- jazz; l’art et la liberté

On ne sait jamais ce que le corps peut.

SPINOZA (1632-1677), Ethique, 1670

 

Nous faisions des copies au Louvre, tant pour étudier les maîtres et vivre avec eux que parce que le Gouvernement achetait des copies. (...) Ce qui est pris pour de la hardiesse n’était que le fait d’éprouver de la difficulté à faire telle ou telle chose. C’est ainsi que la liberté est en réalité l’impossibilité de suivre la voie empruntée par tout le monde ; la liberté consiste à suivre le chemin que vos qualités vous inclinent à prendre.

Henri MATISSE, B., p.114, Le métier de peindre, 1952 (Matisse parle à Tériade)

 

Cet état dans lequel on ne pense, projette, poursuit, souhaite ou n’attend plus rien de déterminé, où l’on se sent capable du possible comme de l’impossible, dans l’intégrité d’une force non influencée, cet état auquel toute intention, tout égoïsme sont étrangers, est désigné par le Maître comme proprement « spirituel ». Chargé en effet de conscience spirituelle il reçoit aussi le nom de « véritable présence d’esprit ». Entendons par là que l’ »esprit » est omniprésent parce que nulle part il ne s’attache à un endroit particulier. Ce qui lui permet de rester présent, c’est que, alors même qu’il s’applique à tel ou tel objet, il ne s’y attache pas en réfléchissant, perdant ainsi toute sa mobilité originelle. Comparable à l’eau qui, remplissant un étang, est toujours prête à se déverser, il lui est possible, de temps à autre, d’agir avec sa force inépuisable parce qu’il est libre, et de s’ouvrir à toute chose parce qu’il est vacant. Un cercle vide, symbole de cet état proprement primitif, parle à celui qui s’y trouve inclus.

Eugen HERRIGEL (1884-1955), Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, 1953

 

... ce que l’homme veut dépasser dans le jazz, ce n’est pas lui-même mais au contraire ce qui en lui n’est pas lui. Il veut dépasser son humiliation, son aliénation : il veut dépasser son existence et tend à l’être plutôt qu’au néant. Faut-il alors penser qu’il va se détacher de son existence et se réfugier dans un monde idéal de valeurs ? Non point, car c’est dans la profondeur, dans la densité même de cette existence qu’il va découvrir une raison de croire et d’espérer (...)

Alain GERBER, Le Jazz et la pensée de notre temps, CdJ 14 1966, p. 50

 

La liberté qu’ils réclament, que la musique demande, est la liberté d’exister là (Et le Nouveau ? Où ?) La liberté du donné. La liberté d’exister en tant qu’artiste. La liberté serait le changement. (...) Il y a la liberté d’exister (et le changement qui permer d’exister) dans l’existence, ou la liberté de reparaître dans quelque chose de neuf.

Musique noire, 1966

L’omniprésent appel à la libération - Free Jazz, Freedom Suite, Freedom now : we insist ! Let Freedom Ring, Freedom Jazz Dance, Free... - témoigne de ce sentiment, de cette tentative pour jouer et être... Et ce n’est pas juste une mode, mais un trait récurrent de l’âme de la Musique Classique Américaine. Parce que l’humanité vivante de la culture qui a créé cette musique, et tous ceux qui la saisissent vraiment le comprennent, fait que l’ensemble LIBRE/LIBERTE était, est et sera la philosophie, l’esthétique et le coeur social des Afro-Américains et de tous ceux qui savent qu’ils ne le sont pas...

Par conséquent, cette liberté d’être, d’être humain, de découvrir que notre route n’en est pas une... cette liberté qui a animé la Musique Classique Américaine, n’est pas une mystique simplement culturellement spécifique, mais accessible à la Dignitaria.

Amiri BARAKA / Leroi JONES (1934), écrivain, JMag 501, février 2000

... en libérant la pratique et la technique instrumentale, le jazz a affranchit les hommes. Et les attitudes devant la musique sont devenues le reflet des personnalités... On ne mesure jamais assez l’apport que cela constitue par rapport à une époque et à des pratiques où les musiciens, soumis à un apprentissage académique, devaient se couler dans le moule d’un métier, d’une technique, y diluer leur personnalité ( ...) au profit d’une musique écrite. On n’apprécie pas suffisamment le gain que cela représente pour la réalisation du musicien lui-même sur le plan humain, notamment grâce à sa capacité à communiquer directement avec le public...

En bouleversant radicalement les méthodes d’apprentissage de manière empirique tout au long de quatre longs siècles, les hommes et les femmes de la communauté afro-américaine ont modifié le cours de l’histoire de la musique et remis la musique au coeur de l’humanité. Un (des) fondements (du jazz) est l’identité. L’identité de la personne, mais aussi communautaire...

Yves SPORTIS, éditorial (extrait) JHot 538, mars 1997

 

Q : Que peut apprendre le jazz à l’Amérique ?

R : Le jazz est liberté. Liberté de jouer toutes choses, que cela ait été ou non fait auparavant. Et la liberté est un mot qui a fondé notre pays.

Duke ELLINGTON (1899-1974), extraits de Music is my Mistress, par Kim Heron

 

De toutes les formes d’art qui existent aujourd’hui le jazz est certainement la seule qui ait su concilier la liberté de l’individu avec les exigences de la création collective.

Dave BRUBECK (1920), p/comp, Alain Gerber, le jazz et la pensée de notre temps, 1965

 

... le jazz, dans sa définition même, ne peut se limiter à des parties rédigées si l’on veut le jouer avec sensibilité (feeling), chose qui ne se manifeste que si souffle le vent de la liberté (that goes only with blowing free).

Charles MINGUS (1922-1979), contrebass/cond, texte de pochette de Pithecanthropus Erectus, cité et traduit par Christian Béthune, in B2, p. 50-51

 

Q : (dans votre livre), vous parlez de musique libre. Libre de quoi ?

R : Même si cela a diminué au cours des années, il y a encore quelques éléments anarchiques dans cette activité. C’est maintenant plus régularisé - dans certains cas presque jusqu’à devenir sérieux - je pense qu’il demeure quelques caractéristiques anarchiques. Et une des plus importantes est que, si vous posiez la question à quiconque joue cette musique, vous auriez une réponse différente dans chaque cas. Pour moi, la réponse est : c’est libre de (from)... la plupart des choses que j’ai accumulées avec l’âge, en tant que musicien. J’ai fait « le métier » des années comme musicien de variétés, avant de jouer ce type de musique. En poursuivant ma carrière dans ce business, j’ai constaté que les raisons qui m’avaient fait choisir la musique s’émoussaient, trouvaient de moins en moins d’opportunités. J’associais certains moments en clubs à une authentique liberté musicale. Avant les années 60. Même dans la musique de danse, on pouvait se sentir très libre. Pourtant, alors que ma carrière atteignait ce qui était considéré comme le succès pour un musicien professionnel - faire du studio et ainsi de suite - je trouvais que ça n’avait plus de rapport avec mes intentions de départ. C’était être mieux payé pour moins jouer (more pay, less play). Alors je me suis secoué et c’est comme ça que j’ai renoué avec ce que j’avais entrepris au début... L’important, c’est de jouer, voyez-vous. Pour moi, il y a quelque chose de malade dans la définition de « jouer ».

Vous pouvez jouer certaines sortes de musique et en réalité vous ne jouez pas. Vous êtes fonctionnel et vous faites des choses, mais vous ne jouez pas. Je pense que le jazz devient comme ça, par exemple. Alors j’ai découvert que jouer libre, c’était plus « jouer (...) Il y a plus de jeu par unité de volume dans le jeu libre que dans aucune autre sorte de musique. Alors la liberté, c’est seulement jouer davantage.

Derek BAILEY (1930), g, Jean Martin, août 1996, TrA

 

Non, je ne désire pas être seul, pas plus dans la musique que dans aucun autre domaine. Je ne me suis pas retiré pour vivre isolé, en ermite, mais pour me confirmer, pour avoir la possibilité de travailler et vivre dans de meilleurs conditions. Mais cela dit, j’avoue qu’il m’est difficile de me soumettre à une discipline collective. Je ne veux, à aucun prix, être prisonnier de quelqu’un ou de quelque chose.

JMag 92, mars 1963, Clouzet/ Delorme

J’essaie de jouer de la musique comme je la sens. Libre.

Sonny ROLLINS (1930), sax/comp, Leroi Jones, Notre temps et celui de Sonny, 1967

 

C’est vraiment la vérité que je reçois l’inspiration et la force de mon peuple... Je dis toujours que le coeur de ce que fais est pour les gens qui aspirent à la liberté.

Horace TAPSCOTT (1934), p/comp/arg, Revolutionnary Worker, TrA

 

Les gens parlent de « freedom »... Si vous connaissez la grille harmonique, voous pouvez les prendre partout où vous allez. Je ne dis pas tous, mais un bon nombre sont incapables de jouer une mélodie. Une fois, avec des gars qui jouaient bien « free », je dis : « Bon, on joue un morceau », et ils n’en ont pas touché une. (...)

Un personne ne peut apprécier la liberté sans avoir fait de la prison. Comment pouvez-vous savoir ce que signifie la liberté, sans avoir fait le tour des possibilités de la non-liberté...

Roland KIRK (1935-1977), sax/fl/comp, Down Beat mai 1966, Bill McLarney, TrA

 

Pour moi l’improvisation est avant tout un besoin de liberté, de spontanéité, d’inconnu ; c’est donc une façon d’être en musique (...) Evidemment, improviser c’est chercher à communiquer, et lorsque je suis seul, j’ai l’impression de me faire les questions et les réponses.

Michel PORTAL (1935), cl.saw.../comp, L’improvisation musicale, Levaillant, p. 59

 

La musique est bonne pour l’esprit. Elle libère l’esprit. Seulement en l’écoutant, vous vous découvrez vous-même davantage. (...) Et je crois que la musique peut changer les gens. Quand le bop est arrivé, les gens se sont comportés différemment d’avant. Notre musique doit être à même de supprimer les frustrations, mettre les gens en état d’agir plus librement, de penser plus librement.

Albert AYLER (1936-1970), sax/comp, DownBeat novembre 1966, La vérité en marche, Nat Hentoff, TrA

 

Q : Incluez-vous (dans votre enseignement) des idées de votre approche positive du jeu libre ? (Satoh compare par ailleurs le freejazz au shogi (jeu d’échecs japonais), développant les analogies avec l’anticipation, l’interprétation, les déplacements des autres joueurs...

R : Une petite partie. Comment manipuler un élément donné. La musique existante est un complexe d’éléments. Une fois que vous avez un élément simple, vous pouvez analyser le suivant plus facilement, et quand vous pouvez les manipuler tous facilement, vous pouvez aisément passer à l’étape suivante. C’est une méthode de pensée.

Q : Comme le shogi ?

R : Oui.

Masahiko SATOH (1941), p/comp, Extrait de « The Earth within : Jazz Journeys to Japan », Bill Minor, 2001, TrA

 

Une expérience courante dans le champ du jazz est la découverte de quelque chose de nouveau. Les improvisateurs sont la faculté de voyager, de se promener. Nous le recherchons dans tout ce que nous écoutons. C’est une liberté de nous balader dans le paysage musical.

Gary BURTON (1943), vibraphoniste, Salt Lake Tribune, 2000, Martin Renzhofer, TrA

 

Ce que je préfère, avec le jazz, c’est la possibilité d’être complètement ouvert, tout en s’exprimant soi-même. Vous pouvez créer un environnement musical avec d’autres, parce que les gens observent, écoutent et apprécient ce que vous faites.

Robin EUBANKS (1955), Trombone, JazzOnline, TrA

 

Q : Votre musique s’inscrit-elle dans une conception générale de la destinée du monde et de l’homme ?

R : Les conceptions générales du monde, les religions, les philosophies, sont « réductionnistes » ; elles exigent des définitions très centrées, étroites parfois, de ce qu’elles sont. La musique est bien plus que ça ... La musique peut aller au-delà, poser des questions. Elle ne doit pas être une réponse. La musique transcende le paradigme question-réponse, ou tout autre construction philosophique concevable.

Ellery ESKELIN (1959), sax., JMag 491, avril 1999

 

Ce que j’entends chez Ayler, c’est cette capacité à charrier une énorme densité de sens et d’identité avec une infinie délicatesse et une immense ouverture dans l’expression : la musique d’Ayler n’est pas libre, elle montre la liberté. Elle échappe à tout jugement esthétique, on ne peut mesurer l’intensité de son existence (...)

Portée par l’histoire, elle affirme la vivacité et l’avenir. Art de la rupture, modernité, musique vivante ?

François CORNELOUP (1963), saxophoniste, JMag ,

 

Au conservatoire, je jouais du classique et de la musique contemporaine. Ce qui m’a attiré dans le jazz, c’est le rapport entre liberté(s) et contraintes. Liberté d’expression, du langage personnel, du silence, contrainte des formes, de l’harmonie, du temps musical...

Sylvain CATHALA (1973), JMag 510, déc. 2000, Frank Médioni

 

... je tiens beaucoup au travail que je mène actuellement avec Clovis Nicolas à la basse et Tony Rabeson à la batterie. Le disque que nous avons enregistré il y a juste un an se compose à part égale de standards et d'originaux. Les originaux pour donner corps à un son qu'on a au départ dans l'oreille. Et les standards, parce que c'est la liberté. Ces morceaux qu'on connaît tant, on les joue différemment selon les musiciens qui nous entourent. Et ça permet d'écouter vraiment les autres, d'utiliser leur style et par rapport à ça, de construire un vrai son de groupe.

Baptiste TROTIGNON (1974), p/com, www.chorus.ch, Yvan Amar

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