Chapitre 4

(six cent trente-quatrième nuit)

Tu fais tout à l'envers. Elise me l'a dit une fois. Mais c'est une impression. Don't blame me, Tokyo, 4 octobre 1970

Chaque premier avril m'est il est vrai l'occasion de grandes décisions. Sérieuses. Comme de commencer ma vie professionnelle. Comme là de commencer un nouveau chapitre. Comme de me taire au nom des muets de Nimistaire. Comme de tuer la Comtesse. Comme de dire à Catherine - couche avec moi je serai ton ami. Enfin, son ami, on verrait... Car changer de chapitre, ça commence par changer de femme. April in Paris, New-York, 12 avril 1957.

Pavese dit qu'aime celui qui donne. Pas l'autre. Qu'ai-je reçu de Catherine ? Qu'a-t-elle à m'offrir ? Rêver ne nourrit pas mon rêve. Monk's Dream, 15 octobre 1952.

D'abord elle n'a pas les yeux bleus. Verts. Et secs. Pierrette (sa bouche est bénie entre toutes les bouches), Pierrette qui voit tout n'a rien vu dans ces yeux-là. There's Danger in your Eyes Cherie, 21 octobre 1959.

Catherine porte un Damart sous son pull. Car elle ne supporte pas à même la peau. Il dépasse au col. Maillol... si on veut. D'ailleurs elle a un homme. Triste ? Non. I want to be happy, 25 octobre 1954. Pas fidèle, moi ? Ask me now, 23 février 1965. Demandez à Monk.

Jamais à l'envers, Monk, c'est juste une impression.

Corya quand j'ai eu froid m'a offert son pull. qu'elle porte à même

la peau

Il pouvait ainsi déplacer son besoin affectif d'un objet à un autre au gré de ses désirs fluctuants, être pris d'engouements passionnés subits autant qu'aveugles, le portant à des mouvements d'audace sans mesure, qui certes le conduisaient souvent au succès mais surtout, au bout de la déception, à l'abandon cruel de la malheureuse, comme un enfant qui jette, à peine joué avec, la poupée si longtemps convoitée. Il s'était bien pourtant à certaines attaché plus d'un temps... Anicette... Joséfine... Pierrette... mais considérait maintenant la durée davantage comme venant de la difficulté à rompre, du manque de courage à le faire nettement, que de la permanence du désir ou de ce qu'il mettait alors au compte de l'amour. Non qu'il n'eût sincèrement aimé ces femmes. Non qu'il ne leur eût donné le meilleur de lui-même... tant qu'il avait trouvé satisfaction à la faire...

Quant à Catherine...

Viens faire un tour
dans mon nid fille
un tour de chant
dans mon hi-fi

Vient dans la ronde
autour du Monk
qui n'est pas rond
comme il est Sphere

Autour d'minuit
il met au monde
un son
Dieu de la terre
c'est lui

(six cent trente-quatrième nuit)

Un bac à disques où t'as pas d'Monk... Même pas à M divers. M...!

Comme retourner au pays, tu cherches un arbre de ton enfance, tu trouves l'endroit, un trou ! M...! Ils l'ont... doit pas y avoir longtemps... t'as plus qu'à faire dedans.

Quand même trouvé une cassette. Je ne l'ai pas volée. 1971. A Londres. Avec Blakey. Le plus Monk des batteurs. Que j'dis. Evidence. Crepuscule with Nellie. Même que sur la notice c'est écrit Crepescule... De quoi jouer, mais moi, même moi, les mots, des fois, j'en ai marre. De Monk, jamais. Crepuscule with Nellie... Poignant. Quoi de plus beau ? Quoi de plus vrai ? Nellie c'est sa femme. Et sur ce thème, sur ce je t'aime, Monk n'improvise jamais.

1971. A Lyon, en quartet. Avec Charlie Rouse... All alone. C'est terrible un concert tout seul. T'as beau te dire la musique c'est chacun pour soi, fermer les yeux... c'est très douloureux cette solitude-là... devant le génie. Qu'importe mais je dois dire qu'en 1971, musicalement, je n'y comprenais rien...

(...)

Téléphone. Corya ! Oui... Non, c'est pas elle. Coriane, la Comtesse, M...! - Ai-je le droit de m'expliquer ? - Non ! Je raccroche. M'expliquer quoi ? Quelqu'un qui veut t'expliquer quelque chose qui ne t'intéresse pas. Une histoire à la con. Je m'en fous de la Comtesse. La Baronne c'est pas pareil. Pannonica de Koenigswarter. New-York, 9 octobre 1956. Pannonica. Chez elle est mort Charlie Parker. Chez elle se taira Monk. Le silence et Monk une histoire d'amour... Pannonica. Une Rothschild. Pas plus jazz qu'elle. Pas plus Monk. Elle avait connu son Baron Consul de France au Pérou. Du Pérou aussi, Don Mariano de Tristan Moscosa, père de Flora Tristan... Flora bébé sur les genous de Simon Bolivar... Boulevard Bolivar, elle habite, Nica, à New-York... Ba-lue-Bolivar-Ba-lues-Are... New-York 9 octobre 1956.

Qui n'a pas ressenti un sentiment de complétude, comme preuve, à voir s'enchaîner des événements, des personnes, qui lui sont chers, comme un sentiment d'harmonie, comme une confirmation dans la boucle... Monk Nica Perou Flora Bolivar Monk... Comme un goût du hasard objectif de Breton.

Pannonica. Deux cent chats de toutes les couleurs vivent chez elle. Et Monk. Pannonica... du Do majeur au Mi bémol mineur, comme du soleil de la plage glisser dans la mer à Varadero, au pied de la villa Rothschild... et la Comtesse qui ne se baignait pas ! Du soleil liquide cette eau là. De la terre de soleil cette île de Cuba. Avec ses femmes-soleils.

Hier j'ai laissé un message au répondeur de Corya. Pour lui rendre son pull. Elle n'a pas appelé. Mais j'ai son pull

un pull soleil

(six cent trente-sixième nuit)

J'ai donc ce soir au menu :

Du pain. Du vin. Et du Monk.
Du pain de campagne. Du vin d'Aragon. Et du Monk.

Du pain de campagne de la ville.
Du vin d'Aragon non pas d'Aragon.
Et du Monk.

Du pain de campagne de la ville de Paris.
Du vin d'Aragon non pas d'Aragon Louis
Il ne fait pas de vin d'Aragon lui.
Et du Monk

Résumons. J'ai au menu ce soir du faux pain de paysan de Paris
d'Aragon du vrai vin non pas d'Aragon
et du Monk réel qui ne tourne pas rond.

Résumons.
Monk qui n'avait pas un rond, ne faisait pas de pain.
Aragon qui en avait, n'était pas vain.
Je suis rond.
Je n'ai pu rin à ragonter.
Je Monk me toucher.
Dong.

(je suis le paysan de moi-même)

(six cent trente-septième nuit)

Les grands sapins vont au paradis. Ils font là-haut des petits. Ici jamais ne vient Paris. Paris, ne viens jamais ici ! On ne vend pas Faubourg Saint-Antoine d'aussi doux nids secrets de mousses printanières. La brise fugue un air connu dans les plus hautes branches. Le temps a perdu ses aiguilles à l'ombre d'un buisson parfait. La mésange curieuse et le pinson rieur. Avril et tu sens le muguet. Le papillon jaloux de tes paupières. Les mains du vent dans nos caresses. Je vole des oiseaux dans une rouge gorge et le soleil en poudre qui t'absout dans les draps blancs du ciel. Cris ! Des amis nous cherchent.

Le soir nous rappelle la bonté du jour, coccinelle et brindilles dans tes dentelles et dans la soie.

All i do is dream of you

Ô nuit de trahison tu mets tout de travers. Mes larmes dans sa voix vireuses. Pourquoi les notes trop salées ne sont-elles pas fausses ? La mort fait la poussière, trop vite, dans mes sillons de vinylite. Goodnight Sweetheart Goodnight Sarah.

(Sarah Vaughan N'EST PAS morte)

(six cent quarantième nuit)

Aujourd'hui 7 avril. Encore vivant. Je vais revenir en arrière...
Tolstoï, Journal, 7 avril 1890 

(7 avril, trente-neuvième anniversaire)

Trois fois treize trois fois treize trois fois treize
quel manque de chance pour un pied malaise

Cela ne fait pas douze comme trois et neuf
mais onze comme sept et quatre qui ne f

Ont qu'ajouter aux années les années dans
ce compte à rebours à l'envers et perdant

A tous coups grand-mère était au bout ça tom
bait juste en somme huit et trois qui font on

Ze zut me voilà au bout de l'alphabet
il n'y a rien derrière à dire la bé

Ance avec ton petit jeu pervers de A
à Z au trapèze entre les mots et la

Mort à te donner un air plus important
que la femme à côté dans sa grille a-t-on

Du temps à perdre à céder au malheur
de si mesquins plaisirs n'est-ce pas la peur

De vivre plus que de mourir la question
t'est posée la bonne réponse attention

Il te faudra la mériter en avoir
de la vérité le courage savoir

Apprendre et faire avec les mots de la vie
pas du vide à la mode déjà servie

Asservie servile ici ou là service
bien compris rendu à l'Etat de ses vices

Et des choses ah les choses ne sont-elles
pas ce qu'on ose d'elle d'autre et si belles

Jamais qu'on les fait telles faut-il encore
savoir les dire écrire leur donner corps

Décrit matière à mettre sur le métier
comme une terre aux mains du mouleur entière

Ah mes images s'ombrent de refoulés
totalitaires c'est apprendre à mouler

Qu'il me faut

Nous n'aimons pas assez la joie
De voir les belles choses neuves
Oh mon amie hâte-toi
Crains qu'un jour un train ne t'émeuve
Plus
Regarde-le plus vite pour toi
Ces chemins de fer qui circulent
Sortiront bientôt de la vie

Guillaume APOLLINAIRE

(six cent quarantième et unième nuit)

La poésie n'est certainement pas dans les choses... Quand, un jour, certains poètes prétendirent qu'il y avit autant de poésie dans les gares et dans une locomotive... Il n'y a pas plus de poésie dans une diligence que dans une locomotive. Ni plus, ni moins. Il n'y en a pas.

Pierre REVERDY 

Par les chemins de fer. Siècles.

Fenêtre d'un train. Dont Aragon, citant Apollinaire, disait qu'ils appartenaient aux vieilleries poétiques. Je m'avoue sans honte le survivant de cette émotion-là. Le sentiment n'est pas la poésie. Certes. Et, d'avion, la beauté d'un champ de colza auprès d'un labour frais, la silhouette déplumée des ormeaux fidèles sur les lignes tordues des clôtures de pierres, et les troupeaux de tâches colorées dans les verts infinis des campagnes...? Le train c'est un musée de paysages et de saisons. C'est très semblable aussi au cinéma. Quelque chose du même érotique mystère. Et le parfum estampillé de chaque gare ?

Le train, c'est mon grand-père. Le temps des vapeurs. Et je suis à la fenêtre d'un train qui me ramène au pays enterrer ma grand-mère. Cette mort-là c'est les racines qu'on me coupe. Mes blés et ma luzerne. Certes... la peine... la famille... Mais plus profond. Les racines populaires. Ce cheminot fils de paysans. Dont je tiens mes ancrages. En raccourci l'histoire d'un siècle brisé entre hier et demain. Les champs entrent à l'usine. Et déjà on en ressort. Parfois pour la poubelle. Siècle charnière des siècles. Siècle où la femme advient. Donc l'homme. Siècle d'âmes déchirées par l'histoire. Où l'on nous annonçait la fin de la préhistoire humaine..

On n'est qu'un brin de paille incandescent.

Par les chemins. Brûmes.

Il fait un printemps gris et froid. D'outre-saison. Brûmes. Bourgeons. Ciel de crayon. Rouge-gorge égaré. Fond de silences par les vallons est-ce d'eaux ou de vents ? Familles de maisons agglutinées les yeux inquiets dans la vallée. Brûmes. Echo d'un pieu qu'on enfonce. Le coq à n'importe quelle heure. Chiens de campagne. Brûmes. bourgeons. blancs roses. blancs verts. peupliers mordorés sur le flou sombre et bleu des sapinières. Vers le ciel. buse. crayons. Brûmes. Mésange courageuse. Chemin trempé. Source. Un barbelé rouillé suspend son piquet pourri. chacun son tour. Pierres. genêts. ronces. Pré moussu. gorgé. Source. Coucous. modestes et copieuses clochettes d'or. souveraines et populaires. Violettes délavées. deuil. Rosées. herbes. brin d'herbe. Chenille charnue velue peluche noire saupoudrée noire rouge les yeux duveteux. Pissenlits. pas la racine. Brûmes. Ronces. Arbre de cierges bourgeonnés. Fougères et mûres de l'an passé. Passées. Bourgeons. Carrefour de chemins. ma vie à la croisée. je prends en haut à gauche par principe tant pis si je me perds. Brûmes. Je monte. A travers bois. Le noir est doux sous les sombres sapins un noir vibré de profondeurs autistiques (les toiles de Couleur H.) et percé de ciel en fenêtres. J'en prends une et je sors. Ronces. Brûmes. La pluie dessine ses hâchures pressées sur le bois de sapin qui s'endort. Corneille. Brûmes. Je rentre.

Par la famille. Etranger.

Je vis ici parmi des goûts .?.?.? Une maison aseptisée d'objets morts et trop propres. décoreux. Sans histoire. Sans poussière. Piqûre de honte dans les fiertés et l'affection... famille. La télé vocifère une série imbécile. Pas un refuge de silence. Il fait triste temps. La nuit est arrivée des heures avant la sienne. Ma patience poursuit sa source sous des ronces sèches. S'y blesse. S'y saigne. S'y égorge. Muette se jette à l'encre. Pas un amour même au loin où voyager mon coeur. Catherine est le fantôme de toutes mes nuits, et meurt mon délire sous sa robe.

Entouré des miens. Seul.

Par les brûmes.

Quand j'ai voulu changer de fusil mon épaule, j'ai chassé par les brûmes la bête sauvage. Mais la bête partout se montrait invisible et présente. Elle était brûme. Et j'ai voulu chasser la brûme, être le grand vent matin poursuivant le soleil. Mais j'avais l'âme rouillée de brûmes. J'étais un oeil énorme sanglé de barbelés cacophoniques. Et mon coeur n'avait pas d'épaule.

Ecrire c'est pour ne pas mourir.

(six cent quarantième-deuxième nuit)

C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde
(...) Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants

SAINT-JOHN PERSE, Vents. 

Par les demeures. Lointains.

C'est un enclos serré. Par quatre murs. Battus du froid retard d'avril. Ni Morrison ni Chopin. On ouvre en grand pour ceux qui ne ressortent pas. Le portail. La terre. En trois longueurs croisées et quatre pas crissants on apprend tous les noms des gens d'ici. Simples et carrés comme la pierre qui les garde. Le corbillard et les cousins sont en avance. Jamais vu que là. Reconnus aux yeux de grand-mère. Un bleu d'ici. Puis le siècle descend dans le

trou

Pas un oiseau. On referme la terre. On s'embrasse une dernière fois avant la mort du suivant et on ressort. Sauf grand-mère. Alors on ferme le portail. Et le froid nous engouffre au café.

Aux funérailles, toute la famille de la mère se retrouva. Mais la mère n'étant plus là, personne ne tenta de transformer le deuil en banquet funèbre, et le cortège se dispersa rapidement.

Milan Kundera. L'immortalité

(c'est seulement le soir que je repense à Catherine)

La nuit n'est sur mes jours que l'ombre d'elle sur mon coeur
qui tombe - Qui tombe ? demande le fou en écho

- Personne mon coeur c'est la nuit

Mon coeur est à mes pieds dans l'ombre de la nuit qui tombe
quel fou - Quel fou ? demande la nuit en écho

- Personne la nuit c'est mon coeur

Personne la nuit ne demande ton coeur tu es fou
c'est l'écho - Quel écho ? demande mon coeur

- Personne mon coeur c'est la nuit

Personne mon coeur ne demande la nuit tu es fou
c'est l'écho - Quel écho ? ne demande personne

Personne la nuit sonne mon coeur

(six cent quarante-troisième nuit)

Catherine,


T'écrire est devenu plus difficile. Loin que je t'oublie. Chaque nuit me trouve seul et tout à la pensée de toi. L'écriture elle est entrée dans le livre. Y suit son chemin propre. D'une vie presaue autonome. Où tu n'es plus l'objet d'écrire. Mais c'est encore un apaisement, une drogue...

Rien ne comble pour moi le désir de toi. Vois-tu, par exemple, j'ai fait aujourd'hui entrer le printemps dans ma maison. Grand ménage. Elle est si bonne et accueillante. Tout sent bon le calme et la douce chaleur. C'est la maison de mon âme autant que de mon corps. Hé bien, quand cela fut fini, j'aurais aimé que tu sois là. J'aimerais tant oui que tu viennes. Ai-je fait mystère de t'attendre corps et âme ? Je ne comprends pas ton refus. C'est grand tort pour une femme de ton âge de croire s'épanouir dans l'exclusivité. Enfermement. Sclérose. La vie n'attend pas. Bien vite il est trop tard...

(six cent quarante-quatrième nuit)

Il n'avait pas envoyé la lettre de la veille. Privé de Catherine par la maladie, ne tenant plus, il l'avait appelée. Une heure de conversation insignifiante car elle n'était pas seule, et toutes les tentatives de propos plus intimes demeuraient sans écho. Elle le verrait à son retour. C'est pourtant elle, ayant trouvé à s'isoler, qui le rappelait plus tard. Il la sentait confusément attirée bien qu'elle affectât d'être choquée quand il lui parlait d'amour. Il voulait l'emmener au bord de la mer. Mais elle refusa. Elle aurait voulu qu'il prît lui-même la décision de ne plus la voir, pour n'avoir pas à le faire, se refusant, affirmait-elle, à cette méchanceté-là. Comme il se disait persuadé qu'un jour elle changerait d'attitude à son égard, elle s'essaya à plus de fermeté dans le ton et menaça d'une rupture totale. Il s'engagea alors à cesser toute démarche auprès d'elle. Il attendrait. Il en restèrent là mais cinq minutes plus tard elle rappelait, curieuse, disait-elle, de ses intentions, de son état d'esprit... était-ce un jeu, un pari avec lui-même... Lui impossible de répondre, car la plus grande confusion réglait ses sentiments entre rêve et réalité. Elle était adorable. Il n'en ressentait pour elle que plus d'affection et de désir. Il en était plus que jamais amoureux.

La conversation s'était achevée sur un échange des plus aimables.

Qu'il vienne qu'il vienne
Le temps dont on s'éprenne

Arthur RIMBAUD. Chanson de la plus haute tour

Anniversaire

Ma douce amie venez à la saison
D'être si belle qu'au soleil
Vous donnerez de jalouses raisons

Sous votre éclat de prier vos conseils
Sachez au bougre en sa prison
Corps et âme qui de vous s'émerveille
Selon vos voeux accorder la liaison

Dont le hante de rêves son sommeil
Le temps n'est pas venu dont on s'éprenne
Je n'ai pas l'air d'une chanson malsaine
En tête mais un bonheur en ce jour

De vos printemps fleuris à vous souhaiter
A pleines mains d'un coeur qui à l'été
Crie ce qu'on manque le plus c'est d'amour

Je ne veux comparer tes beautés à la lune
La lune est inconsistante, et ton vouloir n'est qu'un
Encore moins au soleil : le soleil est commun
Commune est sa lumière, et tu n'es pas commune
RONSARD, Sonnet pour Hélène

Sonnet de la Défense

Serait-ce pêcher à
Midi au bord de l'eau
que s'y aller cacher
Toi et moi loin des plots

Tu aurais mon gilet
Pour t'asseoir et bientôt
Nous serions enjôlés
De doux pizzicatos

Nos desseins dévoilés
Ta dentelle envolée
Le gazon accueillant

Il faudrait repêcher
Ton jupon dépêché
Sur les flots gondolant

(six cent quarante-cinquième nuit)

Rien pour attendre

Irais-je à la douleur du temps porter querelle
Ne vis que réel
En la honteuse prétention de tirer gloire
Où ne fais que voir
Un siècle se mourir où les hommes se vautrent
Plus ou moins qu'en d'autres
De guerres en pouvoirs et de pouvoir en guerre
Dire der des ders
Ma terre au goût de l'arme cultivée de bombes
Je tu il en tombe
Marché magie à sous pour nous hommes à bâts
Je ne marche pas
Ils vendent pour de l'air des boîtes de vent mort
Fulminez je mords
Une géométrie glacée s'accroche aux murs
Baptisée peinture
Une musique vide ne fait pas danser
Quoi que vous pensiez
Petit j'ai ramassé des patates pour jouer
Je n'ai pas échoué
Sur les rêves d'enfants dans la grève des grands
J'ai vu transparent
Et vous croyez monsieur que ça tient votre histoire
A quoi tient l'Histoire
Je m'en vais en courant par les chants d'outre-siècles
Pâle et le pas sec
Ils ont planté un arbre et brûlé nos forêts
Mais je reviendrai
Leur coller dans les yeux des larmes en plastique
Acatalectiques
Et leur ingurgiter hâchée menue leur prose
A chacun sa chose
Je ne violerai pas l'imbaisable bourgeoise
Ils paieront l'ardoise
En faisant la queue pour acheter mes patates
A l'eau écarlate
On se fera justice en marchant le commerce
Quelle idée perverse
On aura fait la paix à la belle lurette
Et l'amour avec
Catherine aura mille enfants aux yeus d'étoiles
J'aurai mis les voiles
Et mes grands bras armés de beaux vents pacfiques
A l'étreinte orphique
J'aurai la mer à boire et je dirai du Monk
Avec des gants donc
En attendant je chante au bord de notre égoût
A chacun ses goûts

(six cent quarante-sixième nuit)

Ô femme ô douce ô voix d'étoile
Juste lumière
Qui me détrône roi obscur
Et vaniteux
D'un souterrain d'ombres confuses
Portées aux murs
De concentrations spirifères

Ô femme ô douce ô voix des justes
Ô mon étoile
Qui perce aux troubles cataractes
De mes yeux blancs
Mes yeux muets d'enfant sauvage
Livré aux jungles
De nouveaux maîtres post-modernes

Ô femme ô blé doux ô pain juste
Ô ma couleur
Profonde et claire où je viens boire
Une montagne
De sapins vrais comme des blues
De planche à trous
Avec des cris bleus dans les veines

Ô femme ô feu ô truite vive
Eau de ma vie
Ô viens danser ô dans les bois
Pendant que le
Loup n'y est pas et le muguet
D'avril au coeur
(Mon âme dort sous la bruyère)

Ô femme ô blanche ô éternelle
Ô mot d'amour
Femme ou la mort femme ou la mort
Monk ou la mort
Rien d'autre la vie c'est la mort
Île déserte
Hommes venez dansons la mer

Ô femme ô divine ô cruelle
Ô voie lactée
Mon coeur te porte en bandoulière
De braconnier
Tu ne m'as pas élu je ne
Jette que pièges
Dans les vents de ta liberté

Ô femme ô puissance ô réelle

(six cent quarante-septième nuit)

Sonnet musette Sonny Soupault

Musette ah ma musette ah ma muse
Je suis saoûl je suis saoûl sous Soupault
Petit le monde petite ruse
A la rue par les chants dans la peau

Si je suis sans le sou ça m'amuse
Car les gens sont d'argent les suppôts
Et Dali c'est délit dont on use
Être grand c'est petit en un mot

Moi la vie c'est la valse au temps neuf
Où Max Roach à l'envers pour Sonny
Tape aux cymbales lui fait son nid

T'as pas cent balles c'est pour sonner
Les Pâques des fois que les pas que
Je fais dans le sonnet ne me man...

(six cent quarante-huitième nuit)

il n'y a pas d'ailleurs

les temps se précipitent sous le front
et dans mes yeux l'Histoire écrase son bilan
de caillots secs et boyaux frais

il n'y a pas d'ailleurs

monde petit d'infinités
d'ordures
tordu d'or au soleil

il n'y a pas d'ailleurs

demain aujourd'hui c'est hier

il n'y a pas d'ailleurs

bonheur le monde à l'oubliette

Jeu de l'absence dans la présence, obsession d'un absent qui occupe tout votre horizon et que pourtant vous n'atteignez jamais parce qu'il appartient au domaine de l'ailleurs...

Jean-Pierre VERNANT, Figures féminines de la mort en Grèce

(six cent quarante-neuvième nuit)

I don't mean a thing if it ain't got that swing
Duke Ellington

Qu'est-ce que c'est qu'est-ce c'est que ce
Silence du chant dans les mots
Comme si comme si en écho
Au sens de la chanson absent

(six cent cinquantième nuit)

quelle est la main offrant un juste fruit
quel est le fruit offert d'une main juste

(six cent cinquante-et-unième nuit)

Catherine avait aujourd'hui vingt-cinq ans.

Ils s'étaient comme convenu retrouvés sur le quai, au pied des escaliers mécaniques, après avoir dejeuné séparément. Il était ponctuel. Toujours dans la fourchette d'une minute. Elle en retard. Ils étaient maintenant à la terrasse du Café de la Paix. Il faisait grand soleil. Entre la pluie. Elle avait des yeux d'eau qui craignaient la lumière. Avait cru voir dans le fait qu'il lui offrit Le Prophète de Khalil GIBRAN une allusion à quelque chose qu'il n'avait pas saisi... puis elle avait parlé de l'Intifadha, d'une enfant colombienne dont on avait vendu les yeux, d'une autre violée à cinq ans qui racontait ça comme une femme de trente, et elle ne comprenait pas qu'on pût passer à Cuba des vacances... alors il lui avait parlé des enfants de là-bas... et puis de l'emmener au bord de la mer... La conversation était revenue sur la drogue, parce qu'il avait les yeux brillants, les pupilles dilatées, les mains tremblantes parfois, enfin tous les indices selon elle... Quelle idée !...

(six cent cinquante-deuxième nuit)

Je quitte Kate
Philippe SOLERS,
Femmes

Le lendemain matin, elle l'avait appelé dès son arrivée à Nimistaire et lui avait apporté un café. Ils avaient alors parlé des heures. Plus tard elle lui proposait de déjeuner ensemble. A la librairie, il avait pris sa main sous un livre. Elle l'avait vite retirée. Retournant au travail, ils s'étaient un peu égarés dans les souterrains confus de la Défense. Elle avait une démarche d'une souplesse inimitable. La nuque si finement délicate... Il voulait l'embrasser. Elle ne l'écoutait pas...

Alors, cette nuit-là, il décida d'en finir avec Catherine.

Catherine,

Tout a été dit. C'est ma dernière lettre. les mots roulent dans nos conversations et nous sommes roulés. On ne joue pas avec les mots sans jouer avec la vie. Un jeu dangereux. Je me suis mis en danger de t'aimer. Depuis des mois j'envoie mon âme s'envoler vers toi. Mes bras sont maintenant trop courts pour la rattraper. Plus je te vois plus nous parlons plus je m'attache à toi. Et plus tu prends de place dans ma solitude. je veux dire, c'est de plus en plus toi Catherine qui me manques. Femme réelle. Je ne sais plus tenir ni taire mon désir. Te mettant dans je ne sais quel danger. Car je vois bien qu'en rien tu ne maîtrises tout cela. Ce n'est pas un reproche...

Alors il y a ces provocations et ce vocabulaire outré curieusement pas le mien, ce paradoxe d'impudeur comme de baiser la première venue, qui me le rend bien, et partir en courant fuir l'angoisse de l'amour sans amour. Quant au désir, faire l'amour sais-tu peser le poids de ces mots-là, l'amour quand on sa'ime, tu me comprends Catherine... je ne serai jamais ton amant clandestin. Ce serait bien peu t'aimer et je ne suis pas de cette race-là.

Je te laisse à ta vie, à ton homme, et aux mains du prophète. Je renonce à te voir. Sois heureuse.

IndexAPOLLINAIRE Guillaume (poète) ; ARAGON Louis (écrivain) ; GIBRAN Khalil ; MONK Thelonious (pianiste, comp, lead) ; REVERDY Pierre (poète) ; RIMBAUD Arthur (poète) ; RONSARD (poète) ; SAINT-JOHN PERSE (poète) ; VAUGHAN Sarah (vocal) ; VERNANT Jean-Pierre
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