- pour une critique de jazz

p. 23, p. 36/37 Benjamin au-delà... en rester là.

Marc JIMENEZ, La critique, crise de l’art ou consensus culturel ? 1995

 

Le travail récent le plus important, en France, à ma connaissance, est celui de Gilles MOUËLLIC, avec son ouvrage paru en 2000, Le jazz, une esthétique du 20èmesiècle , qui propose une cohérence dans l’approche historique et esthétique. Il parcourt le jazz depuis sa genèse jusqu’à la fin de son évolution historique (suivant M-C.Jalard et développant peu les perspectives nouvelles), en relisant l’histoire de la critique de jazz, notamment André Hodeir, Lucien Malson, Alain Gerber, Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Michel-Claude Jalard. Il le fait en s’appuyant sur l’oeuvre de Gérard Genette.

Il consacre de larges passages à définir l’identité du jazz, à travers ses spécificités, et en définit quelques-unes comme on ne les avait pas encore, pour le moins, jusqu’ici formulées.

Un autre intérêt que laisse entendre le titre, est que « jazz », chez Mouëllic, fonctionne déjà comme métaphore : c’est pour lui l’esthétique du siècle dernier. Par là il avoue son accord avec Jalard 14 ans plus tôt, car si le jazz est l’esthétique du 20ème siècle, il ne peut être celle du 21ème. Son esthétique, peut-être pas. Mais son éthique ?

Ecrire le jazz aujourd’hui

Ecrire le jazz : en tant que critique, et non au sens de l’écriture du matériau musical.

Il conviendrait de distinguer la promotion, la présentation pour vendre (le marketing), de la critique pour faire connaître/aimer, ou avancer des hypothèses théoriques liées au présent de la musique : séparer les représentants de commerce des héritiers des maîtres-critiques dont j’ai parlé.

Deux questions seraient à aborder.

D’abord comment rendre compte de sa vérité, celle perçue à l’écoute, d’un CD, d’un concert ? Dire ce qu’on ressent, ce qu’on pense, sans tricher, et le traduire pour susciter l’envie, donner à entendre.

Ensuite, voir la position du critique : où s’exprime-t-il ? dans quelles conditions ? sous quelles contraintes ? avec quelle indépendance ? ... Le critique est-il un militant ? De quoi ? Pour qui, pour quoi ? Comment ?

La critique historique


L'histoire de la critique de jazz montre que ces spécificités ne sont pas faciles à cerner, puisqu'on n’a cessé d'en changer, en soixante-dix ans, s'arrêtant trop souvent à des figures de style, des courants, des caractéristiques proprement musicales, parfois emballées de sociologisme, de psychologisme, et autres disciplines disciplinées par leur temps.

Dans le pire des cas, cela a pu donner ce qu’on appelle ailleurs des académismes, avec leur volonté de normalisation, leurs exclusions sectaires et leur perpétuel retard sur l’art vivant.

Dans le meilleur, ils ont été les éclaireurs de mon écoute, mes guides de hauts plaisirs qu’ils ont portés à leurs sommets. Ces écrivains détecteurs-délecteurs, ce sont bien eux qui m’ont insufflé du jazz une certaine idée, mettant en mots ou révélant ce que je percevais dans la musique. C’est avec eux que j’ai aimé/appris le jazz comme art, que je suis devenu fier de lui, jusqu’à le voir s’emparer de moi, de ma vie, au point de l’interrogation : « Quelle sorte de type je serais, sans le jazz ? »

Chez les maîtres-critiques

Ces maîtres-critiques, j’ai voulu les relire, et ce faisant, les relier : par ce que je perçois comme une éthique, fondée sur ce que le jazz a inventé et perpétué, qu’ils ont su dire, et qui demeure pour moi l’enjeu de son devenir, sous ce nom ou un autre (le débat sur le mot n’a pas d’intérêt en soi, encore que... j’y reviendrai). Pourquoi ?

Parce que réinterroger les spécificités, en tant qu'art, et en tant que jazz, en tenant les deux, peut aider à penser le jazz entre hier et demain, ce qui l’a mis en crise, ce qu’il en est de l’achèvement prétendu de son histoire (11), du drame de son viol par le fric, ce poignard dans le coeur de l’art : ce dont souffrent ceux qui, sous ce nom ou un autre, en ont fait la musique de leur vie, parce qu'ils font vie de leur musique. Même s’ils ne survivent pas de leur art - j’entends qu’il ne suffit pas à leur procurer les moyens d’une vie décente : c’est une éthique, d'artiste, qui les anime.

Un enjeu de la critique


C'est donc l'intérêt de s'intéresser à la théorie critique en prenant du champ.

Par exemple à la forme-sujet, historisée, avec son éthique et sa modernité, dans l’oeuvre d’Henri Meschonnic, théoricien du langage, et sans doute au-delà, un vrai penseur de notre temps. Sans ignorer que la musique n’est pas un langage, je pense qu’il y a, dans sa manière de tenir ensemble poétique, éthique et politique, un point d’appui fécond. Lui se bat pour le poétique dans le langage (et pas seulement dans ce qui se donne comme poésie, le vers, la figure, le style...), avec sa fabuleuse réflexion sur le Rythme, comme concept philosophique. ***


La question de la critique se pose par rapport à cet enjeu.


Quoi : 150 ? personnes qui critiquent des CD dans des revues spécialisées, dont la moitié mettent des fleurs poétiques sur leurs goûts personnels, alors que d'autres font dans l'idéologie et le ressassement du même, ailleurs les copains des copains, la distribution des bons points ...

Une poignée résiste, infiltrée, comme critique d’art.

Nombre de ces pseudo-critiques sont de gentils représentants de commerce, avec comme outil la vieille vulgate esthétique : c'est beau, ça me plait, c'est doux, c'est dur, il ne fait pas qu'aller vite, il appartient à tel courant, il joue bien, en plus elle est belle...

(En fait, redresser) ils écrivent souvent comme d’autres jouent : ils miment le vrai, comme des faussaires en peinture : esthétique de l’abusement. Les lecteurs ont le leurre, et les marchands l’argent du leurre. Eux, il leur reste la honte.

C'est le contraire qui serait étonnant. Si le marché domine, ce n'est pas qu'une clause de style : il domine le jazz majoritaire jusqu'à choisir, sélectionner ce qui convient à sa domination. De même pour la pseudo-critique qui va avec.


Même au Japon, on ne s'est pas encore vautré comme ça, et la "discrétion" dont parle Francis Marmande(3) protège sans doute le jazz des porcs. C'est en France qu'on se sera distingué, depuis 20 ans, histoire d’être dans les premiers, pour théoriser l’idéologie justifiant tout ce qui saute aux yeux aujourd'hui, dans le genre obscénité du Spectacle généralisé. **

 

... et laissant mes sabots sur le seuil de grands textes, comme à la porte d’un temple shintoïste, c’est en chaussettes que je m’avance sur le tatamis de leur pensée du jazz, pour la passer au tamis de la mienne.

J’entends pas là que je ne cherche pas tant la controverse ou la polémique avec ces points de vues inscrits dans leurs époques, que des formulations encore fécondes, des intuitions puissantes, et qui peuvent fonder, vérifier ou renforcer la notion d’éthique du jazz.

On ne trouvera donc pas ici une histoire de la critique de jazz, ni une critique de cette critique, sauf, bien entendu, en filigrane, celle de la pseudo-critique des représentants du « jazz » de marché.

 

*** on retrouve cet intérêt pour la notion théorique de Rythme, chez Henri Lefebvre, qui s’étant frotté aux surréalistes dès 1925, et qui, après un long parcours comme philosophe, d’abord dit orthodoxe, puis dissident du marxisme, qu’il confronte à Nietzsche... rencontre et nourrit Debord, accompagne 68 à Paris, s’oocupe de la Quotidienneté, et de la ville : voir son dernier ouvrage, avant sa disparition Eléments de Rythmanalyse, 1992, Editions Syllepse. Extrait :


"le rythme musical ne relève pas seulement de l'esthétique et d'une règle de l'art : il a une fonction éthique. Dans son rapport au corps, au temps, à l'oeuvre, il illustre la vie réelle (quotidienne). Il la purifie, dans l'acceptation de la catharsis. Enfin et surtout, il apporte une compensation aux misères de la quotidienneté, à ses déficiences et défaillances. La musique intègre les fonctions, les valeurs du Rythme*..."

Du reste on trouve cette idée de longue date dans la pensée des grandes civilisations. Un exemple les sept

anneaux................

 

La critique de jazz rencontre avec retard les débats sur l’art moderne

Le jazz n’étant pas - sans doute parce qu’il lui aura d’abord fallu se constituer comme art, et se faire reconnaître comme tel -, concerné par tous les débats de l’art moderne (voir 3- ), nous ne nous intéresserons qu’à ceux qui, plutôt à retardement, se retrouverons de manière sous-jacente, derrière ses guerres intestines, entre musiciens, entre courants, ou entre critiques, qui les reflètent, les amplifient, quand ils ne les figent pas : querelles des anciens et des modernes, de la « guerre du jazz » déclarée entre Hugues Panassié et Charles Delaunay (aidé d’André Hodeir, de Boris Vian et quelques autres, créant la revue Jazz-Hot), partisans du « vrai jazz » ou du be-bop et du jazz « moderne » ; positionnements dans le rapport au politique avec le free jazz, séparant les tenants du primat de l’esthétique, de ceux de l’idéologie ; les pour et les contre l’introduction de l’électricité, dans les années 70 (autre débat que celui autour de l’étiquette « jazz-rock ») ; idéologie d’un autre genre, celle du « camp Winton Marsalis », qu’il serait trop facile de caricaturer ; nouvelles oppositions quant à l’utilisation de l’électronique et autres technologies musicales actuelles...

A ce stade nous en resterons aux débats dans l’art moderne (peintres, écrivains et poètes, gens de théâtre, compositeurs contemporains...), pour en aborder particulièrement un aspect, car il rejoint le fil conducteur de ce livre.

Il s’agit de la lecture de l’art par la théorie, selon qu’elle met en avant l’esthétique, qui serait « autonome », ou l’idéologie, qui la déterminerait. Nous voulons montrer que ces deux approches ne sont que les soeurs ennemies, dans leur guerre pas toujours froide, d’une poétique tenant éthique et politique, telle que nous la soutenons.

Parallèlement, et de manière à la fois spécifique, dans le fil de l’évolution du jazz, et rencontrant ou rattrapant ces débats de l’art moderne, le free jazz, inscrit aux Etats-Unis dans le contexte des luttes de la communauté noire pour les droits civiques, aura plus qu’un écho : il conduira à une quasi réinvention de ces questions, dans les prises de positions des jazzmen, et dans la critique de jazz.

Celle-ci a été traumatisée par les écrits du critique de jazz noir américain : Leroi Jones / Amiri Baraka (également écrivain, poète et dramaturge), avec les deux ouvrages dont nous avons déjà parlé : Musique noire ( B ), ensemble de chroniques de jazz écrites de 1959 à 1967 (publié en français en 1969) et Le peuple du blues, la musique noire dans l’Amérique blanche (B ), paru aux Etats-Unis en 1963, en France en 1968 (voir 1-1.2)

On peut considérer l’ouvrage de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz / Black Power (1971, B1 ) comme un héritage direct, en France, de Leroi Jones, qu’il s’agit pour eux de pousser jusque dans les implications politiques qu’il refuse.

Au-delà des positions que susciteront cet ouvrage (entre tenants, aux extrêmes, de priorités à l’esthétique ou à une détermination par l’idéologie), on en retrouvera des traces, mais cherchant avec un souci de rigueur le chemin du politique à l’esthétique, en 1991, dans l’ouvrage de Didier Levallet et Denis-Constant Martin : L’Amérique de Mingus / Musique et politique, les « Fables of Faubus » de Charles Mingus (6 ), et dans celui, plus synthétique, de Gilles Mouëllic, que nous avons déjà évoqué : Le jazz, une esthétique du XXème siècle (2000, B1 ).

Ces ouvrages sont évoqués en 1-2.2 (Jazz et politque).

Entre temps, en 1986, un livre marquera en profondeur, jusqu’à aujourd’hui, le discours critique sur le jazz : L’histoire du jazz est-elle encore possible ?, de Michel-Claude Jalard (6 ).

IndexCARLES Philippe (critique jazz) ; COMOLLI Jean-Louis (critique jazz) ; DELAUNAY Charles (critique jazz) ; HODEIR André (compositeur, musicologue, écrivain) ; JALARD Michel Claude (critique jazz) ; JIMENEZ Marc (esthétique, critique) ; JONES Leroi (critique jazz, écrivain, poète musicien, USA) ; MARTIN (Denis-CONSTANT, ethnomusicologue, critique jazz) ; MOUËLLIC Gilles (critique cinéma /jazz) ; PANASSIÉ Hughes (critique jazz) ; VIAN Boris (trumpet, vocal, écrivain, critique jazz...)
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