamais trop prudent, dans le microcosme du jazz français), et une tendance à la caricature, voire aux procès d’intention.

Ils provoqueront d’autant mauvaises blessures que leurs armes étaient déjà rouillées.

Idéologie contre esthétisme : avec les armes de la guerre froide

Ce mince fil d’une éthique comme poétique, d’une poétique comme éthique et politique du sujet, paradoxalement, rien ne l’a plus effacé que l’ostentation néo-avant-gardiste à la française, dans ces trente dernières années, d’une alliance entre révolution politique et révolution poétique.

Henri MESCHONNIC, Politique du Rythme, politique du sujet, 1995, p. 23

C’est ce qui transparait, encore plus nettement, dans la troisième partie, la partie-titre, puisqu’elle traite du free jazz, et de ses rapports à la politique, ce dernier point sous un titre qui semble en élargir le champ : « musique et politique ». Leurs développements et leur argumentation ne sont pas seulement « datés » (Mouëllic). Ils sont postdatés : esthétiquement et politiquement.

Le paradoxe, et leur grave faute, car c’est ici plus qu’une erreur, est que le jazz, par le free jazz qui l’entraîne, ressort de leur ouvrage nié en tant qu’art. Pourquoi ?

Je dis « postdaté » parce que l’outillage philosophico-esthétique de Carles et Comolli, peu renseignés alors à l’évidence, est totalement dépassé même pour l’époque, y compris selon le point de vue duquel ils prétendent se situer : celui de la critique « marxiste ». La petite histoire que nous retraçons de ses rapports avec l’esthétique (voir en 3-2.3, Esthétique et marxisme après Marx) montre qu’ils n’en utilisent que la vulgate, certes assez répandue alors, qui se réduit à la dépendance de l’art, comme superstructure culturelle, à l’infrastructure économique et à la sphère politique et sociale. Bien sûr - car personne ne veut alors s’afficher « stalinien » - ils se démarquent : « ... il n’est évidemment pas question de renouveler l’aplatissement jdanovien » (p. 267). Ils vont jusqu’à regretter le « retard  de la théorie marxiste » pour élaborer « une approche matérialiste de la pratique musicale », le « retrait » de cette réflexion qui ne peut être « pallié » par les « interventions de Jdanov », incapable de « penser le fait musical » par « dogmatisme, mécanisme, applatissement brutal du champ politique sur celui de la pratique artistique ». Une pierre en passant dans le jardin du PCF (l’époque adore manger de ce pain-là), même si les communistes français n’en sont plus là, dans leur vision de la culture, grâce à quelques bonnes fréquentations intellectuelles et artistiques, et même si, comme on le montre en 3-2.1, hors de l’hortodoxie, l’esthétique héritant du/ ou ne rejetant pas tout le marxisme a produit un outillage conceptuel autrement plus subtil. Mais ces précautions, qui ne protègent alors que leur image, resteront souvent clauses de style, et n’iront pas jusqu’à leur inspirer la moindre prudence méthodologique.

Force est de constater que le manichéisme pseudo-politique de Carles et Comolli ne fait pas la démonstration évidente de la distance qu’ils auraient prise avec le ministre de Staline, au niveau de la théorie esthétique qui lui inspire le « réalisme socialiste ». On est assez loin des formulations du débat Lukacs-Bloch. Pourtant, Marcuse ne se vendait pas cher, en ces années de fièvre « révolutionnaire ». Mais à leurs yeux, la « jouissance » pouvait-elle être autre que bourgeoise ?

Pour les auteurs de Free Jazz Black Power, c’est assez simple : l’idéologie dominante, celle de la bourgeoisie capitaliste, domine l’Art et la critique d’art et, s’il existe une possibilité pour un artiste occidental, ou un commentateur de l’art moderne au XXème siècle, de lui échapper, ils n’en disent rien : l’art moderne n’existe pas !

La faiblesse majeure des auteurs est de s’enfermer, comme l’essentiel de la critique antérieure, qu’ils prétendent pourtant dénoncer, dans un ghetto artistique où il n’y aurait que le jazz, éventuellement confronté à son ennemie jurée : « la musique classique » ou ses prolongements contemporains. On retrouve le grief de Genette (voir ...) à l’encontre des amateurs de jazz. Quand ils sortent du ghetto, c’est naturellement pour ramasser les premiers outils critiques qui leur tombent sous la main, et qu’aucun observateur sérieux de l’art moderne, quel que soit son engagement politique, n’ose plus utiliser, concernant la peinture, la littérature ou le théâtre. « Sérieux « : pas toujours les « intellectuels » déjà médiatisés au premier plan. Reconnaissons à décharge que Carles et Comolli sont portés par la vague.

Les syllogismes sur lesquels ils construisent leurs développements conduisent à de douloureux retours de bâtons, car pas plus que de l’art, les bonnes intentions font de la bonne critique. Si idéologie dominante = idéalisme esthétique, en critique comme en art, et si free jazz = lutte de libération et implique de sortir le jazz du statut d’art à l’occidentale, alors... qu’est-ce que l’art ? que reste-t-il à l’artiste ? et pourquoi ses créateurs et novateurs se sont-ils donné la peine de conquérir ce statut pour le jazz ? Est-ce après ce label bourgeois de l’art qu’ils couraient ?

NON : Les jazzmen, au-delà des styles, inventaient un nouveau concept d’art, collectif et improvisé, tout en restant attachés à leur racines et ancrés dans les conditions de leur communauté. Ils le faisaient avec les moyens de l’art, et dans un processus intime de création dont la valeur est éternelle.

Car il est tout simplement faux d’affirmer que « les esthétiques idéalistes règlent, dans les sociétés capitalistes, musique et art » (p. 57). Cette affirmation, fort peu marxiste en réalité, est démentie, et pas seulement dans l’art moderne, par une bonne part des oeuvres elles-mêmes, comme par la vie et souvent même les convictions des artistes, peintres, musiciens, écrivains...

Musique et politique selon Free Jazz Black Power (extraits)

Ce qui fonde le phénomène free comme ensemble, ce qui articule et structure la multiplicité de ses manifestations musicales, ce sont leurs communes surdéterminations par l’histoire, les rapports sociaux, le niveau de luttes politiques et idéologiques, l’attitude culturelle par rapport au jazz antérieur.  (p. )

Il y a donc d’emblée dans le free jazz, au niveau même du travail sur le matériau musical, un point de vue culturel, idéologique, politique,- corrélatif et inscrit en l’ensemble des luttes culturelles, idéologique et politiques des Noirs américains. (p. 254)

Le free jazz (...) s’efforce en effet de se couper non des masses elles-mêmes mais de l’idéologie qui les traverse, les aveugle, parle en leur nom pour perpétuer l’expoitation ; il rejoint en revanche, et par cette critique même de l’idéologie, les exigences politiques des masses noires. Il est plus près d’elles, et répond davantage à leurs intérêts, en s’attaquant à l’idée même qu’elles ont de leur musique, de ce jazz dont nous avons vu combien il était mis au service de leurs ennemis.  (p. 256)

Ce qui mobilise contre le free jazz, c’est qu’il ne joue plus le jeu du jazz - auquel jusque-là le capitalisme et son idéologie gagnaient à tous les coups. » (p. 259)

Tout ce que l’idée occidentale d’Art censure en ses arts vit dans le free jazz (ce qui suffirait à montrer qu’il ne relève pas de cette civilisation et de cette culture, mais de leurs déchets : une autre civilisation et une autre culture, et tout ce qu’elle a tâché de censurer fait retour dans le free jazz. Tout, y compris et surtout les déterminations politiques, bannies des arts bourgeois comme « impures . (p. 261)

Pour l’idéologie dominante en Occident, culture, art (et a fortiori musique) sont un supplément de jouissance (p. 262)

Tout d’abord, il paraît aux critiques et esthéticiens bourgeois impossible qu’une musique puisse se produire dans des circonstances qui ne soient pas celles de « l’inspiration », de la « grâce », du « mystère de la création », mais des circonstances ordinaires, quotidiennes, collectives, où dominent non les conflits « sublimes » de la Matière et de l’Esprit, de la Forme et de la Liberté, mais ceux, « sordides », des classes et des races, etc...

Mais surtout, selon les esthétiques bourgeoise (idéalistes) la musique et les autres arts sont réputés « autonomes », comme s’ils se faisaient ailleurs et au-dessus des rapports sociaux, hors des déterminations économiques, historiques et sociales. L’art est le domaine de la transcendance, une zone protégée - réservée aux élites - lieu des sublimations de la société, c’est-à-dire loin et à l’abri de ses réalités. (p. 264)

Ce qui s’accepte le moins, c’est le déplacement social de la musique (...) Le phénomène du free jazz met en avant son rôle dans les luttes politiques d’avant-garde, il nous propose une pratique de l’art militant qui est ce que de longue date la culture bourgeoise, l’esthétique idéaliste, l’idéologie dominante ont tenté de refouler : que l’art ne soit plus au service de la classe dominante (elles y ont réussi). » (p. 267)

Les masses Noires (...) vivent en situation de lutte politique (...) elles peuvent basculer massivement du côté de la révolution. Seule l’idéologie dominante les en retient... (p. 268)

Dans une situation de type colonial (...), si (la culture) n’est pas révolutionnaire elle est automatiquement au service de l’idéologie dominante et du capitalisme. (p. 269)

Le free jazz a choisi son camp : culturellement il témoigne de la situation et des luttes noires, et il réagit contre le détournement de la musique noire au profit des intérêts blancs. (p. 270)

L’insistance de la plupart des historiens et critiques à cantonner la discussion sur le jazz et le free jazz au seul plan esthétique (définitions musicales, formes et styles, statut d’art) n’est donc pas innocente. En visant à constituer la musique afro-américaine comme séquence autonome du tout social, à ne pas prendre en considération son articulation avec les autres champs, en la valorisant comme « art », on censure son procès de production, c’est-à-dire ses déterminations historiques, sociales, politiques, et ses conditions de production et d’existence, sa dépendance économique (p. 270-71)

 

Commentaires à propos de trois absences :

le groupe, la beauté, le plaisir

L’art est la plus haute joie que l’homme se donne à lui-même.

Karl MARX, cité par Paul ELUARD, Anthologie..., p. 58

 

Nous n’avions rien à prouver, nous étions là pour nous amuser. Le plaisir est le moteur de cette musique. En fait, je n’ai jamais voulu aller bosser, je suis trop fainéant, mais je peux être une bête de travail quand je m’amuse.

Daniel HUMAIR (194 ?), batteur, JMag 498, novembre 1999,

à propos du trio avec Pierre Michelot et René Urtreger

Il ne serait pas juste de faire à trente ans d’intervalle un pointage mesquin de tout ce qui peut nous choquer aujourd’hui, en retour, d’autant que « nous en étions » alors.

Il est par contre utile de faire sur cet ouvrage quelques commentaires au regard des critères sur lesquels nous fondons notre construction critique, tels que nous les avons évoqués et qu’ils seront précisés plus loin. Nous retiendrons trois thèmes : le jazzman dans le groupe ; le plaisir de la beauté artistique, tension utopique de l’oeuvre de jazz ; la mentalité afro-américaine.

La question de l’oeuvre collective et du groupe, même si ces mots ne sont pas utilisés, est abordée dans les lignes consacrées à l’improvisation (in Fragments de Free, p. 238).

Les musiciens free sont tous « solistes » (...) l’oeuvre entière devient improvisation, dans la mesure où sa structure, sa forme d’ensemble naissent du croisement, plus ou moins prévu, des lignes individuelles. Polycentrique, l’improvisation collective free en fait beaucoup plus que la simple réactivation du système polyphonique du jazz new-orleans » . La démarche est « essentiellement aléatoire : provocante, risquée, ludique (p. 239).

Et cette phrase, « le plus souvent, tous les musiciens d’un ensemble improvisent ensemble et chacun pour soi », révélatrice d’une capacité assez limitée de discernement esthétique et d’analyse du fonctionnement interne d’un groupe sur le plan musical, même dans le free jazz.

On pourra s’en faire une idée en relisant les lignes de Pierre MINNE sur la musique de la Nouvelle Orléans, dont nos auteurs n’avaient sans doute pas soupçonné, en dehors d’un « système polyphonique », la subtile interactivité. (voir 1-1.1. L’article de Pierre Minne a été publié en 1971, à quelques semaines d’intervalle de Free Jazz Black Power).

Car, dans tout ça, on ne sait plus trop si les musiciens s’écoutent réciproquement, si chacun s’exprime avec le souci de participer à une construction collective, c’est-à-dire, plus généralement, comment la liberté individuelle de chacun s’inscrit dans la recherche d’une expression d’ensemble. Les auteurs avaient sans doute remarqué que les réponses à ces questions étaient variables d’un groupe à l’autre, et d’un musicien à l’autre dans le groupe, pas seulement pour des raisons de maîtrise instrumentale. Mais ils n’en ont pas fait un critère pour discerner les groupes ou oeuvres qui présentaient plus d’intérêt artistique que d’autres.

Pourtant, il est indéniable que le Quartet d’Ornette Coleman, aux débuts du free, comme celui d’Ayler, plus tard, sont précisément fondés sur cette interactivité et sur une grande attention portée au son collectif, jusque dans les utilisations innovantes, chez Ayler, de mises en résonances sonores inouïes (cuivre et cymbales...).

Ecoutons Don Cherry en 1963, cité par Leroi Jones :

Quand un ensemble se réunit pour la première fois, on doit inscrire au programme de travail la recherche du sens, la signification de la musique ; la maîtrise de phrases que tout le monde va jouer ensemble (...) Mais les musiciens ne cessent de parler de « ma partie », « ta partie », alors que la seule chose dont on devrait se préoccuper est le moment où tout le monde se trouve à l’unisson. Tous les jeunes musiciens qui jouent maintenant ce qu’ils appellent la « liberté » (free) doivent apprendre cela aussi. L’ensemble que nous formions avec Ornette était à l’unisson. Le jeu d’une année passée ensemble, chaque jour, avait produit ce résultat. Le jeu tous ensemble, tous les jours. 

Don CHERRY (1936-1995), trompettiste, cité par Leroi JONES, Musique Noire, p. 181

L’absence de réflexion sur ce point (écoute au sein du groupe) ne fait que prolonger son manque d’intérêt pour la plupart des critiques de jazz dans les époques précédentes. On pourra objecter qu’il s’agit d’une banalité : les musiciens font ça partout quand ils jouent ensemble. Mais la question n’est pas aussi simple dès lors qu’il y a, au moins pour partie, une création spontanée, une part d’improvisation, et, beaucoup plus qu’on ne le souligne généralement, une interaction entre toutes les parties de l’orchestre, au sein de la section rythmique comme entre elle et le ou les solistes. Ni un Hot Five de Louis Armstrong, ni un Kansas City Six ou Seven de Count Basie, ni le big-band d’Ellington, ni un quintette parkérien, ni un Modern Jazz Quartet, un quintette de Miles Davis ou le trio de Bill Evans ne se gèrent dans le temps comme un quatuor à cordes interprétant une oeuvre écrite. Cette question de l’attention de chacun aux autres, pour s’exprimer personnellement comme pour participer à la réussite d’ensemble, dans les conditions de l’improvisé, est capitale dans toutes les périodes du jazz : le free jazz ne fait que la mettre en avant, du fait de la nouvelle thématique (voire en son absence), et de la volonté d’improvisation collective.

Cette dimension nous paraît pourtant au coeur de la problématique de l’oeuvre collective d’art moderne, dont le jazz fait l’invention au XXème siècle (parallèlement au théâtre et à la danse, quand l’improvisation y est présente), et ceci, comme nous l’avons vu, dès la Nouvelle Orléans.

Puisque nous évoquons la thématique du free-jazz, soulignons sur ce point, la description très riche que Carles et Comolli font du panorama de l’éclatement dans le free jazz du traditionnel enchaînement des solos, après l’exposé du thème et avant sa réexposition finale. Prendre pour exemple de cette « remise en question du thème » l’admirable « Music Matador » (Eric Dolphy) ne nous semble pas le plus pertinent, puisque le principe en est la simple réexposition du thème entre chaque intervention soliste (p. 232). Mais il est vrai que cette fonction renouvellée du thème restera comme un des apports les plus féconds du free jazz.

Il ne s’agit pas de choisir l’art du sacrifice contre le sacrifice de l’art, mais bien la fin du sacrifice comme art.

Raoul VANEIGEM, Traité de savoir-vivre..., 1967, P. 150

Un autre aspect des plus discutables est l’approche du plaisir transmis au public. Ceux qui le recherchent ne sont-ils pas immédiatement soupçonnés d’intentions commerciales ?

Ainsi la notion de thème-marchandise, d’objet de jouissance/consommation esthétique est-elle résolument écartée ou minée par les musiciens free les plus radicaux » (p. 232)... Pharoah Sanders, « un des disciples les plus « officiels » de Coltrane », chez qui, « en chacune de ses oeuvres, la présence d’un thème élu pour son pouvoir de charme, de brillant, est à l’origine du ressurgissement inévitable d’implications commerciales (Pharoah Sanders est ainsi devenu un des rares musiciens free dont les thèmes soient un facteur nullement négligeable de succès commercial (p. 233).

Certes... on se demandera alors ce que serait un succès « non commercial », dans les conditions économiques où toute production artistique cherche aussi à être vendue, par l’artiste qui aimerait bien en vivre, même s’il n’en fait pas un but en soi, c’est-à-dire prenant le risque d’influencer la nature de son oeuvre.

Ecoutons Pharoah SANDERS :

La musique est une clé pour la discipline des êtres. Elle peut guérir les malades. La musique est comme quelque chose de spirituel. C’est comme quelque chose de souterrain. Toute création est faite par des esprits. » (

Pharoah SANDERS (1940), saxophoniste, cité par Leroi JONES, qui ajoute : « La musique de Sanders renforce ces déclarations. » Musique noire, Pot-Pourri n°2, 1965.

Les auteurs ont, au nom de leurs critères idéologiques, et dans tout l’ouvrage, une fâcheuse tendance à distribuer les bons et les mauvais points. Mais, à trop vouloir prouver... on sent parfois l’équilibrisme. Ainsi, avec Albert Ayler, qu’ils citent : 

J’aimerais jouer quelque chose que les gens puissent fredonner. Je veux jouer les airs que je chantais quand j’étais enfant. Des mélodies folkloriques que tout le monde pourrait comprendre (p. 234)

et comme disait son frère Don Ayler, en 1966 :

Seul un imbécile - ou quelqu’un manquant particulièrement de sagesse - éliminerait la beauté de sa tête.

Autre exemple, on reconnaît maintenant Ornette COLEMAN comme un des plus indiscutables compositeur de belles mélodies de la seconde moitié du XXème siècle, ce que relèvera Francis MARMANDE :

 On ne souligne qu’assez rarement, par exemple, la bizarre gaieté de ses mélodies, et qu’il est un des grands inventeurs d’airs, de thèmes, de chansons, si l’on veut, que le jazz ait récemment connus.

Francis MARMANDE, dictionnaire Carles/Clergeat/Comolli, édition 1988, p. 260).

Que retiennent-ils d’autre, du slogan « Black is beautiful », que cet objectif : « rendre aux masses noires la fierté de leur couleur et de leur race » ? On a le sentiment que toutes les dimensions du Beau, du plaisir, de la fête sont évacuées de l’interprétation des oeuvres et des conditions de leur production, comme si le volontarisme exacerbé des auteurs, imposant sa grille de lecture applatissante, les privaient en même temps d’une écoute ouverte à toutes les dimensions de la nouvelle musique, qui hérite aussi de ce qu’est toute oeuvre d’art authentique, comme des caractéristiques de l’art africain. La joie, l’utopie d’un bonheur à gagner sont-elles suspectes ? Triste révolution ! Cette surdité est telle qu’elle les conduit à ne pas même relever cette quête du bonheur dans les citations qu’ils rapportent pour alimenter leur thèses.

Chez Milford GRAVES (batteur) : « La vie se fait à chaque instant, nouvelle et fraîche : il doit en être de même pour la musique » (p. 242) cité pour les aspects du rythme dans le free jazz ; chez Francis BEBEY, évoquant le lien voix-instrument, dans la musique africaine : « la pensée se transforme en sons, articulant de la même façon des mots célébrant la vie » (p. 244) ; chez Ayler « dépositaire des forces joyeuses » du jazz new-orleans :

 Nous essayons de faire maintenant ce que faisaient au début des musiciens comme Armstrong : leur musique était réjouissance. Et c’était la beauté qui apparaissait » (P. 250)

Albert AYLER, cité par Carles Comolli, FJBP

Cette citation est empruntée à Nat HENTOFF, Down Beat de novembre 1966. La phrase suivante est : « Comme c’était au commencement, cela doit être à la fin ».

On pense à l’anti-hédonisme d’Adorno, et on retrouve la figure du missionnaire en politique artistique : « Pour être libre, tu ne jouiras point ! », qui est à l’opposé de ce que nous avions cru comprendre avec Freud : le Principe de plaisir comme moteur de la vie.

Tout ce passe comme si, pour eux, le free jazz avait d’abord pour fonction de choquer le bourgeois, en portant agressivement, sur le plan esthétique, la négation de l’exploitation et du racisme blanc-américains :

Tout le free jazz est fait pour choquer cette « pureté de l’Idée », transhistorique, dégagée des contingences, des contradictions, du travail, lieu de jouissance sans entrave (fantasme du capitalisme) de la domination démiurgique/magique du monde. » (p. 261)

comme si, dans leur position militante d’ « avant-garde » éclairant « les masses », il devenait nécessaire d’en évacuer l’appel à un autre avenir, l’image convoquant une autre idée de la vie, c’est-à-dire, comme nous le soutenons dans ce livre, l’essence même de l’art dans la modernité. Cette attitude, qui fut celle de nombres de groupements ou partis d’extrême-gauche, faisant des militants des missionnaires ou des moines-soldats au service de la Révolution, ne s’est pourtant pas généralisée à tout l’esprit de mai 68, et ce n’est généralement pas ce qu’on en retient de plus positif, y compris du point de vue « révolutionnaire ». Pas plus qu’elles ne sont absentes des théories qui en étaient le plus porteuses dans la période immédiatement précédente (dans les thèses situationnistes et particulièrement sous la plume de Raoul Vaneigem, comme dans les écrits de Marcuse : voir 3-2.2 ; 3-4.1 et 3-4.2) ; pas plus qu’elles ne sont absentes, chez les militants du mouvement de Hemmet GROGAN en Californie, avec ses tentatives avortées de rapprochement avec le mouvement noir) ; pas plus, surtout, que la quête du Beau, d’une musique tendue vers un avenir heureux, n’est absente des oeuvres du free jazz : la conception qu’a la bourgeoisie de la beauté n’en fait ni sa propriété, ni une vérité.

Ce sont pour nous les oeuvres qui sont inspirées du combat comme du bonheur à conquérir, qui vieillissent le moins, qui sont restées « modernes », parce qu’elles l’étaient alors, et non parce qu’elles étaient porteuses d’un discours. D’autres commençaient à figer « un style free » et à fixer les normes d’un académisme qui fait encore partie aujourd’hui, de l’échantillon des jazz-revivals de toutes époques : « Tu joues quel style, toi ? »

Le free Jazz englobait le politique, qui le déterminait aussi, mais en tant qu’art, le jazz dépassait le politique : c’est que n’ont pas vu Carles et Comolli.

La question de l’art, dès lors, ne peut être posée, puisqu’il s’agit d’ « interroger (...) l’insertion de la musique... dans le champ socio-historique, le fait qu’elle puisse prétendre à un autre rôle que celui de « pur divertissement » : à un rôle militant » (P. 266). Passant directement du loisir à l’utilitarisme politique, on saute à pieds joints sur l’art !

C’est bien malgré lui que l’admirable Michel LEIRIS, maigre référence, mais de choix, se voit enrôlé pour ce saut périlleux.

Enfin, et c’est assez cruel de le souligner, puisque Carles et Comolli, partant de Leroi Jones, voulaient en quelque sorte se ranger en défenseurs des afro-américains : ce sont de larges aspects de la mentalité même de ce peuple, telle que nous l’avons esquissée en 1-1, qui sont absentes de ce livre.

Free Jazz Black Power aujourd’hui

Il faut lire cet ouvrage. Car toute Relecture ne peut être qu’injuste. Il faut le resituer dans son époque et comprendre « le changement de pesrpective » qu’il générait dans la critqiue de jazz. Le plus souvent, quand on a par la suite condamné son dogmatisme, c’était bien souvent pour mieux en évacuer l’essentiel : « Circulez, ya rien de noir à voir ! » et continuer à s’enfermer dans l’esthétisme : critiques comme musiciens.

Free Jazz Black Power est une étape incontournable de la critique de jazz. Souligner ses défauts ne doit pas être un prétexte à répéter le même : il faut proposer autre chose, et c’est une ambition du présent essai.

Cet incontournable, il tient à ce que révèle cet écrit, à ses révélations mises à jour de façon exacerbées par le free jazz dans le contexte politique de l’époque :

 ... les conditions d’émission et de circulation du message critique ont été largement modifiées, notamment en raison d’une mutation dans les consciences qu’a bien illustré, en mai 68, le soulèvement des esprits ». (Alain Gerber, Le cas Coltrane, p. 23).

Carles et Comolli ont montré les premiers, en France,

 que les lieux d’où jazzent Blancs et Noirs ne peuvent être confondus  (ibid, p. 39).

(rédaction inachevée)

IndexAYLER Albert (saxophoniste ténor, lead) ; AYLER Donald (trumpet) ; BEBEY (Francis musicien, compositeur, Cameroun) ; CARLES Philippe (critique jazz) ; CHERRY Don (trumpet, cornet, flûte... comp, lead) ; COLEMAN Ornette (sax, viol, comp, lead) ; COMOLLI Jean-Louis (critique jazz) ; GERBER Alain (écrivain, critique jazz) ; GRAVES Milford ; GROGAN Emmet ; HENTOFF Nat (critique jazz, USA) ; HUMAIR Daniel (drums, lead, peintre) ; LEIRIS Michel (écrivain, ethnologue) ; MARMANDE Francis (philosophe, critique jazz) ; MARX Karl ; MESCHONNIC Henri (poète, théorie du langage) ; MINNE Pierre (écrivain, ethnomusicologue) ; PLAISANCE Eric ; SANDERS Pharoah (saxophoniste, flûtiste, comp, lead)
PLAN DU SITE INDEX