- jazz ; de l’art et de la modernité

On ne s’est jamais interrogé vraiment pour savoir en quoi le jazz participe de la modernité.

Lucien MALSON, Le jazz et l’Occident, 1964, in B, p. 65

Less l’esthétique... for more éthique !

Ainsi l’esthétique peut-elle déboucher sur l’éthique comme sur l’ontologie.

Mike DUFRENNE, Esthétique et Philosophie B6..)

 

Et Archie Shepp est l’un des musiciens de jazz, jeunes ou vieux, parmi les plus engagés. Il est de façon critique conscient de la responsabilité sociale de l’artiste noir, ce qui, si calmement qu’il soutienne cette opinion, aide aussi à affirmer son esthétique. Dans ce sens, l’éthique et l’esthétique, comme disait Wittgenstein, ne font qu’un.

Leroi JONES (Archie Shepp vous parle, 1965, in Musiques noires, B ,p. 161

 

Ce qui me manque, ce sont des gens autour de moi, comment dire ?... Il y a très longtemps que je ne parle plus que de musique. Avant je parlais de la vie. Maintenant je suis dans un truc esthétique. Es-thé-ti-que (là il y a un jeu de mots à faire mais je ne sais pas encore lequel) ... Je me suis coupé de quelque chose... 

Michel PORTAL, interview Frédéric Goaty et Stéphane Ollivier

L’esthétique, comme discipline cloisonnée, est impuissante à cerner ce qu’est l’art. Il lui faudrait sortir d’elle-même, comme Henri Meschonnic (B6 ..), qui, sans cesser d’être un maître théoricien de la langue, sort de la linguistique, ou Giovanni Joppolo (B6 .. ) de la « critique » d’art.

Le poème - l’art - montre au signe que les choses changent. L’hétérogénéité propre aux Lumières entre l’éthique, la science, l’esthétique et le politique, qui a été une modernité, et qui est encore celle d’Habermas, s’est défaite dans une autre modernité, une modernité de la modernité, une solidarité entre l’art, l’éthique, la science, le politique. L’art et la littérature en sont l’épreuve. Où l’esthétique ne peut plus être une théorie critique.

Henri MESCHONNIC, Politique du rythme, politique du sujet, 1995, p. 106-107

Ou encore élargir le champ de ses approches, en tenant compte de la nature de son objet, c’est-à-dire dans le cas du jazz de son origine afro-américaine.

Un premier danger serait de sombrer dans l’esthétisme, l’esthétique esthétisante, avec son pendant du côté des oeuvres dans « l’art pour l’art », ou le formalisme, abstrait ou non (cf Pareyson sur Kierkegard).

Un autre, auquel n’a pas manqué de se risquer la critique de jazz, serait de tomber dans l’idéologie, le « gauchisme esthétique » selon Eric Plaisance : sous réserve d’inventaire.

On ne peut penser l’art sans penser son éthique : c’est le mot qui, sauf erreur, ne figure pas dans le livre de Mouëllic, bien que ni son ouvrage, ni son écoute du jazz n’en manquent. Pour ça, son texte dépasse ses propres références à Gérard Genette. Malgré ses mérites, cet ouvrage a souffert de la perspective que lui assignait son auteur : donner au jazz la valeur de paradigme esthétique d’un siècle achevé. Autant dire que, poursuivant le confesseur Jalard et son extrême-onction (Le jazz est-il encore possible : B6 ..), le Père Mouïllic a célébré la messe d’enterrement.

Nous n’étions pas aux obsèques.

Nous rejoignons ici Arnaud MERLIN (Le jazz est moderne, in JazzMan 53, déc. 1999) : « ... le jazz, sous toutes ses formes, continuera au siècle prochain à rester un art moderne, et (...) l’on prend le pari que le jazz ne sera jamais, seulement et parmi d’autres, un art du XXème siècle. »

L’éthique dans l’esthétique est au coeur de notre approche du jazz, comme au coeur de notre vision du politique : elle est l’âme du sujet humain agissant dans le monde de son temps.

Remise en perspectives

Les relations entre l’art, le sens, la « morale »... ont préoccupé les artistes et les philosophes depuis l’antiquité. Plus tard l’éthique de l’art s’inscrit dans les valeurs des Lumières et l’invention de la modernité, sans cesse réévaluée dans le temps, qui commencera à se révolutionner avec Baudelaire d’un côté, Nietzsche de l’autre, ou à se figer à travers les humanismes téléologiques de la pensée socialiste, depuis la « théorie du reflet » chez Lénine, son dogmatisme utilitariste chez JDANOV (le réalisme socialiste), et les ouvertures progressives chez Bloch, Eisler et Brecht, Adorno... jusqu’à Marcuse et au-delà; ouvertures qui resteront souvent prisonnières d’une dialectique de la forme et du contenu.

Toute l’histoire des débats sur l’art et ses relations au temps, au social... au XXème siècle sera marquée pas ces balancements extrêmes entre « l’art pour l’art » (l’esthétisme), et l’absorbtion par les idéologies révolutionnaires plus ou moins assouplies : avec, entre les deux, les artistes authentiques accrochés coûte que coûte à leur éthique, tenant à la fois la dimension poétique et le rapport à leur temps, leur modernité « à la Baudelaire ».

Ces débats feront les guerres au sein du mouvement surréaliste et dans les avants-gardes, et les brouillages ne cesseront de s’accroître, après la prétendue « fin des idéologies » et l’enlisement dans le marécage « post-moderne », son éclectisme et sa négation de l’art.

Ce qui ressort des propos des artistes eux-mêmes (voir la deuxième partie), quand ils parlent de leur art, c’est une intelligence et une finesse, une complexité qui dépassent souvent les théories esthétiques, avec leurs défauts réducteurs, mécanistes qui s’enferment souvent dans leurs présupposés philosophiques, portant la marque des modes marxiste, phénoménologique, structuraliste, heidegérienne, déconstructionniste, analytique etc...

Car les artistes ne cloisonnent pas : ils tiennent à la fois leur vie, leur art, leur temps, leur idéal. Ceci est très frappant dans les propos de Matisse, de Picasso... et particulièrement chez les jazzmen de toutes générations, de Shepp parlant d’Ellington à Arthur Blythe ou Eskelin : ils « tiennent » tout ensemble, ce qui pour eux ne signifie ni mélanger, ni confondre.

On voit donc bien, avec ces citations, que le jazz se situe de plein pied, en tant qu’art, dans les mêmes problématiques que les autres arts : le questionnement individuel de l’artiste, quant à son oeuvre, relativement à lui-même, à son époque, à son environnement, à son utopie.

On voit également que le jazzman n’échappe pas aux contradictions et tendances qui secouent l’art moderne, pour se positionner dans les champs de l’esthétique, de l’éthique et du politique.

Nous voilà par conséquent placés dans cette perspective : la nécessité de tenir ensemble, et sans confusion ni esthétisante, ni idéologisante, les dimensions proprement modernes de l’oeuvre d’art, de l’éthique et du politique.

Plus loin, nous reviendrons sur une dimension du jazz abordée au chapitre 1, comme art afro-américain : l’art du jazz se joue dans l’oeuvre collective, où l’individualité créatrice rencontre les enjeux d’une élaboration avec d’autres artistes, comme réunions de personnalités, avec en amont l’enracinement dans l’histoire d’un Peuple, et en aval un « don » offert à la communauté des hommes, dans un présent tendu vers l’avenir.

C’est ici que notre réflexion, à partir du jazz, va rencontrer et se nourrir de celle d’Henri Meschonnic, avec sa démarche originale, en tant que théoricien du langage, articulant les notions de forme-sujet, de modernité, d’historicité, de présence au présent, de poétique, de rythme, dont il actualise, en reprenant un fil lancé par Aristote, en passant par Baudelaire, les concepts, en mettant en rotation l’art, l’éthique et le politique.

La confrontation des propos de jazzmen avec ceux des peintres, écrivains modernes... (voir en deuxième partie) conforte le jazz comme art moderne, en constatant que les motivations profondes des jazzmen sont comparables à leurs confrères des autres disciplines artistiques...

Si le jazz est un art, c’est quand ceux qui le jouent sont des artistes.

La question ouverte maintenant est : comment le jazz se pose-t-il comme art de la modernité, tenant ensemble esthétique, éthique et politique, contre l’art pour l’art, l’esthétisme et le formalisme académique, et contre l’art idéologique, de propagande ou de porte-drapeau : pour la tension vers l’inconnu (Rimbaud), l’infini (d’Aragon à Sollers écrivain), de Max Roach et Mingus aux nouvelles générations, en passant chez nous par Gef GILSON, Michel Portal, Bernard Lubat, Claude Barthélémy, Christophe MONNIOT... dans leurs pratiques artistiques.

Pour une poétique du jazz

La poétique : l’implication réciproque des problèmes de la littérature, du problème du langage et des problèmes de la société fait ce que j’appelle la poétique. Contre l’autonomie de ces problèmes, en termes de disciplines traditionnelles séparées. C’est sa force critique. Critique au sens de la théorie critique de Horkheimer et Adorno, comme requête d’une théorie d’ensemble.

Henri MESCHONNIC, Politique du rythme, politique du sujet, 1995, p. 130

Un paradoxe, une difficulté à laquelle nous serons confrontés - espérant que d’autres sauront préciser la théorie de ce qui n’est ici qu’une intuition - est celle de nous appuyer sur un théoricien du langage, militant du poétique dans la langue, qu’elle soit commune et quotidienne, portée par son « rythme », ou littéraire, celle du poème, faisant exploser les cloisons entre prose et poésie - dès la Bible, pour peu qu’on la traduise fidèlement - alors que la poésie, portée par la langue, les mots, n’est pas réductible à une musique qui, en soi, et de ce point de vue, ne dit rien.

Il arrache donc le poétique dans le poème à la musique des mots, alors que nous cherchons dans la musique de jazz une poétique, la force d’un langage en prise sur le réel, ouvrant à l’infini les sens, dans le présent concret et quotidien comme éternel de l’oeuvre.

De la modernité et de l’art moderne

Nous abordons maintenant les aspects les plus « théoriques » de cette partie : des réflexions en apparence les plus éloignées des problèmes du jazz. Par ce détour, nous y reviendrons avec une nouvelle information.

Il s’agit ici de discuter et de préciser la notion de « modernité », en partant de la réhabilitation contemporaine de Baudelaire par Henri Meschonnic (), en relisant les enjeux de l’art moderne chaussés de ces lunettes d’aujourd’hui (), ceux du jazz (), pour enfin aboutir aux concepts qu’il élabore pour une « critique de la modernité » (). Il l’élabore en tant que théoricien du langage, mais elle déborde largement sur le domaine de l’art en général, de la philosophie, pour se constituer en théorie critique d’ensemble.

C’est le chemin qu’il fait lui-même, par exemple dans « Modernité Modernité » (1988, B ), et parallèlement dans ses travaux théoriques (La Rime et la vie, 1990, Politique du Rythme, politique du sujet, 1995, B ).

Nous n’en retiendrons, pour notre sujet, que les aspects les plus généraux, les moins spécifiques de la théorie du langage en tant que telle.

 

Baudelaire « invente » une nouvelle notion de l’artiste

« Baudelaire est moderne maintenant pas seulement parce beaucoup de ses poèmes continuent leur activité de poèmes, et parce qu’il a lancé, pensé le poème en prose et le prosodie de la langue française seul de son temps (...), il est moderne parce qu’il a transformé, réinventé la modernité » (Politique du Rythme, politique du sujet, B , p.469).

"... la dissociation des concepts de contemporain et de modernité, mais également la dissociation, plus étonnante peut-être, mais certaine, et féconde, entre moderne et modernité. Cette dissociation apparemment aberrante commence dans Baudelaire, qui invente contre la valeur traditionnelle du moderne opposé à l'ancien ou au classique et contre la valeur seconde et subjective qui en découle, qui identifie empiriquement le moderne au contemporain, un concept instable, difficile, mais propre à l'art, de modernité, tel que la spécificité de l’art et de la modernité deviennent un seul et le même. » (p....)

On retrouve ici la distinction que faisait Michel Foucault, et que rappellent Deleuze et Guattari, dans « géophilosophie » (in  Qu’est-ce que la philosophie p. 107) : « Le nouveau, l’intéressant, c’est l’actuel. L’actuel n’est pas ce que nous sommes, mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire l’Autre, notre devenir autre. Le présent, au contraire, c’est ce que nous sommes et, par là-même, ce que nous cessons d’être. (...) Non pas que l’actuel soit la préfiguration même utopique d’un avenir encore de notre histoire, mais il est le maintenant de notre devenir. »

Cet Autre, c’est celui de Rimbaud : « Je suis un autre ».

« Tenant à se séparer du Beau, du Vrai, du Bien à la Victor Cousin (voir l’art pour l’art en 111, l’art et la morale), Baudelaire a l’air de se mettre dans l’esthétique, dans l’esthétisme, en parlant de Gautier.(...) Mais Baudelaire postule une éthique dans et par l’art et la poésie, considérant « toute infraction à la morale, au beau moral, comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universelle » (Baudelaire, Théophile Gautier, 1859, in B , p.476)

Puis vient cette définition du « beau », dans le Peintre de la vie moderne (chap. Le beau, la mode et le bonheur) : « le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la qualité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté à la nature humaine » (Baudelaire, B P. 205)

De la même façon que le passé est intéressant à la fois pour la beauté des oeuvres et sa « valeur historique (...),  le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non

seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent. » (id. P. 204)

Il nous suffit alors de rapprocher cette dualité (l’éternel et le transitoire) dans l’oeuvre d’art selon Baudelaire des propos de jazzmen rapportés en ... (l’art c’est la vie) pour en percevoir la parenté.

C’est ainsi, par exemple, que nous pouvons reconnaître nos revivalistes de tous styles, dans le jazz de la fin de siècle, chez ces « peintres modernes » fustigés par Baudelaire : « Soit « tirer l’éternel du transitoire », soit le transitoire plus l’éternel, de toute manière la modernité Baudelaire s’extrait violemment hors de l’académisme des « peintres modernes », en essayant de faire l’art à partir de la vie moderne. La modernité tient la vie et l’art ensemble au lieu que les « peintres modernes » (Delacroix excepté), n’ont que l’art. » (Meschonnic, B ,p.377)

Nous retrouverons cette conception dans notre approche de la critique (), avec Giovanni JOPPOLO (Critique d’art en question, B ), qui voit en Baudelaire, auteur de « Le Peintre et la vie moderne », le « pionnier d’une éthique intransigeante », annonçant « les Gauguin et les Van Gogh (...) Modigliani et Soutine (...) Giacometti et Pollock, artistes de la révolte et de l’isolement existentiels dans le recueillement de l’atelier... » , jusqu’à « aujourd’hui (...) où l’artiste tente de sortir de l’atelier pour socialiser le plus possible son art,(...) pour devenir un fabricant d’événements, un artiste en dandy éthique, celui pressenti par Baudelaire, (aspirant) toujours à la révolte et à la résistance, en affirmant que son rôle est avant tout d’être un questionneur et un perturbateur de l’ordre formel et de l’ordre social. » (Joppolo, B , p. 25)

« Baudelaire invente une éthique de la modernité. En renouvelant la notion de modernité. Depuis l’éthique et la poétique sont inséparables. Depuis, la poétique et la modernité sont une seule et même chose » (Meschonnic, B ,p.467)

Baudelaire a inventé la figure de l’artiste moderne.

Pour Henri Meschonnic, qui réactualise Baudelaire, « la modernité se définit, dans la littérature et dans l’art, comme l’invention de sa propre historicité. Et la modernité de la modernité est la reconnaissance de cette historicité. La modernité est le point de rencontre de toutes les grandes formes de pensée contemporaines. Mais à prendre leur rapport au signe, ce qu’elles montrent presque toutes est leur acritique : marxisme, phénoménologie, herméneutique, structuralisme, philosophie analytique. » (B6 p. 17)

Quant à la psychanalyse, avec son oreille double (signifiant-signifié), « il y aura à écouter de plus près ». Chemin faisant, nous la retrouverons.

Cela nous conduit à la source la plus profonde de la tendance à la création artistique, que je ne peux m’expliquer de manière satisfaisante qu’en tant que lutte de l’individu contre une tendance (striving) qui lui est inhérente et qui le fait courir après la totalité, l’obligeant également à une totale soumission à la vie et au don total de lui-même à la création.

Otto RANK (1884-1939), Théoricien-psychanalyste, L’art et l’artiste, 1930, B6, p. 72

Il sera intéressant par contre de les classer selon quelques thèmes, à la façon de Paul Eluard, dans son Anthologie des Ecrits sur l’art : l’art et la vie, l’art et le sens, l’art et le vrai...

De plus ont été rapprochées les propos de peintres, poètes, compositeurs ou jazzmen... frappant de ressemblance ; dans lesquels il ressortait qu’au fond, ils disaient la même chose, qu’en l’occurence nous pourrions y déceler une pareille éthique leur permettant de vivre et de créer.

Une telle présentation ne va pas sans choix arbitraires : tel extrait, telle phrase, renvoyant à plusieurs idées aurait pu être classée différemment.

IndexBAUDELAIRE Charles (écrivain) ; DELEUZE Gilles (philosophe) ; DUFRENNE Mike (esthétique, critique d'art) ; FOUCAULT Michel ; GILSON Gef (compositeur, arg, lead, piano) ; JDANOV Andreï ; JONES Leroi (critique jazz, écrivain, poète musicien, USA) ; JOPPOLO Giovanni ; MALSON Lucien (sociologue, critique jazz) ; MERLIN Arnaud (critique jazz) ; MESCHONNIC Henri (poète, théorie du langage) ; MONNIOT Christophe ; NIETZSCHE Friedrich (philosophe) ; PORTAL Michel (clarinettiste, sax, comp, arg, lead) ; RANK Otto (théoricien psychanalyste) ; RIMBAUD Arthur (poète)
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