notes / poétique 2010 - 2012

Chronologique de bas en haut...

Toute ma poétique 

"... parce qu'il est incertain de la valeur de son oeuvre, [le poète] tend à la justifier d'autant plus ardemment par une conception ou une théorie de la poésie. Parfois agressivement. Même s'il s'est donné peu auparavant des affirmations qu'il reconnaît contraires à celles d'aujourd'hui. Enfiévré, tendu. Doutant de lui, en réalité, et ce n'est pas étonnant" André FRÉNAUD, Faut-il croire encore en la poésie, 1969, cité par H. Meschonnic, Célébration de la poésie, 2001

« Ne vaudrait-il pas toujours mieux faire des poétiques d'après une poésie, que de la poésie d'après une poétique ? » Victor HUGO, cité par Georges MOUNIN, Sept poètes et le langage, Gallimard, 1992

23 juin 2012

Avec Jacques Lacan, L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre

Marcus André Vieira, l'interprétation, l'équivoque et la poésie. La Lettre Mensuelle de L'ecf, Paris, v. 139, 1995

Avec Annie Lebrun, Appel d'air...

« Tous les concours de poésie, les prix... les journées internationales... de poésie, ça a beaucoup moins à faire avec la poésie qu'avec les concours de pêche... les ouvrages de dames et les mots croisés. »  

« La poésie c'est l'exaltation de ce qui n'est pas mesurable »

« Si elle doit mener quelque part, la poésie n'a pas d'autre sens que de mener vers ce que nous ne savons pas voir »

Strophes, INA vidéo, 14 octobre 1988 

20 juin 2012

Poésie, sens et "non-sens"

Georges Bataille, L'impossible, L'orestie, 1962
"La poésie qui ne s'élève pas au non-sens de la poésie
N'est que le vide de la poésie, que la belle poésie."

Mahmoud Darwich, entretien avec Abbas Beydoun (extrait)

« AB - Selon Char, la perte du sens est inacceptable, non seulement au plan poétique, mais aussi au plan moral. Il est inacceptable de parler avec l’intention de ne rien dire qui ait un sens, en visant le non-sens. Malgré cela, je me demande si le problème est celui de l’existence du sens ou de la possibilité de l’accueillir.

MD - Dans notre vie contemporaine, le sens se meurt et disparaît, c’est pourquoi la poésie cherche à opposer son propos non-sens au non-sens extérieur [je surligne]. J’ai aujourd’hui plus tendance qu’auparavant à proclamer notre droit à l’absurde et au ludique. C’est peut-être la réponse esthétique la plus adéquate au désordre ambiant, bien plus que la recherche du non-sens. Donner à la vie un sens absurde est une option philosophique, être nihiliste est un choix qu’on peut respecter  ou non, mais là n’est pas la question. Le sens est-il possible ? La poésie doit faire comme si cette possibilité existait réellement. L’être humain doit y croire, sinon nous sombrons dans un nihilisme absolu. S’il pense que le sens est impossible, cela signifie ma mort de la volonté, l’anéantissement physique et peut-être métaphysique.»

Roberto Juarroz, Poésie, le tiers-état de la parole «... après avoir dépassé le sens premier du réel, son évidence, sa concrétude, le poème traverse le vide du non-sens, et ouvre une nouvelle porte, un sens caché [je souligne]. Il y a ici trois étapes : présence et absence de sens, surgissement enfin d'une nouvelle présence.»

Jacques Lacan, Séminaire XXIV CB, L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre, 15 mars 1977« La psychanalyse n'est pas, je dirais, plus une escroquerie que la poésie elle-même, et la poésie se fonde précisément sur cette ambiguïté dont je parle, et que je qualifie du sens double.» Cité coupé comme ça, Lacan en resterait au niveau de l'équivoque, au sens double, qu'on obtient, par exemple, par amphibologie, souvent par suppression de la ponctuation. Mais il explique ailleurs que la question du sens n'est pas tant celle du double sens que de la signification. Bref, comme disait Pierre Dac, pourquoi ce qui ne veut rien dire s'obstine-t-il à le dire "mordicusement" ? Autrement dit, une réalité pour soi se fabrique de façon subjective, et le langage est le lieu par excellence de cette création.

16 juin 2012

Quel est l'âge du poète ?

C'est demander l'âge du capitaine... Un biographe de Rimbaud écrit quelque part en substance : quand on écrit de la poésie à 20 ans, c'est qu'on a 20 ans. Quand on en écrit à soixante, c'est qu'on est poète. On trouve chez Schopenhauer l'idée qu'à vingt ans on peut être poète, mais qu'à soixante, on doit être philosophe. Si l'on compte peu de jeunes philosophes, l'existence est avérée, de tous temps, de vieux poètes. Il se peut que leur poésie soit devenue de plus en plus "philosophique". C'est patent chez Hugo. Quant aux contemporains les plus en vue, comme l'a bien relevé Meschonnic, ils n'ont pas attendu l'âge mûr pour écrire de la poésie sous contrainte philosophique, et bien souvent le poème s'y est perdu. Je n'ai pas toujours su y échapper, mais comme disait Jarry « L'oeuvre est plus complète quand on n'en retranche point tout le faible et le mauvais. »

Aujourd'hui, s'y j'en crois mes poèmes, il y a un peu de tout, et de plus en plus de tout dans tout, du plus simple et léger au plus complexe et lourd... une coexistence, un brassage revendiqué comme marque de fabrique. Mais ce qui a changé, c'est la nature même du poème, pour ne pas dire sa fonction dans ma vie, les conditions qui me font l'écrire, autrement dit mon rapport à la poésie, qui ne peut que changer avec l'âge. Si le poème m'est plus vital que jamais, il ne devient pas pour autant plus philosophique. C'est aux lectures d'éviter les pièges.

Quant à la philosophie, ou plus simplement dit une pensée de la vie, elle est nécessaire au poème, mais toute seule, elle lui nuit, elle croit réduire le poétique à sa forme, c'est-à-dire en l'occurrence à un contenu vide de forme, c'est-à-dire un non-poème (non-art). Il n'est donc pas surprenant que la volonté d'informel aboutisse, chez nombre de poètes de la deuxième moitié du 20ème siècle, à un vide poétique. Vide que les retours formalistes ne sauraient, par eux seul, combler, puisque le poème n'est pas non plus dans la forme, qu'elle porte ou non un contenu "philosophique". L'essence de la poésie n'est pas dans son contenu. Sauf à prendre essence au sens des parfumeurs.

Pour résumer, je serai assez d'accord avec Schopenhauer, car plus on est philosophe et moins on est poète, et réciproquement, bien que ce ne soit pas affaire d'âge, mais de fraîcheur au monde. On le constate chez Nietzsche, qui ne parvient jamais à être bon des deux côtés ensemble. Quoi qu'il en soit, c'est de cela que j'étais menacé, comme de folie par la philosophie, là où la poésie me rend à la vie sain-e. Se conjugue en abyssin, Avicenne, abyssal. Choisir c'est renoncer.

Pour revenir à l'âge du poète, je dirais qu'à vingt ans, l'inspiration vient de l'envie, comme disait Brel, mais qu'à soixante, l'envie vient par la discipline, un peu plus que de l'habitude. L'habitude d'écrire des poèmes, il est impossible de la prendre, parce qu'à chaque fois, on part de rien, on recommence à zéro comme si on n'avait rien écrit, ce qui fait une sacrée différence avec tout autre travail intellectuel. C'est aussi une caractéristique de la forme courte, qui se rapproche du tableau en peinture. À la différence que le poète n'a rien à vendre, on ne s'étonne pas de voir de très vieux peintres... 

15 juin 2012

En poésie pas de vérité. Il convient de laisser flotter le sens pour qu'un lecteur s'y rencontre plutôt qu'il cherche l'homme derrière le poème. S'il croit le (re)connaître, c'est raté, ou qu'ils s'ignorent.

11 juin 2012

À chaque jour suffit sa peine

Le progrès existe-t-il en poésie ? Bof... J'ai pourtant le sentiment de parvenir à quelque chose de plus dense, en formes moins coincées, sans perdre pour autant mes jalons (jaloux j'en suis). Cela provient de plusieurs choses.

Un, ayant laissé de côté les considérations à prétention de "communisme théorique", dont pourtant je me sens partie pratique, et prenante, elles imprègnent la célébralité de mes poèmes.

Deux, j'inclue mes rêves - je m'en souviens plus facilement depuis quelques temps - dans la composition, mais de façon très lâche, quelques images mélangées. Autant dire que certains passages à l'aspect débridé ne doivent rien au hasard, qu'ils viennent de là ou de ce que les mots me disent (Leiris). Bien qu'ayant souvent fait référence aux surréalistes, je ne l'avais jamais fait. Après tout, comme diraient les freudiens, le doute n'existe pas qu'il s'agisse de création personnelle, se ferait-elle à notre insu.

Trois, et retour à la forme, je condense la contrainte et la liberté. Je serai bientôt aussi moderne, côté vers, que... La  Fontaine. On eût aimé que cette liberté, au prétentieux 20ème siècle en matière poétique formelle, lui soit mieux reconnue.

Quatre, rester ou devenir simple, c'est le plus difficile.

Mon tout, il me faut ramasser tout ça.

Côté ego de "poète", je pense souvent à Verlaine, dont pourtant je n'ai ni la vie, ni le génie, et bien que son côté bohème amoral vs chrétien me gonfle, faces d'une même monnaie. Mais bon, la question est du son dans le (non-)sens, et celle, chez lui magique, d'une évidente simplicité à rendre la vie.

Enfin, bien que je pense être lisible - autrement, c'est heur-eux - par ceux qui ne l'entendent pas, toujours das Unenthüllte, qui participe aussi d'une volonté d'équivoque.

4 mars 2012

En bonne compagnie

Claude QUÉTEL, Histoire de la folie de l'antiquité à nos jours / Le creuset théorique à l'ère des certitudes. Tallandier 2009, pp 427-428,  « Krafft-Ebing, en 1886, se rend célèbre avec la publication de sa Psychopathia Sexualis, où il brosse un tableau des anomalies sexuelles, qu'il divise en deux grandes catégories (souvent attribuées à Freud) : les anomalies selon l'objet et les anomalies selon le but. Il crée au passage les termes de « sadisme », de « masochisme » et de « sado-masochisme ».

« Paul Sérieux, élève de Magnan, a lui aussi publié une thèse en 1886, Recherches cliniques sur les anomalies des instincts sexuels. [...] il s'intéresse aussi aux lettres de cachet et à la façon dont elles organisent l'enfermement des insensés sous l'Ancien Régime. Il forge pour la circonstance une entité nouvelle et audacieuse, qui ouvre des champs infinis à la psychiatrie, celles des « anormaux constitutionnels » : les interprétateurs, les revendicateurs, les fabulateurs, bref tous les « pervers antisociaux », tous les déséquilibrés et les instables. Cela fait assurément beaucoup de monde.

« D'autres médecins ne craignent pas d'élargir le concept de dégénérescence en y incluant, par exemple, les poètes. « J'ai simplement voulu montrer que chez certains individus, la poésie n'était qu'une sorte d'extériorisation du détraquement cérébral, une manifestation de leur état d'infériorité mentale.»[Émile Laurent, La poésie décadente devant la science psychiatrique, 1897]. Il ne s'agit donc pas là des seuls «dégénérés supérieurs » de Magnan. « Certains dégénérés peuvent avoir des élans surprenants, s'élever sur les ailes de la poésie à des hauteurs presque inaccessibles, ciseler des vers d'une délicatesse exquise, d'une douloureuse et ravissante morbidesse, comme Verlaine ou J. Moréas, d'autres ne dépassent jamais une incohérente verbigération presque uniquement basée sur les assonances. Les premiers sont ce qu'on est convenu d'appeler des dégénérés supérieurs, des progénérés. Les seconds ne sont que des débiles et des faibles d'esprit. mais chez les uns comme chez les autres, on retrouve, à certaines heures au moins, les signes incontestables, les stigmates indélébiles de la déséquilibration cérébrale. » 

« [...] Pour notre auteur, le pire du pire est l'amour du chat chez les poètes. »

Qu'on ne s'étonne plus. Mon art consiste à cumuler toutes ces tares, et à les rendre par assonances, qu'en pervers j'espère performatrices, à certaines heures au moins.

Les présents de l'artiste

« Et pourtant le présent implique assurément une succession fluide de passés, le développement d'une entité dont notre présent actuel n'est qu'une phase.» James JOYCE, Portrait de l'artiste, 1904

« Ceci dès maintenant apparaît limpide et clair : ni les choses futures ni les choses passées ne sont, et c'est improprement qu'on dit : il y a trois temps, le passé, le présent, le futur. Mais peut-être pourrait-on dire au sens propre : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Il y a en effet dans l'âme, d'une certaine façon, ces trois modes du temps, et je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent c'est la vision; le présent du futur c'est l'attente.» Saint-Augustin, Confessions, XI, 20, cité en note suite à la phrase de Joyce ci-dessus, Gallimard Folio 1992, p.376 (cf une remarque analogue d'Henri Meschonnic, dans Modernité Modernité et depuis).

Des nouvelles de Grèce : "tout devient dans la lutte et la nécessité"

« Le contraire est accord, des discordances naît la plus belle harmonie dans la lutte » Héraclite, Diels 8

« Les unions (sont) entières et non-entières, concorde et discorde, accord et désaccord; et de la Totalité (naît) l'Unité et de l'Un le Tout » Id, 10

« Ils ne comprennent pas comment le discordant s'accorde avec lui-même; harmonie des tensions opposées, comme celle de l'arc et de la lyre » Id, 51

« Le Temps est un enfant qui joue, en déplaçant des pions » Id.52

« Il faut savoir que la guerre est commune, la justice une lutte et que tout devient dans la lutte et la nécessité » Id.80

5 février, révisé 4 mars 2012

Littérature, idéologie, communisme

Il faut bien entendre que, lisant Volpi ou Caballero, comme d'autres nés depuis la fin des années 60, comme ayant tombé de leurs piédestaux les précurseurs français, dit "structuralistes", du post-moderne (Althusser, Lacan, Barthes, Foucault, Deleuze...), et fait de leurs doutes supposés progressistes et démocratiques, après la chute de Mur de Berlin et du Socialisme réel, une esthétique post-post-moderne, je ne vois rien chez eux d'un questionnement du communisme par l'art ou l'inverse, certes avec un immense talent littéraire, mais d'un aveuglement voire d'un effacement des réalités dynamiques du capitalisme restructuré. Là où Hugo est en phase avec le républicanisme, Rimbaud avec la Commune, Aragon et Breton dans la préoccupation révolutionnaire du surréalisme des années 20, Debord avec 68, ces écrivains me semblent déjà en retard sur leur temps, qu'ils n'écrivent qu'en le refrénant, au passé du présent. On a vu la dérive politicienne et spectaculaire d'un Onfray, parti de Palante anti-social pour devenir une vedette de la philosophie télévisée, en donneur de leçons libertaires et hédonistes (pour qui ?)... C'est au fond un problème entre éthique, poétique et politique, tel que le pose Meschonnic. On n'arrive pas vraiment à savoir d'où ils parlent, un point de vue qui peut s'avérer somme toute plutôt réactionnaire, ce que tendrait à prouver, sinon leur succès, du moins leur position institutionnelle. La dénoncer de l'intérieur, cynisme de cynisme, qui plus est jamais pointant la contradiction de classes, mais seulement des enjeux politiques, de pouvoir, c'est la faiblesse intrinsèque de leurs romans.

Quels que puissent être mes désaccords avec les théoriciens de la communisation, c'est à eux que je dois de comprendre ce temps, ou, dit autrement, je partage leur compréhension de ce temps. Et c'est de là que j'écris, avec et contre eux, mais quoi qu'il en soit plutôt contre l'idéologie à la fois cynique et sceptique qui se dégage de cette littérature contemporaine, y compris quand elle ne verse pas, comme chez Houellebecq, dans la gadoue et le dégoût d'un monde où il se vautre.

En résumé, il s'agit de saisir deux choses essentielles, dans leurs dynamiques historiques croisées. La première c'est que le concept de démocratie est devenu réactionnaire, ce qu'il est plutôt aisé de voir en politique, comme en littérature. La seconde, que les dits communistes ont été, sont, et seront, à leur insu selon, les ennemis intérieurs du communisme face, sinon au capital, à l'individu. Pour l'heure, ayant assez de mes désaccords internes, je ne peux ni ne veux plus prendre la responsabilité d'une expression théorique risquant d'influencer qui que ce soit. Mon rapport à la question communiste et poétique est funambouliste. Je préfèrerais n'entraîner personne dans ma chute. Je souhaiterais ne pouvoir m'exprimer que poétiquement, c'est-à-dire avec un droit absolu à l'équivoque dans les limites que je m'assigne.

4 février 2012

XI SANS PHARE NI TROMPE-ÊTRE, Livre de l'équivoque / XI 1 MABOUL ISIDORE, amuseur privé

J'engage l'écriture d'un XIème livre de Livredel, qui s'insinue dans le Xème sans clore ses chapitres, selon une topologie qui s'impose à l'évidence, telle le livre VII s'incluait dans le IX à la suite du VI, à vingt ans d'intervalle. L'évidence est présence en question. Pour l'avouer simplement, c'est un défi lancé à la linéarité chronologique d'un espace-temps dialectico-historique, visant à troubler subjectivement le présent de passé et futur. La présence au présent n'a rien d'une évidence. Le projet de colliger sur le thème du travail quelques poèmes écrits jusque-là (Travailler poème) découvre en soi une fonction latente : tourner la page obreptice et sortir de l'accul. L'inconséquence a trop duré, trop dupé, trop biaisé, trop lésé, trop pesé. Trop légère. Il m'agit désormais libéré de franchir ce mur mûr, pour l'autre côté voir d'où ne sort pas le cri.

« Ne vous exercez pas aux Lettres si, avec une âme obscure, vous êtes hantés par la clarté. Vous ne laisserez après vous que des soupirs intelligibles, pauvres bribes de votre refus d'être vous-mêmes.» CIORAN, Atrophie du verbe in Syllogismes de l'amertume, 1952/1980, Folio-Essais p.27

1er février 2012

"De son propre chef" : du travail auto-policier à "la grève devant la société" (de la grève du poète au rêve général, avec Stéphane Mallarmé et Annie Lebrun) 

Il ne suffit pas, en matière d'obligation à travailler, de faire la critique de la hiérarchie, encore faut-il voir le travail comme auto-policier. L'expression "de son propre chef", qui signifie "de sa propre initiative, de sa propre autorité", relativement au travail, peut s'appliquer aussi bien au travailleur indépendant, sic d'auto-entrepreneur - cet auto-aliéné / parfois auto-exploité dans la mesure où il tient dans sa production tous les rôles du prolo au patron - qu'à l'enseignant devant sa classe, qui n'avait pas jusque-là de supérieur hiérarchique de proximité. L'évaluation par le chef d'établissement met fin à cette illusion qu'il serait indépendant au travail, responsable socialement face à ses élèves dans la classe. De l'employé au cadre de bureau, l'auto-motivation de tous ceux qui trouvent leur travail "intéressant", est un peu l'équivalent de l'autogestion collective. M'avait frappé de constater comment, au Japon, cette forme d'auto-asservissement au travail s'inscrit dans le cadre disciplinaire de l'entreprise, une idéologie quasi-fasciste du travail, que les évolutions du management à la japonaise ont d'ailleurs complétement intégrée pour une plus grande fluidité-productivité, dans l'automobile, par exemple (toyotisme etc.). Le nec plus ultra de cette servitude volontaire est le travailleur en artiste, et réciproquement (voir http://www.cairn.info/revue-mouvements-2003-4-page-146.htm). L'auto-asservissement comme idéologie partagée.

Il y a néanmoins, couramment, confusion de l'intérêt pour le travail et pour l'activité concrète qu'il contient avec sa finalité sociale avec le flou sur celle-ci. Est masqué le fait que ce travail, parce qu'il est travail dans la société capitaliste, est de nature capitaliste, ceci d'autant plus que son produit est utile pour la société, sans voir que celle-ci est globalement société capitaliste (capitalisée, dit Temps critiques), qu'il n'y a pas à en sauvegarder quelque partie vertueuse contre une autre (par exemple l'économie "saine" contre la finance" ou la valeur d'usage contre la valeur d'échange). Il n'y a pas d'échappatoire. Il n'existe aucune possibilité de libérer le travail de sa définition et de sa finalité capitaliste, sans abolir le capital qui définit le travail comme producteur de valeur via l'échange de ses produits par l'argent.

Il ne fait aucun doute que nombre d'activités pourraient être utiles dans un contexte débarrassé de la valeur, comme échange et comme usage, mais il serait hasardeux de vouloir les trier au sein des rapports sociaux actuels, qui sur-déterminent toutes leurs formes et conditions de réalisation et de reproduction.

Quant Mallarmé répond, dans son entretien avec Jules Huret, « l'attitude du poëte dans une époque comme celle-ci, où il est en grève devant la société, est de mettre de côté tous les moyens viciés qui peuvent s'offrir à lui.», il dit bien cet écart, cette limite, où le poète n'est pas vraiment, faisant grève, dans la société, mais devant elle, face à elle, comme auraient pu écrire Hegel ou Marx. Cette tension, autant dire que la plupart des poètes héritiers de Mallarmé, avec leurs indicibles et leurs pages blanches supposées nous parler*, tous ceux-là l'ont bazardée pour le singer, et, par une grève des mots nommant les choses, s'intégrer à la société comme poètes qu'elle puisse reconnaître. 

* Cf entretiens d'Annie Lebrun : « Aujourd'hui, à voir la pléthore de productions poético-littéraires, on peut se demander si la rétention, le silence ne sont pas plus intéressants. L'expérience des limites, la poésie blanche et l'impossibilité de dire qui vous permettent d'écrire 300 pages, c'est ça le nouveau conformisme, l'académisme de ce temps. On vit une époque formidable où les limites sont au devant de la scène comme toute cette subversion subventionnée devenue le fait des littérateurs professionnels.» Voir aussi mon poème Un rien obscur, dans Crise en vers, 13 décembre 2011

22 janvier 2012

« Patloch et sa prétention à vouloir "poétiser la révolution"»  ? Allons donc... Moi, la prétention d'une ânerie ?

Jacques Guigou (co-auteur de Temps critiques) se propose, dans Poétiques révolutionnaires et Poésie (texte en cours, hiver 2011) de faire des « critiques de Patloch et de sa prétention à vouloir "poétiser la révolution"». Ne sachant trop me comprendre moi-même, je le lirai avec attention, peut-être m'éclairera-t-il sur cette supposée prétention, s'il parvient à la fixer et la cerner. Ma poétique est mouvement, mieux "définie" par mes poèmes que par tout ce que je peux en dire, qui n'est jamais qu'une réflexion l'accompagnant en coulisses - pas une méthode, pas une théorie à faire des poèmes. Ma poétique ne vaut que pour moi et ne prétend pas servir à d'autres. Les poètes, je l'ai dit, je m'en fous, la plupart m'ennuient et leurs critiques m'enragent, commissariats de police de la pensée. Je refuse l'idée d'un communautarisme de poètes, d'un champ clos de la poétique, d'un discours sur la poésie qui ne serait pas d'abord une pensée de la vie passant par chaque poème, pas par une "poétique", ni par "la poésie" en général, encore moins par sa critique. Toute poétique générale n'est qu'un avatar de l'esthétisme d'un genre. Autrement dit, je ne vois pas bien sur quoi pourront porter ces "critiques" sans passer à côté, encore une fois, du poème, de chaque poème. Ma poétique ne regarde que mes poèmes, elle n'existe pas séparée d'eux. Chaque poème fait, défait, refait sa poétique, ma poétique. 

Après tout, il n'est pas impossible que j'aie laissé entendre, ici ou là, vouloir "poétiser la révolution" - auquel cas je souscrirais aux critiques de Jacques Guigou. J'ai dit un certain échec de la structure d'horizon de mon site, où poésie et révolution se rejoindraient à l'infini. Il me semble pourtant que tout ce que j'ai écrit, notamment à partir du jazz, s'inscrit en faux contre une tentation de gauchisme esthétique. Cela dit, je reconnais être sur le fil, en funambule pro-révolutionnaire, et bien conscient qu'ici ou là, je tombe dans ce que critique Tsetaeva (voir plus bas - quelques "poèmes" par trop politiques, philosophiques...), dans la mesure où je maîtrise la technique pour mettre en vers n'importe quoi, comme les classiques et les publicitaires, ce qui ne fait pas toujours du poème.  

Quand j'affirme aujourd'hui "sans poésie pas de révolution", c'est plus modestement pour révolutionner ma poésie et la situer dans ma vision d'une révolution qui satisferait mes attentes individuelles, et par là (re)définir l'exigence de mon rapport au monde, que pour "poétiser la révolution". Si les révolutionnaires ne partent pas d'eux-mêmes, s'ils n'ont pas d'exigences individuelles, ils ne feront qu'une révolution de dupes, et pour les autres un champ de ruines. Que ceux qui feront la révolution se débrouillent, avec la poésie. Ce n'est pas mon problème. Ce n'est le problème d'aucun poète en tant que tel. Pour que ce soit bien clair, dans une "révolution" sans poésie, je veux que mes poèmes soient brûlés comme contre-révolutionnaires.

Quant à l'expression "poétique révolutionnaire", je la rejette radicalement. Une poétique révolutionnaire n'existe pas, sauf si l'on entend révolution dans la poésie, révolution interne dans et par son langage (par exemple Hugo, Rimbaud, Mallarmé, révolutionnent en ce sens la poésie). Il y a ou non poème (cf Meschonnic pour les critères). Il y a un rapport direct entre poésie et révolution, parce que dans les deux la vie est en jeu, directement, pas par l'intermédiaire d'une poétique pour la première, ou d'une théorie pour la seconde. Elles leurs sont immanentes. Vouloir un poème "révolutionnaire" relève du gauchisme esthétique, il n'y a pas à en sortir. Nulle part je ne revendique ma poétique comme révolutionnaire. Je n'ai pas la "prétention" de cette ânerie. Autrement dit, ce pourrait être un parfait contre-sens que me critiquer dans un texte sur "les poétiques révolutionnaires". Il doit être clair que je renverse le rapport, entre poésie et révolution, qui fut celui des situationnistes après les surréalistes sur la base de Lautréamont et Rimbaud (la poésie faite par tous non par un, dont j'aurai si longtemps fait un mot d'ordre définissant mon "style" à partir des collages, tressages, de Livredel pour l'écriture). Aujourd'hui, je revendique pleinement le poème comme transfiguration du langage, de l'être, de la vie, à un niveau profond individuel, relationnel entre uns par le poème, non d'un ou plusieurs pour des masses anonymes dans un particularisme de classe prolétarienne. Une fois pour toute, ma poésie n'est pas une musique militaire, un cantique militant.

Ayant lu Le poète et le temps, de Tsetaeva en 1932, que Guigou place en exergue, "Le thème de la Révolution / est une commande du temps./Le thème de la glorification de la Révolution/ est une commande du Parti.", je pense que la ligne de démarcation qu'elle définit peut être juste, mais demeure floue, ici déshistorisée et séparée de la singularité de Tsetaeva dans son rapport à la poésie et à la révolution. Pourrait-on écrire la même chose de l'amour ? Quel poème d'amour s'écrit "sur le thème de l'amour" sans être "glorification de l'amour" ? La glorification n'est pas un "thème" sur lequel on écrit, un objet à distance, c'est la matière-sujet même dont le poète fait de sa vie poème, par son langage. Tsetaeva n'ayant jamais pris parti pour la révolution communiste, d'où elle parle, elle est cohérente avec elle-même, mais pas pour d'autres poètes de son époque ou de la nôtre. On ne peut s'en revendiquer sans être normatif. Elle a raison de rejetter le gauchisme esthétique - le réalisme socialiste, pour parler de cette époque -  qui tue l'art, la poésie, mais on n'épuise pas la question sous la notion de thème, de sujet du poème. Si un poème "glorifie" la révolution, c'est l'affaire d'une vie, pas un thème dont le poète ferait de la poésie. On n'écrit pas un poème comme un essai philosophique (bien que l'essentiel de la poésie post-moderne, reconnue, le fait, et l'académise, Guigou félicité par Bonnefoy, sic de révolution). Voilà encore une idée de professeur en poétique, et en révolution. Une critique de fort en thèmes. Une critique de petit bourgeois des lettres, planqué dans l'institution culturelle. Une critique plus philosophique que poétique. Une critique qui confond la poésie comme "genre littéraire" et le poème comme œuvre-sujet dans sa présence (Meschonnic). Une critique qui, de fait, n'en a rien à faire, de la révolution, sauf des dissertations universitaires, des généralités surplombantes, un discours passe-partout parlant de nulle part, jamais de soi, au monde entier. De quoi se mêle ce genre de critique ? Un genre dont n'ont besoin, dans leur praxis individuelles ou de classe, toujours situées, ni les poètes, ni les révolutionnaires.

Aujourd'hui, dans la crise du capital, chemine la nécessité d'une révolution communiste. Personne ne peut y échapper, parce qu'il y a unité dynamique, dialectique, de la crise économique et de la perspective communisatrice, avec et sans théorie. Moins encore le poète ne saurait le refouler. Quel triste poète de son temps, celui qui l'évacuerait au nom de la poésie !? Le poème appartient à son temps, pas à une poétique, pas par l'intermédiaire d'une poétique. Le poème est ou n'est pas de son temps, dans son temps, performatif. Critiques universitaires de la poésie, foutez-nous la paix ! Vos gréguerres ne nous concernent pas. Alors oui, se pose la question, non de "poétiser la révolution", mais bien de "glorifier la révolution", pas comme "thème", mais comme nécessité au présent du futur, et pas seulement de tester mon nombril sur l'air du temps poétique à posture pré-pro-révolutionnaire. Il n'y a pas à "poétiser la révolution", parce que sans poésie elle ne sera pas la révolution. Je ne chante pas depuis l'objectivisme froid d'une théorie, mais depuis ma subjectivité, serait-elle dans l'erreur d'appréciation. Mon nombril ? Chacun de mes rapports sociaux, relations du singulier au général passant par le particulier, me constituent comme individu dans le capital contre le capital, mon nombril parle à mon petit doigt qui me cause d'une révolution nécessaire. Je verrais mal que mes poèmes en réchappent, contemplatifs, quand cela me travaille de part en part. Par nature de ce que la révolution (m')est devenue une question au présent, ma poésie ne saurait la fuire, sauf à se trahir, à me trahir. Quelque chose a basculé, depuis la posture surréaliste, la posture situationniste, et leurs suivistes post post post. Quelque chose qui n'est pas à comprendre mais à prendre, en compte, au sérieux, à bras le corps, le poème, son pied, à en chasser tout esthétisme de l'art pour l'art, mais à assumer notre temps, un temps revenu de révolution nécessaire. De poésie nécessaire.

« - C'est de toi, Ricardo ? interrogea Escobar. Pompeux, non ?
- Pssss... C'était il y a fort longtemps. J'ai écrit ce sonnet à vingt ans, et je suis toujours là. La poésie conserve. Mais il faut la prendre au sérieux, mon petit : pas comme toi. Toi, tu as peur du ridicule. C'est ce qui te tue. Donne-moi un autre cognac. »
Antonio CABALLERO, Un mal sans remède, Bogotá 2004, 10/18 2011, p.187

14 janvier 2012

L'écrivain et l'autre, Carlos LISCANO, 2007 Belfond 10/18 2010 [référencé dans mon texte du 12 janvier sur l'individu et la communisation].

« Écrire sur l'écrivain et sur la littérature, est-ce de la littérature ? Ce n'est peut-être qu'un prétexte, raconter pour se raconter. Mais la vie se joue sur ce prétexte. Parce que c'est aussi de cette façon qu'on peut prétendre à devenir un autre, qu'on peut prétendre à dire : Je suis là, j'essaie de raconter la seule chose qui ait vraiment du sens, à savoir le combat contre la mort, le désir ardent de tout voir avant de disparaître, de laisser un témoignage de ce que j'ai vu.

Comme on ne peut ni tout voir ni tout raconter, ce qu'on peut laisser ce sont ces moments où l'on réussit à descendre au plus profond. Un témoignage, peut-être, pour d'autres écrivains, pour de petits artistes. Dire : Il y a une vie qui vaut la peine d'être vécue dans la réflexion solitaire, dans la parole écrite qui parvient parfois à décrire cette réflexion. Cette vie est source de souffrance, de douleur. Dans le meilleur des cas, il y a aussi de l'ironie, une façon de se voir qui permet de ne pas se prendre pour ce qu'on n'est pas et de ne pas devenir fou. Parce qu'il ne faut vraiment pas se prendre pour rien pour passer des heures à écrire dans la solitude. Il faut croire qu'on peut dire quelque chose. Qu'on a quelque chose à dire aux autres, et qu'en plus on est armé pour le faire. Alors l'ironie sauve de la folie, et de l'obscène vanité.»

C'est ainsi que je peux considérer Liscano comme un ami plus proche que personne dans la vie réelle, pour m'aider par son "témoignage" à survivre à ma folie (OÉ Kenzaburô).

12 janvier 2012

L'individu dans la communisation, un point de vue poétique texte impossible à ranger dans les catégories poétique ou communisation, tant il brasse les deux points de vue, tel que je me le proposais à la fondation de ce site en 2004. 

30 décembre 2011

"Dada, on ne joue plus", un inédit d'henri Meschonnic

« DADA, ON NE JOUE PLUS

Les jeux sont faits. Plus c’est drôle, plus c’est sérieux. C’est toute la distance entre le grand jeu du poème et les jeux de société. On casse tout. Parce qu’on ne tolère plus l’intolérable. En même temps, c’est le grand jeu de la pensée : dissocier, déplacer, décaper, défiger. Relire dada, c’est rejouer la jubilation, la relancer. Avoir dada dans la bouche, dans l’œil et dans l’oreille, ça nettoie le contemporain. Comptant pour un. Comptant pour rien. Oui, retrouver le rire, retrouver la poésie, c’est le même jeu, qui annule la différence entre le grand jeu et le petit jeu. On ne rit pas assez parce qu’il n’y a pas assez de poésie.
Avec un poème, avec les poèmes, tout tient dans la question : comment un poème met en crise la poésie. Et la réponse est très simple : en étant un poème. C'est-à-dire quelque chose qui n’est pas arrivé encore à la poésie. C’est cela la question. La seule question. Qui met tout en question, du rapport entre le langage et la vie.
Parce que, comme j’ai eu l’incongruité de l’exposer dans Célébration de la poésie (Verdier, 2001), le premier ennemi du poème à faire (et du poème à lire), c’est la poésie. Le second étant la philosophie.
Puisque, pour être un poème, un poème doit franchir cinq cercles de l’enfer :
- premier cercle, la confusion entre le vers et la poésie, dans la double confusion qui oppose le vers à la prose et par là aussi, la poésie (identifiée au vers) à la prose ;
- deuxième cercle, la définition formelle de la poésie, conséquence du premier, et par là, quand on croit parler du poème, on parle du signe, la forme et le sens – merci, mon signe ;
- troisième cercle, l’essentialisation, par étymologisation, du mot poésie, qui se dédouble en mystique de la création ou en calculisme de la fabrication ;
- quatrième cercle, qui se dédouble aussi, la confusion avec l’émotion, esthétique ou sentimentale, ou la confusion avec le catalogue du monde et des éléments, dans les deux cas ce que Mallarmé appelle nommer. Confusion avec les sentiments : on dit que le Cantique des cantiques est poétique, parce que ça parle de l’amour. Confusion avec les choses, voyez Bachelard qui en est l’huissier, et Mallarmé disait de la lune : « elle est poétique, la garce » ;
- cinquième cercle, le stock de la poésie, (j’appelle ainsi tous les poèmes qui existent, dans toutes les langues, et de toutes les époques), c'est-à-dire la confusion entre le poème et la poésie, la confusion entre la poésie et l’amour de la poésie, et l’amour de la poésie est la mort du poème ;
tout cela pour arriver à la poésie comme activité des poèmes, qui consiste justement à mettre en crise tout ce qui précède, et surtout à ne pas se couler dans l’amour de la poésie. C’est cette simple constatation que quelques contemporains n’ont pas aimée.
Mais alors saute aux yeux une évidence : c’est que la poésie comme activité d’un poème a toujours été l’activité des poèmes. Puisque sans cela ce n’était pas des poèmes, mais l’amour de la poésie.
D’où une crise de la notion de poésie moderne : pure tautologie. Si on veut l’opposer à la poésie du passé. En la définissant comme crise de la poésie. Par rapport à ce qu’on appellerait la poésie traditionnelle. La poésie a toujours été moderne.
A condition de ne pas, de ne plus confondre le moderne et le contemporain. Et j’entends, comme je l’ai exposé dans Modernité modernité (Verdier, 1988 ; folio-essais, 1994), par « moderne » ce qui reste moderne, c'est-à-dire indéfiniment actif, présent au présent. Quant au « contemporain », c’est ce qui partage la même époque. Disons la nôtre.
Ce qui enclenche une crise de la notion de modernité, autant qu’une crise des notions de la poésie, et du poème.
Et toute poésie est alors, et a toujours été, une poésie de la crise de la poésie, de la crise de ses identifications à ce que j’ai appelé des cercles de l’enfer. Je veux dire les faux semblants accumulés par le culturel.
Ce qui fait de la poésie une crise du signe, une crise des notions de forme et de sens et par là une crise de l’hétérogénéité des catégories de la raison, et du régionalisme des disciplines ; mais tout autant une crise de la notion de prose. Comme quand elle est identifiée au récit, ou à l’absence de rythme.
Mais si toute poésie a toujours été une crise de la poésie, aussitôt c’est une crise de la notion de crise. Elle est endémique, la crise. Elle est constitutive de l’historicité radicale du poème, et de la vie.
Alors la poésie est constitutive d’une historicité radicale de la vie, d’une vie humaine, au sens de Spinoza. Je cite : « une vie humaine j’entends, qui n’est pas définie par la seule circulation du sang, et d’autres choses, qui sont communes à tous les animaux, mais surtout par la raison, la vraie vertu et vie de l’esprit – vitam humanam intelligo, quae non sola sanguinis circulatione, & aliis, quae omnibus animalibus sunt communia, sed quae maximè ratione, verâ Mentis virtute & vitâ definitur » (Traité politique V, V).
En conséquence, l’historicité radicale de la poésie, comme historicité radicale de la vie, met en crise toute théologisation de la vie, c'est-à-dire qu’elle affronte et met en crise le théologico-politique. Qu’elle fait apparaître et dénonce comme l’ennemi majeur de la vie – et de la poésie.
Ainsi que toutes les sacralisations-essentialisations du langage et de la poésie.
La poésie comme historicité radicale et invention de pensée, donc invention de vie, opère alors une crise de la notion de modernité, c'est-à-dire de ses confusions avec l’avant-garde, avec le nouveau, et avec le contemporain. D’où les distinctions à faire entre modernité philosophique, modernité en art, modernité technologique, modernité urbaine et industrielle, modernité-Baudelaire, à partir de laquelle on peut reconnaître la modernité comme éthique de l’art et par l’art, comme fonctionnement des œuvres en tant qu’inventions de pensée.
Ce qui lie inséparablement les deux notions, de la modernité comme activité continuée des œuvres et présence au présent, et du poème comme invention de pensée, telle qu’est poème une transformation d’une forme de vie par une forme de langage et une transformation d’une forme de langage par une forme de vie.
Ce qui à la fois étend la notion de poème à la pensée, à la notion de poème de la pensée, et traverse toutes les notions traditionnelles de genre, et les différences entre ce qu’on appelle littérature et ce qu’on appelle philosophie. Ce qui pose aussi l’invention de pensée contre tout ce qui n’est pas invention de pensée, qui du coup peut être reconnu comme participant au maintien de l’ordre dans la société : le politiquement correct, le sémiotiquement correct, le linguistiquement correct, le poétiquement correct, le religieusement correct.
C’est ce qui a encore un autre effet sur la poésie, sur l’opposition classique, et académique, entre le lyrisme et l’épopée. Parce que si le poème est cette double transformation que j’ai énoncée, tout poème est une aventure qui arrive à une voix. En quoi paradoxalement tout ce qu’on appelle lyrisme ressortit beaucoup plus fortement à l’épopée. Tout poème est épique, ou n’est pas un poème.
C'est-à-dire que cette mise en crise de la définition traditionnelle permet de penser le poème comme ce qui invente une vie humaine – au sens de Spinoza – et permet de désemmêler la poésie de ce vieux rapport culturel à la musique et au chant, ce vieux brouillage de l’indicible qui croyait opposer le langage à la vie au lieu qu’il opposait seulement une représentation du langage à une représentation de la vie.
Où le chant et la musique continuent de couvrir, académiquement, à la fois l’exaltation des sentiments et l’exaltation de l’indicible, selon un rapport assourdissant à l’art lyrique. Dont la confusion entre la poésie et la chanson est la petite monnaie.
Mais le poème, comme épopée de la voix, est l’anéantissement même de l’indicible. Dans la mesure où, comme Paul Klee a dit : « l’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible » (« Credo du créateur », en1920 ; dans Paul Klee, Théorie de l’art moderne, éd. Gonthier, 1964, p. 34), le poème ne reproduit pas le dicible, il rend dicible, il invente infiniment le dicible. Et son écoute. Et la reconnaissance de son écoute.
C’est ainsi que j’entends les deux mots de Mallarmé : « le poème, énonciateur » (Edition de la Pléiade, p.365. A la fin de Crise de vers. ). Et, comme il transforme, il fait plus que dire, il fait. Il fait du sujet. Il vous fait du sujet. En quoi le poème est un acte éthique. Ou n’est pas un poème.
D’où une crise de la question-du-sujet. Et de cet éclatement, qui est aussi un éclat de rire du comique de la pensée, sort le sujet du poème.
De là s’étend la crise, à toute la pensée du langage, qui ne connaît du corps, pour le poème, que le corps des professeurs de linguistique, ou de littérature, ou de philosophie.
Frottez le poème, il en sort le corps-langage, l’éthique en acte de langage, le corps politique par la poétique en acte du poème. D’où une crise des catégories traditionnelles, c'est-à-dire régionales, de l’éthique et du politique.
Par le poème, c’est une crise de la représentation de la société, puisque c’est une crise des cloisonnements de la raison. Et c’est aussi une crise, par le travail sur la notion de modernité, de la représentation du temps culturel.
L’académisme se privilégie en confondant à son profit la modernité et le contemporain. Cette identification est le signe qui permet de reconnaître les Assis, ceux qui sont assis sur la poésie et assis sur le contemporain.
Ce que le poème comme crise de la poésie, et la crise de rire qui s’ensuit, permet de reconnaître, c’est qu’il prolonge l’intuition de Saint Augustin, sur la pluralité du présent.
Saint Augustin écrivait, dans ses Confessions (livre XI, § XVIII), je traduis : « En effet s’ils sont, le futur et le passé, je veux savoir où ils sont. Si je n’en suis pas encore capable, je sais pourtant que, où qu’ils soient, ils n’y sont ni futurs ni passés, mais présents. Car si le futur y est, il n’y est pas encore, si le passé y est, il n’y est plus. Donc où qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont que présents. Quand le passé est raconté comme du vrai, de la mémoire ce qui sort ce ne sont pas les choses mêmes, qui sont passées, mais des mots conçus à partir de leurs images, qui dans l’âme ont laissé en passant à travers nos sens comme des vestiges. Oui mon enfance, qui n’est plus, est dans un temps passé, qui n’est plus ; mais son image, quand je la rappelle et la raconte, c’est dans le temps présent que je la vois, parce qu’elle est jusqu’ici dans ma mémoire ».
Ainsi, Saint Augustin, on peut le dire en développant sa pensée, contre la séquence temporelle linéaire passé, présent, futur, propose de voir qu’il y a trois présents : un présent du passé, un présent du présent, un présent du futur.
A partir de là, il est logique de prolonger son sentiment du temps : reconnaître qu’il y a un passé du passé, un passé du présent, un passé du futur et tout autant un futur du passé, un futur du présent, un futur du futur. Trois passés, trois futurs.
On constate aussitôt qu’on respire mieux. Car le contemporain, je ne peux que le dire et redire, est un mauvais moment à passer. Et surtout, qu’on ne croie pas que ce sont là des jeux de langage. L’histoire même de la poésie, de la littérature, et de l’art, est là pour nous offrir des exemples de cette crise des notions du temps.
C’est, par exemple, ce qu’illustre le sort de Maurice Scève, disparu sous la Pléiade, oublié totalement aux XVIIe et XVIIIe siècle, exposé comme un monstre de foire par Sainte-Beuve dans son Tableau de la poésie française au XVIe siècle en 1828, et qui recommence vraiment en 1920. Quand on le réédite. C’est aussi le cas de Sponde, qu’Alan Boase exhume dans les années trente et qui revit en 1949. Même chose pour Xavier Forneret, exhumé par André Breton. Exemples d’un futur du passé.
Quant au succès contemporain, allez voir ce qu’est devenu un certain Poisson, auteur de comédies, qu’on trouve dans le Dictionnaire des lettres françaises du XVIIIe siècle de Monseigneur Grente. Illustre de son temps. Et pensez que le premier prix Nobel de littérature allait en 1901 à Sully Prudhomme. Pur produit d’une époque. Le contraire d’une activité. Un passé du passé. Mais inversement l’art des cavernes commence en 1911, l’art africain et océanien en 1904. Le passé est imprévisible. Le présent aussi.
Alors on commence à comprendre qu’on ne sait pas, mais alors absolument pas, en quel temps on vit, puisque au même moment, entre contemporains, les uns vivent au passé du présent, d’autres au présent du présent, et d’autres au futur du présent. Allez vous y retrouver, c’est un miracle qu’on se rencontre. De fait, c’est le plus mauvais moment pour se rencontrer, bien que ce soit le seul, et on peut deviner que certains ne se rencontrent pas. C’est pourquoi il faut emprunter au portugais ce beau mot de désencontre. Il y a ceux qu’on rencontre, on est du même temps, c’est qu’on est du même côté du poème, du même côté de la vie, et il y a ceux qu’on désencontre.
Alors, comme il y a le passéisme, comme il y a eu le futurisme, je propose la création d’un mouvement nouveau : le présentisme. Qui se confond avec le parti du rythme. C’est le travail pour être à la fois au présent du présent et au futur du présent. Aussitôt c’est la définition même que j’ai proposée de la modernité, en art et dans l’art de la pensée, une présence active au présent toujours. Pour ne pas être les imbéciles du présent, ceux qui sont au passé du présent – l’opposé même du présent du passé.
Et c’est ce qui fait de la modernité, comme je l’ai définie, une jubilation, et de la poétique aussi une jubilation. La même. Parce que la poétique ne peut être que la poétique de la modernité, c'est-à-dire du fonctionnement des œuvres, des œuvres comme activité et pas seulement produit, et la modernité dans les poèmes ne peut être modernité que par sa poétique.
Où il apparaît qu’il faut cesser de confondre ce qui est ici entendu par le terme de poétique, soit avec la stylistique, qui ne sait pas que le style est tout ce que le signe permet de penser de ce qui est à penser, soit avec l’esthétique, qui est une pensée du beau et du sensible, mais pas de la valeur comme historicité radicale, de la valeur comme réalisation et réinvention de la définition de ce que fait une œuvre.
Tout cet enchaînement fait aussi la crise d’une certaine représentation de la critique : celle qui voit la critique comme destructrice. Et même, pour certains, elle est juive. Au lieu que, comme déjà Baudelaire le disait, la poésie et la critique sont inséparables. Ce que je relis, pour le plaisir : « Tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets. […] Il serait prodigieux qu’un critique devînt un poète, et il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. Le lecteur ne sera donc pas étonné que je considère le poète comme le meilleur de tous les critiques ». Dans Richard Wagner et « Tannhaüser » à Paris.
La critique est donc essentiellement constructive. Inventive, parce qu’elle participe de ce que Rémy de Gourmont appelait les « dissociations d’idées », aussi la critique participe d’un rire de la pensée, d’un comique des idées. Le pour du poème et de la poétique est la condition du contre. Il y en a qui ne voient que le contre. C’est ceux qui prennent l’amour de la poésie pour la poésie. Mais c’est le combat du poème contre le signe. En riant, comme les statuettes aztèques, qu’on appelle des souriantes, derrière la main.
C’est pour cela, tout cela, que penser le poème, faire le poème, lire le poème, reconnaître un poème, rencontre, retrouve la jubilation dada.
Qu’il ne s’agit surtout pas de mimer, de refaire. Mais d’écouter. Le rapport de la poésie à la pensée par l’humour. Par quoi aussi dada était contre le futurisme de Marinetti, contre son culte de la vitesse, des voitures, des avions et son bourgeoisisme anti-femme. Par quoi il précède le fascisme avant de s’y adjoindre. Tzara, dans son Manifeste dada 1918, y opposait le « dégoût » et « LA VIE ». Les futuristes russes aussi le rejetaient.
Ce n’est pas le langage défait, le lettrisme anti-langage, les mots dans un chapeau, que j’en retiens, contre « les banquiers du langage » (« Monsieur AA l’antiphilosophe nous envoie ce manifeste » (1920), dans Tristan Tzara, Dada est Tatou, tout est dada, éd. par Henri Behar, GF. Flammarion, 1996, p. 222), c’est le manifeste. Contre « le bavardage » (« Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » (1920), éd. citée, p. 225). Et parce que Tzara a écrit : « le grand secret est là : La pensée se fait dans la bouche » (Ibid., p. 226).
Il y a dans les manifestes dada un jeu apparemment fou des contradictions, mais ce qui s’en dégage, c’est une puissance de rejet, de révolte : une éthique. L’art, non plus comme esthétique mais comme éthique, postulation de liberté. Ce qui fait que Tzara est l’un des tout premiers, en 1917, à écrire une « Note sur l’art nègre » (éd. citée, p. 242), où il peut dire : « Du noir puisons la lumière ». Et à reprendre, après Apollinaire, à l’occasion des Mamelles de Tirésias, le mot « surréaliste » (p. 245). C’est un rapport au cosmique. Il implique que l’érotisme est cosmique, ou n’est pas.
C’est ce qui fait sa fraternité avec Pierre Reverdy, et, quand Apollinaire meurt sa question qui répond non d’avance : « Apollinaire est mort ? » (« Guillaume Apollinaire est mort », p. 250). J’y mets son intuition, dans sa note sur Huelsenbeck : « il n’y a rien de sacré, tout est d’essence divine » (p.250). Où je situe le lien qu’il établit en 1919 entre « liberté, fraternité, égalité, expressionnisme » (p. 251).
C’est la force toujours actuelle de sa « Note sur la poésie », écrite en 1917, parue en 1919 : « allumer l’espoir AUJOURD'HUI » (p. 251), pour ce qu’il y dit du rythme : « il y a un rythme qu’on ne voit et qu’on n’entend pas : rayons d’un groupement intérieur vers une constellation de l’ordre » (p. 252 - Et je n’oublie pas que Tzara est un des très rares parmi les poètes à avoir écrit une étude sur le rythme : « Gestes, ponctuation et langage poétique » (Europe, janvier 1953) – dans les Œuvres Complètes t.5, p. 223 ; Flammarion, 1982. Etude qui pourrait avoir sa place dans une anthologie d’écrits sur le rythme).
L’intuition de Tzara retrouve l’une des Cent phrases pour éventails, de Claudel :

Il faut qu’il y ait
dans le poème
un nombre
tel
qu’il empêche
de compter.

(Paul Claudel, Œuvre poétique, textes établis et annotés par Jacques Petit, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 729)
Avis aux comptables de la poésie : quand le poème montre le rythme, ils voient le nombre des syllabes. Et Tzara dit encore : « il ne s’agit que de liberté », pour « trouver la vraie nécessité » (p. 253). À quoi Tzara oppose : « Le reste, nommé littérature, est un dossier de l’imbécillité humaine pour l’orientation des professeurs à venir » (p. 253).
Il s’agissait, il s’agit toujours, de détruire le langage usé. Je cite encore Tzara : « Le langage est bien usé, et pourtant il emplit tout seul la vie de la plupart des hommes. Ils ne savent que ce que la vie a su leur raconter. La drôlerie et le petit air péjoratif sont pour eux la saveur du langage, le sel de la vie. Dada est intervenu brutalement dans cette petite histoire de ménage cérébral » (dans « L’art et la chasse » (1921), p. 259) et : « Petit à petit, grand à grand, il détruit » (ibid.).
Comme le notait Henri Behar, c’est « l’équivalence de l’humour et de la poésie » (note 65, p. 348). C’est bon, pour se sortir des « etcétérismes qui mélangent musique et poésie » (« Réponse à une enquête » (1921), p. 265). Et quand, dans la conférence sur Dada en 1922, Tzara met fin à dada, en disant qu’il avait été le premier à donner sa démission (p. 267), quand il dit : « Nous savons fort bien que les gens en habits Renaissance étaient à peu près les mêmes que ceux d’aujourd'hui et que Dchouang-Dsi était aussi dada que nous. Vous vous trompez si vous prenez Dada pour une école moderne, ou même pour une réaction contre les écoles actuelles » (p. 271), oui, alors je comprends, c’est clair, que Dada est éternel, qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours Dada, au sens d’un « dégoût » (p. 272), « dégoût de ces séparateurs entre le bien et le mal, le beau et le laid » (p. 273), et que « Dada est un état d’esprit » (p. 273). Violence visible contre violence invisible. Comme celle du poème contre celle du signe.
C’est un sens du présent. Qui fond ensemble la poésie et la poétique, la vie humaine, la liberté et la critique. Et, comme il commençait un poème, Fondre tartare, de Monsieur AA l’antiphilosophe (écrit entre 1916 et 1922, publié dans L’Antitête en 1933), par « Faites vos jeux » (p.295), justement, j’enchaîne : les jeux sont faits. A chaque instant. C’est pourquoi on ne joue plus.
Ce qui annule toute l’opposition de convention entre le drôle et le sérieux. Plus c’est drôle, plus c’est sérieux. C’est un rire qui remet à sa place tout ce qui se donne de l’importance et qui se prend au sérieux. C’est toute la distance entre le grand jeu du poème et les jeux de société, le faire joujou et les compte petit, mais aussi c’est ce qui volatilise les différences entre le grand jeu et le petit jeu des mots, ces érotismes du langage.
Oui, le rire annule l’opposition entre l’angoisse, qui est au bord du tragique, et le comique. Il suffit pour l’entendre d’écouter Jean Tardieu.
C’est cette puissance, cette compulsion de vie libre, c’est cela qui casse les compromis, les éclectismes et qui ne tolère plus l’intolérable. Il est vital d’avoir de l’intolérance pour l’intolérable. Et c’est exactement le grand jeu de la pensée : dissocier, déplacer, décaper, défiger.
C’est ce qui fait que relire Dada, mais aussi les surréalistes dans leurs années vingt et trente, et les expressionnistes, c’est une relance de la jubilation dans l’inséparation maximale, le maximum d’implication entre la vie et le langage, et c’est l’activité du poème de la pensée.
La poésie, c’est avoir dada dans la bouche, dans l’œil et dans l’oreille. C’est ce qui permet de reconnaître que dans le poème, c’est l’oreille qui voit, c’est la bouche qui entend, pendant que les yeux mangent, et c’est pourquoi, quand je traduis le mouvement de la parole dans l’écriture, j’embible la langue française, j’embible le traduire, j’embible potentiellement toutes les langues. J’embible la poésie et la théorie du langage. Ce qui remet à sa place ce qu’il y a de passé du présent dans le contemporain.
C’est aussi la politique du poème, la politique même de la vie contre son ennemi majeur, le théologico-politique.
Alors le rire, la poésie, c’est le même jeu. On ne rit jamais assez, parce qu’il n’y a pas assez de poésie.
Oui, c’est au présent du poème, contre les cultures de la mort, d’enrythmer le signe, d’empoèmer le langage, pour que le maintenant soit l’éthique et la politique du poème. Sujets du poème, encore un effort. » Source
Résonnance générale

19 décembre 2011

Agiaus, ou la muse à mort, un ajout en exergue d'Otto RANK, L'art et l'artiste, 1930, Payot 1984, L'artiste aux prises avec l'art, p.292

« Muse, [] dont l'idéalisation par le poète [... paraît si charmante], s'en tire plutôt mal dans la vie réelle. Non seulement parce qu'elle doit supporter, même si elle y trouve du plaisir, les humeurs du maître divinement inspiré, mais parce qu'elle devient, très souvent, pour l'artiste, le symbole d'une idéologie qui ne convient plus - idéologie qu'elle a peut-être aidé à créer mais qu'il doit à présent surmonter et jeter par-dessus bord. Dans ce cas, nous nous trouvons en présence de ce conflit propre à l'artiste où [il] est à la fois incapable de créer sans sa Muse et, par sa présence, se trouve empêché de créer quelque chose de nouveau. Peut-être sera-t-il porté à la laisser tomber, avec l'idéologie d'antan, mais son sentiment de culpabilité ne le permettra pas. Au demeurant, ce sentiment n'est pas seulement éthique et en rapport avec la bien-aimée, mais il est intérieur et psychique, étant donné qu'il concerne le développement de l'artiste lui-même et sa fidélité envers soi.
Non seulement l'artiste qui trouve à ce conflit une issue créatrice en laissera apparaître les traces dans son oeuvre, mais cette dernière sera souvent l'expression assez pure de ce conflit même dont la solution doit être justifiée [...]»

À préciser que ce livre, où Otto Rank, qui a travaillé la question pendant 25 ans, prend le contrepied de Freud concernant le rapport névrosé/artiste, n'est pas signalé par l'article Psychologie de l'art de Wikipedia, sauf en bibliographie détaillée. Tout aussi marquante, l'absence de Psychologie de l'art, de Lev Vygotski, 1925, traduit par Françoise Sève, à la dispute, en 2005. 

18 décembre 2011

Saine lecture, Gombrowitz, Contre la poésie, 1955

Poétique, subjectivation des rapports de l'individu comme sujet au tout-monde en mouvement

En somme, ayant abandonné ce qui structurait le site du début en 2004 à juillet 2011 - d'une part le cheminement poétique pour un dire&faire individuel, et d'autre part la réflexion théorique se voulant regard impersonnel sur le monde - avec la perspective qu'ils se rejoignent à l'horizon révolutionnaire, me voilà convoqué à considérer ma poétique comme tenant le tout, naturellement sans prétention théorique, mais prenant acte que je suis incapable de porter sur le tout-monde en mouvement un regard de théoricien, un regard sur-plombant.

Il me faut admettre, en nuançant mes propos de fin novembre sur mon désengagement et mes raisons d'écrire des poèmes, que par cette poétique, le poème, ce transformé du monde en moi par ma subjectivité en "forme de langage", aspire à transformer le monde comme "forme de vie". C'est sa valeur performative, pour autant qu'elle existe et produise une effet.

Dans ce basculement je rejoins par conséquent Meschonnic* quand il soutient que le poème, comme œuvre-sujet présente au présent doit tenir ensemble la poétique l'éthique et le politique. Où il convient de préciser que le sujet du poème n'est pas, par son "je", l'auteur-individu qui l'écrit.

* Particulièrement dans Critique du rythme : Anthropologie historique du langage, 1982, récemment réédité, et dans Politique du rythme, politique du sujet, 1995. L'auteur annonçait, bien avant sa disparition en 2010, un livre en cours, Langage histoire une même théorie.

13 décembre 2011

Communisme et poésie ou d'une différence entre faire de la théorie et faire de la poésie

Le rapport du théoricien de la révolution à la société, s'inscrivant en tant qu'individu dans la lutte de classes, est nécessairement schizophrénique. La théorie n'est performative qu'en prise dans la praxis de classes. Ce rapport change dans le processus révolutionnaire.

Le rapport du poète à la société - même dans un retrait prétendu anti-social, se revendiquant comme activité individuelle nécessairement située dans la lutte de classes - n'est pas déterminé par elle en tant qu'activité poétique produisant des poèmes, oeuvres-sujets directement performatives. Comme activité individuelle, la production de poème (l'art) est à elle-même sa praxis. Sauf à y perdre la poésie, ce rapport ne doit pas changer dans la révolution (la phrase de Marx selon laquelle, en substance, il n'y a plus dans le communisme de poètes, mais tout au plus des individus faisant des poèmes, est déjà vraie dans le capitalisme, car ce sont en vérité les poèmes qui font les poètes, et non l'inverse, dans les termes de la définition sociale du poète).

Ce qu'ils ont de semblable est une quête du dépassement de soi dans "les autres", que ce soit en tant qu'individus dans leurs singularités ou en tant que rapports sociaux de classe.

Le poème (plutôt que le poète) n'a pas de problème (de principe) avec la révolution, avec le communisme. Mais le communisme a un problème avec le poème, parce qu'il a un problème avec l'individu, les individus. Non une contradiction, mais un problème à résoudre, enjeu d'une révolution dans la révolution définie comme abolition des classes sociales.

12 décembre 2012

Mise au point stylistique

À qui s'étonnerait de mon retour à un usage systémique fréquent de 7 et 12, je précise que je n'ai pas le fétichisme des nombres, pas plus ceux-là que d'autres, ou quoi que ce soit d'autre. Je les ai choisis en 1989 pour leur richesse symbolique multimillénaire et parce qu'ils sont plus féconds que d'autres sur un plan compositionnel - en peinture et en musique aussi. Pour simplifier, simplistes en apparence, 7 et 12 et leurs combinaisons peuvent participer d'une harmonie complexe, ne renvoyant pas qu'au nombre, mais aussi aux liens entre leur puissance vitale dans certains rythmes naturels (organiques), et leur présence mythique, symbolique et culturelle abondante dans l'histoire de l'humanité..

Au contraire du hasard objectif et de la fascination de Breton pour le "merveilleux" dans Nadja, je sélectionne des événements parmi d'autres - appelant aussi 7 et 12 -, quand ils m'intéressent pour ce qu'ils disent, évoquent, ou comment. Il n'y a là que banal réalisme et hasard subjectif, concernant des faits dont on admettra qu'ils sont tout sauf 'surréels' et admirables, davantage source de cauchemards que de rêves, éveillés ou pas. Ces faits bruts, si mon choix est subjectif, ne dépendent pas de ma subjectivité - c'est l'intérêt de la presse indépendamment de son idéologie - et, s'ils représentent objectivement parties du monde réel, ce n'est pas dû au hasard de 7 et 12. Si ce hasard semble bien faire les choses, en les mettant à ma disposition, ce n'est qu'un produit de la loi des grands nombres, et d'autres le feraient aussi bien. C'est encore manière de dérision d'une certaine fumisterie surréaliste portée à la superstition. Pour autant je ne veux pas trier ces événements comme on le fait en critique sociale, avec un filtre dont la poésie en tant que telle n'a que faire. Qu'on se rassure, si je prétendais écrire l'histoire ou la théorie de mon temps, je m'y prendrais autrement, d'autres en ont le métier.

Quant aux "contraintes" que m'imposerait cette nombrologie dans la thématique, l'écriture ou la composition, elles sont si ouvertes qu'elles constituent plutôt un stimulant de l'inspiration - bien davantage que la vie privée d'un seul homme -, ce qui fait que le poème est poème (ou pas) étant ailleurs (que dans la supposée 'forme'). Ainsi, de même qu'une dérision d'un certain surréalisme, il faut y voir une moquerie des procédés à programmation préalable de l'Oulipo (OUvroir de LIttéraure POtentielle, mais Queneau était drôle et Perec inspiré...), et de Jacques Roubaud, pape du "formelisme". Sinon pourquoi me réfèrer si fortement à Henri Meschonnic ? Nonobstant l'usage que je fais de rimes généralisées et autres moyens, je partage le fond de sa critique, et du ludique qui ne dit rien, et du philosophique qui fait de l'entrisme, les deux usant et abusant de la poésie contre le poème, manquant de plus singulièrement d'humour. Quant au mépris des intellectuels bourgeois ou prolétairenriens pour le calembour - toujours mauvais aux oreilles du sérieux assis - que Dieu les garde, je reste debout au fond de la classe.

En clair, ni 7 et 12, ni la forme-sonnet, ni l'alexandrin, ni le vers ou la prose, aucune des formes que j'emprunte momentanément voire abondamment n'a de véritable incidence sur les poèmes que j'en fais et qui me font, et ma poésie ne change guère quand je n'y ai pas recours. On fait des poèmes avec des mots, non avec des idées (Mallarmé à Degas), et il faut bien les faire venir et entrer en quelque matière de quelque manière pour qu'ils prennent vie

7 décembre 2012

À propos du sonnet Bel oiseau vole a cardinella

Vingt ans après l'écriture de LIVREDEL I-VII, je transforme l'essai d'introduction de l'événement (quotidien) dans l'écriture, après l'avoir utilisé dans la peinture (supports tressés de papier journaux internationaux en 7 x 12 bandes). Alors que tout cet ensemble de 'livres' était architecturé par cette numérologie en 7 et 12, de la forme des poèmes à celle des chapitres, la référence à la presse venait en chapeau (IV LIVRE DE CORYA), et le filtrage par "il s'est passé 7 ou 12 fois ceci ou cela" constituait un pari sur la loi des grands nombres, puisqu'au bout du compte, cela couvre l'ensemble des événements de quelque nature que ce soit. Dans les poèmes constitués de mots découpés des titres du journal (III LIVRE SANS NOM), c'est la structure des vers qui réintroduisait 7 et 12.

Dans le présent sonnet, dont la structure est plutôt classique, à l'inversion près des strophes et dans chacune à la diminution progressive des vers de 12 syllabes à 10, 9, 8, les événements mis en référence des journaux du jour, le 7 12, sont trafiqués pour ne laisser qu'une trace poétique... Il ne me semble pas avoir utilisé cette manière précédemment.

Je pense avoir ainsi franchi un pas dans ma démarche d'écriture, pour deux raisons. 1. J'introduis ces changements comme en spirale dialectique; le prolongement de LIVREDEL initié l'an dernier y gagne en cohérence*, et le tout en unité. 2. Je libère l'écriture de son caractère quotidien obsessionnel que je m'étais imposé par la structure même du projet **, et tel qu'il s'était précédemment engagé en 1989 avec la série d'une année de collages Mes quotidiennes humanités / La vie est un collage (qui ne figure pas -encore ?- sur mon site, sauf trace dans I LIVRE DE LA QUOTIDIENNE). Autrement dit je garde le principe fondamental, l'essence de la forme, mais je l'assouplis de sa contrainte la plus fermée (d'autant que je puisais toute ma matière dans la seule Humanité, alors qu'Internet démultiplie les possibilités autant qu'il facilite la chasse aux trésors, et autres oiseaux).

* Il y a néanmoins dans AS TIME GOES BY renommé en avril 2010 IX Livre de l'absence  de belles tentatives (tentations ?), tels qu'écrits en 7 jours les 12 sonnets de Life of loveless life de novembre 2008, et surtout LIVREDEL VII & IX : des feintes fins des faims qui réintroduit le principe formel de V LIVRE DE L'AUTRE

** Paradoxalement, je n'y serais peut-être pas parvenu si je n'avais pas, depuis une semaine, écrit un poème chaque jour... Aucune activité ne peut être portée à un certain niveau sans mettre sur le 'métier', en bon tisserand. Poil aux silésiennes.

2-7 décembre 2011

Le vers et la ponctuation, une controverse avec Aragon

« Car je n'omettrai jamais de combattre de toutes les manières une pensée qui se contente de soi pour juger de cette chose réellement infinie, donc incernable, qu'est l'individualité d'autrui.» Alain JOUFFROY, L'individualisme révolutionnaire et la poésie, 1974, Tel Gallimard 1997, p.68

« Le plus grand ennemi des individus libres est l'individualisme lui-même, forme suprême d'idéologie dominante de cette fin de siècle : je reprends volontairement ces "mots abstraits", qu'on a voulu vider de tout leur sens, parce qu'ils ne feront que s'en recharger dans les temps qui s'annoncent.» Jouffroy, L'individualisme révolutionnaire et l'histoire, sept. 1993, id. p.355

Avertissement : Comme de bien entendu, ceux qui me lisent en tant que communiste ont une idée bien arrêtée d'Aragon, qu'ils n'ont pas lu, s'en tenant à la critique vulgaire gauchiste, qui vaut ni plus ni moins celle de la bourgeoisie - "il a du génie, mais si mal employé..." Le gauchisme esthétique n'a pas fini de faire des ravages... 

Je dirai que m'intéressent plus que d'autres des poètes qui se sont mouillés, trempés et trompés sans faux-semblants, au présent de leur temps historique : Racine, Hugo, Rimbaud, Aragon, Brecht... L'égotisme de tant d'autres géniaux sur le plan poétique, Baudelaire, Verlaine ou Mallarmé compris, ou leur amour de la nature, Ponge, Char, Saint-John-Perse... comme d'une nature humaine intemporelle, quelque plaisir formel qu'ils me procurent, j'en n'ai rien à cirer (je dis ailleurs que je ne me sens pas appartenir à une communauté de "poètes" anciens ou actuels). Pour autant qu'ils m'intéressent stylistiquement, le rapport de la forme au fond me tombe des yeux. Ce n'est pas pour rien que Rimbaud a fuit et le dandysme et la bohème. J'entends que la forme prétendant au fond, tant qu'elle ne s'engage pas à parler un tant soit peu et sans détour, serait-ce poétiquement, de la question sociale présente et de son devenir, ça ne mange pas de pain. À chacun sa justesse... L'art de la fuite a ses limites (on pourra lire à grand profit communisateur Les ex-communistes de Marcel Crusoe dans l’Intermonde).

Si j'aborde ici une question technique, du métier productif de poésie, c'est bien conscient qu'elle n'a guère d'enjeu relativement à ce qui nous préoccupe fondamentalement, et que cela n'intéressera que ceux qui produisent ou lisent, entre autre, de la poésie.

J'ai relu les entretiens d'Aragon avec Crémieux (Gallimard 64) et Orban (Seghers 68).

Aragon répond dans le premier à une question que ne lui pose pas Crémieux mais un lecteur « Pourquoi supprimez-vous la ponctuation et qu'est-ce qui vous le permet ?

Aragon : «... je pourrais répondre tranquillement que je me permets tout et que personne ne peut me permettre ou ne pas me permettre quelque chose en ces matières. La ponctuation est, Dieu merci, au moins une chose au monde qui ne saurait être de commandement. D'abord, la ponctuation n'a pas toujours existé. Au Moyen Age français, on ne la trouvait pas dans dans les vers et ni le latin, ni le grec, ni l'arabe ne la connaissent, ou ne la connaissent que tardivement et partiellement. La ponctuation, 'la' ponctuation, comme on dit : «Il met ou il ne met pas 'la' ponctuation», n'est apparue qu'avec l'imprimerie, c'est-à-dire quand le texte écrit a pu être soumis à un grand nombre de lecteurs. Et elle est didactiquement employée pour ceux qui ne seraient pas capable de lire sans elle. De nos jours, il existe encore une certaine catégorie de lecteurs ignorants. Ce sont plus généralement les acteurs qui sont en butte à cette maladie particulière, le phrasage [d'où leur intérêt à lire  "Le jeu verbal", Oralité de la langue française, de Michel Bernardy nda]. Mais il leur arrive de phraser même dans les textes ponctués. Écoutez, par exemple, comme on lit Racine aux Français, vous verrez que la ponctuation ne sert absolument à rien. Pourquoi ne faut-il pas de ponctuation, à mon sens, dans le vers ? Parce que, il se passe là, ce qui se passe en matière de cliché [ponctuation bizarre de cette phrase... nda]. Je veux dire que quand on reproduit une photographie que l'on fait et si ensuite ayant perdu la photographie [le négatif, suppose-t-on nda] on veut reproduire une deuxième fois le cliché, en clichant sur le premier tirage, il y a une deuxième grille qui se superpose à la première et le résultat en est que rien n'est plus lisible.
C. - La grille, c'est ce qu'on appelle la trame.
A. - Grille ou trame, si vous préférez, c'est pour moi la ponctuation. Car qu'est-ce que le vers ? C'est une discipline de la respiration dans la parole. Elle établit l'unité de respiration qui est le vers. La ponctuation la brise, autorise la lecture sur la phrase et non sur la coupure du vers, la coupure artificielle, poétique, de la phrase dans le vers. Ainsi le vers compté et rimé est anéanti par le lecteur qui ne s'arrête pas au bout de la ligne, ne fait pas sonner la rime, ni en général les éléments de la structure du vers : assonance intérieure, sonorités répétées, etc.
La suppression de la ponctuation d'abord a été pratiquée par Mallarmé puis, systématiquement, par Apollinaire. Elle s'est généralisée dans le vers français moderne. Mon critique a raison de dire que, quand il n'y a pas de ponctuation, ce sont des vers. C'est, de sa part, parler comme La Palice...»

Ces affirmations sont assez étonnantes de la part d'Aragon, parce que dans sa poésie, et particulièrement dans celle ultérieure à cet entretien, il ne respecte pas cette règle au demeurant assez figée qu'il décrit. Lui, un des plus grands érudits en matière de poésie du monde entier et française plus particulièrement de ses débuts à l'époque contemporaine, se veut tranchant, mais par des arguments qui ne convainquent pas. Toute la poésie classique est certes phrasée sur le vers "comme unité de respiration", tant qu'existe une quasi correspondance syntaxique (entre la phrase et le vers, la rengaine, le traderidera...), à quelques enjambements près. Donner Racine en exemple déshistoricise la question. Quand, parallèlement au même mouvement en peinture (perspective...) et en musique (tonalité...), la poésie classique est déconstruite, d'abord par les romantiques au premier rang desquels Hugo est un formidable inventeur, puis Baudelaire et surtout Rimbaud (le cas Mallarmé étant singulier dans la mesure où il démonte la syntaxe et force la polysémie, l'ambiguité non sans introduire artificiellement le "mystère" propre à sa conception du poétique), la porte s'ouvre à toutes les possibilités, c'est d'ailleurs ce à quoi l'on assiste en tous sens, et contresens. Apollinaire supprime la ponctuation de poèmes où il l'avait introduite, mais il conserve la majuscule, qui remplace le point. La liberté contrôlée par le génie des grands maîtres se sclérose toujours en formalismes et autres académismes chez leurs suiveurs, et aboutit plus d'une fois à du n'importe quoi, mais comme il fait mode, une certaine critique et un certain public n'oseraient pas avoir l'air de passer à côté (comme dans la période du free jazz, par exemple, ou n'importe quel fumiste soufflant dans un sax ténor pouvait à tant d'oreillespasser pour l'égal d'authentiques novateurs).

Dans le poème, la phrase et ses éléments syntaxiques, souvent bousculés relativement à une construction en prose, introduisent un rythme accompagnant le sens, et ce rythme, loin de s'y opposer, vient se suprposer à celui du vers (que celui-ci soit compté et rimé ou libre ne change pas le problème, le vers "libre" moins exigeant offrant simplement plus de facilités, mais posant les mêmes problèmes, du moins tant qu'il reste un vers justifiant d'aller à la ligne autrement qu'au petit bonheur ou pour faire poétique). Le problème du lecteur, de l'acteur, n'est donc pas qu'il phrase, qu'il lise sur la phrase, dont la syntaxe est bousculée de vers en vers, mais qu'il ne lise pas sur le sens, en même temps que sur le son, naturellement (cf encore Bernardy, si la fréquentation de la, de ma, poésie, n'y répondait pas).

Viennent encore se superposer les rythmes que déterminent la répétition de certaines sonorités, à la rime ou au sein du vers (ma manière est d'introduire des rimes intérieures, cassant le vers compté en autant d'autres. Si le cadre n'est pas respecté, il n'y a rien avec quoi jouer, rien à casser, tout s'effondre. Pour ma part une poésie qui, parce qu'elle ne jouerait pas des sonorités, ces futilités à prétention musicale (la référence à la musique ne peut être que métaphorique, d'où pour moi l'impasse mallarméenne et de tant d'autres formazistes), se penserait plus profonde, passe à côté d'une question inhérente à la poésie, entre lecture muette et verbalisation (oralité). De même qu'à l'inverse le formalisme lettriste fut une impasse poétique nonobstant sa musique. L'ami Dufrêne, avec sa cantate des mots camés, en réchappa devant l'éternel, qui est mon jugement.

Pour revenir à mon sujet, le rythme et la ponctuation, et comme je l'ai souvent revendiqué, s'ouvre la possibilité d'une polyrythmie, que j'ai comparée à la manière dont Thelonious Monk déconstruit la mesure à quatre temps en introduisant des phrases de 3, 5, 7 temps qui créent un décalage, tout ceci s'étant généralisé dans le jazz, aussi bien chez les batteurs (qui peuvent exprimer simultanément la polyrythmie) que chez les mélodistes qui l'introduisent par rapport à la mesure ou à ce que jouent les autres. Dans la mesure (sic) où le poème est doublement lu avec les yeux, et "dans la bouche" comme disait Reverdy, la polyrythmie peut fort bien être perçue par le lecteur, et dans ce cas, il n'y a nulle raison que le vers impose la respiration dont, convoquant Racine, parle Aragon (selon moi il lisait plutôt mal ses propres vers...).

Comme je l'ai suggéré dans un commentaire de mon poème ICI L'OMBRE, de juillet 2011, on peut lire mes poèmes de diverses manières, en terme de rythme ou d'accentuation, suivant ce qu'on veut faire ressortir parmi les multiples possibilités prévues ou produites incidemment de surcroît. Ces derniers temps j'ai grandement varié l'usage de la ponctuation d'un poème à l'autre. Elle est parfois totalement absente, parfois très classique, parfois disséminée au compte goutte. Ce n'est jamais gratuit. Il est effectivement des cas où la lecture (visuelle comme vocale) s'en passe, comme le dit Aragon de Racine, et d'autres où l'on souhaite l'ambiguité ou la polysémie. Mais si, dans tel de mes poèmes, il n'y a qu'un point ou une virgule à tel endroit d'un vers, ce n'est pas par coquetterie, c'est le résultat d'un choix, pour suggérer alors une lecture, et un sens, parmi d'autres, quand j'aurais pu comme ailleurs laisser planer le doute, instaurer volontairement "l'équivoque", si chère à Aragon. J'ajoute que parfois, dans des poèmes légers, des amusements mis en vers sans profondeur poétique, je préfère guider le lecteur, qui peut fort bien se trouver un enfant. Tant et si bien qu'à l'extrême, à chaque poème sa poétique.

Toujours est-il que je m'inscris en faux contre la critique systématique par Aragon de ce qu'il appelle "le phrasage". Que nombre de lecteurs ne sachent pas lire la poésie, cela commence avec les vers les plus simplement construits, par exemple les sonnets de Ronsard, l'alexandrin de Racine, Banville... Mais à partir du moment où la construction poétique se complexifie syntaxiquement et rythmiquement (tout cela naturellement intriGué de sens et de sons), la ponctuation, loin de les interdire, offre des possibilités nouvelles, élargit la palette. Rien de plus stérile et lassant, à mon goût, que la sclérose d'un "style", comme les "..." de Céline ou la ponctuation de Saramango.

Aragon pourtant ne manque pas une occasion de rappeler : "j'ai proclamé toute ma vie [...] que, pour moi, il n'y a pas de distinction fondamentale entre la prose et le vers. De même que, pour moi, il n'existe pas de différence fondamentale entre le poème et le roman »*, mais il révèle ici une belle contradiction. Il est vrai que la plupart des poètes qui se sont expliqués sur leur style en avançant des principes, anciens ou nouveaux, ne s'y sont pas toujours tenus dans leurs poèmes, même les plus savants en matière de langage (Mallarmé, Valéry... Aragon) avant l'arrivée de la linguistique et de la poétique modernes (de Benveniste à Meschonnic...). 

J'ai bien conscience de m'être contredit plus d'une fois dans les notes sur ma poétique, et même d'être peu capable de rendre compte objectivement du rapport qu'entretient ma poésie avec les principes que je prétends m'imposer ou qui en découlent, si variables... La plupart des novations viennent par le travail d'écriture, et confronté à un choix, soit on les refuse au nom de règles communes ou personnelles, soit on les accepte et tout (re)devient possible, la forme s'ouvre à la vraie création, en temps réel, quasi improvisée. Comme je ne suis pas un grand lecteur des poètes et que je ne garde pas en mémoire ceux que j'ai lus, il m'est assez souvent arrivé de ré-inventer la poudre, à savoir par exemple telle sorte de rime complexe ou enjambée, pour découvrir que d'autres l'avaient fait avant moi. Au moins pouvais-je garder le sentiment de l'avoir fait par moi-même, dans ma démarche initiatique, et non emprunté à tel autre. Car, en vérité, je suppose que la plupart de ce qui s'est inventé au fil des siècles en poésie, en prosodie, fut produit par la nécessité de résoudre telle ou telle difficulté en respectant la règle, ou pas, afin d'exprimer une idée ou placer une trouvaille.

Les arts poétiques n'existent que pour être transgressés, à commencer par le sien propre, auquel on a pensé un temps se tenir.

26-27 novembre 2011

« Pourquoi écris-tu des poèmes ? »

« Pourquoi écrivez-vous ? » Aragon, Breton, Soupault, Littérature, 1921

Avertissement : j'ai écrit ce texte parce que je m'ennuyais, mais n'avais pas la force d'écrire un poème. Il est spontané et fort décousu, mais je n'ai pas souhaité le recoudre. Il se peut que je prenne ici le contrepied de choses écrites au fil de Notes sur ma poétique, 2003 - 2010. Mon rapport à la poésie a changé...

Pourquoi cette question ? Si chaque poème ne répond pas à la question de savoir pourquoi il a été écrit, c'est qu'il n'aurait pas dû l'être. Donc j'écris pour avoir, à chaque fois, une réponse différente, être surpris par le poème comme s'il était d'un autre. J'ai l'absolue conviction que mes poèmes ne servent à rien, socialement parlant. Pourtant aucun ne me semble avoir été écrit par inutile. Alors peut-être la réponse est-elle : j'ai écrit ce poème pour l'écrire, plus que pour l'avoir écrit. Chaque poème est une réponse, chaque fois différente.

Si je dois répondre de façon plus générale : pourquoi des poèmes, et pas autre chose, ou rien ? Autre chose il y a, qui est donc différent, et ne satisfait pas le même besoin que la poésie. Mais quel besoin de poésie ? La poésie des autres m'intéresse guère. Toujours est-il que la plupart des poètes ne me touchent pas ou plus; leur rapport au réel n'est pas le mien. C'est peut-être pour ça que j'écris des poèmes, pour retrouver l'émotion, ré-inventer l'émotion noyée dans les écrans. Je ne me sens aucunement appartenir à une communauté de poètes, morts ou vivants, parce qu'en tant que tels, ce ne serait qu'une communauté identitaire d'artistes, de faiseurs de livres de poésie à vendre, soit une horreur économique... Je ne suis pas plus solidaire des "poètes" que des poissons rouges.

« Le livre doit être inachevé.» Albert Camus, notes pour Le Premier Homme, 1960 (Camus meurt avant d'achever ce livre).

Un jour j'ai commencé, bien persuadé que je n'y arriverai pas. J'y ai pris du plaisir, alors j'ai recommencé, mais pas du tout en me considérant poète, ou même en pensant que j'écrirais toute ma vie des poèmes. C'était davantage un jeu qu'une "vocation" et encore moins un métier. Un jeu de mots. Cela devait plus à Alphonse Allais qu'à Rimbaud. Puis, dans une période où écrire m'aidait à vivre, cela s'est construit peu ou prou comme un livre, parce qu'une structure m'était nécessaire, et par elle une obligation quotidienne de m'y coller. Un livre interminable. Mais pour qu'il ne se termine pas, contrairement à ce que j'avais d'abord envisagé (un fin à Livredel), il fallait continuer (en 2010, je rouvre Livredel auquel j'intègre tous mes poèmes depuis 1991). Je n'en suis pas sorti. J'ai fait en sorte de ne pas pouvoir en sortir vivant. S'y coller prend parfois l'allure d'une discipline, d'un devoir, mais cette idée me satisfait. C'est un devoir mais pas une obligation, c'est sans doute le seul qui m'oblige, avec le soin des miens. Les grandes idées, le communisme, ça vous a toujours quelque chose de religieux, dont je me méfie comme de la peste. La poésie est une praxis, individuelle, voire individualiste, mais c'est une praxis, un faire sans attendre. Jusque-là j'aurais trouvé très prétentieux de m'autoproclamer poète, bien que j'aies écrit d'assez nombreux poèmes ces dernières années. Je me suis autorisé cette année à me nommer poète. J'ai eu finalement le sentiment simple qu'écrire des poèmes tels que les miens, avec le sérieux que j'y attache, le temps que j'y consacre et la place que cela prend dans ma vie, tout cela me fait, par définition, poète. 

Parfois, ce n'est qu'un exercice de style, ou du moins ça s'engage comme tel, avant de devenir poème, ce qui n'est jamais acquis d'avance. Rarement, mais cela arrive, le poème s'écrit dans la tête, au lit, la nuit. Il s'en construit ainsi plusieurs strophes que j'apprends pas coeur avant de les noter, sinon, le lendemain, pfuit... plus rien, comme un rêve enfui. Toujours est-il que je ne me pose plus de questions de formes. En ayant imitées, expérimentées, inventées toutes sortes, je prends celle qui vient se construire en chemin sans programmation préalable. J'ai gagné une certaine liberté, ou ce qui revient au même en art, une intrication de la forme et du sens telle que la forme est contenu sans qu'il soit possible de les séparer. J'écris directement dans la forme le (du) contenu, et ne m'en pose plus la question séparément. Ce n'est pas la forme poétique qui définit l'être poème, l'oeuvre-sujet, mais sa forme-contenu. Je reste attaché à des formes construites (non "libres") parce que j'y trouve ma liberté. Ma prose se lira de plus en plus comme des vers, et peut-être même que je ne saurais plus un jour m'exprimer que par ce langage. Mon idéal, comme poète s'entend, serait de "perdre" toute réalité sociale, et tout lien contraint avec le langage de ce monde. Ce n'est pas très loin d'un idéal révolutionnaire de destruction des "rapports sociaux".

« J'en suis arrivé à me sentir coupable quand je n'écris pas. est-ce une raison de vivre ? Dans les moments où ça va mal et où il ne reste rien d'autre, peut-être. Mais je dirais plutôt que l'écriture m'est devenue une façon de vivre. » Roger Grenier, Pour être aimé, dans Le Palais des livres, Gallimard 2011

J'écris aussi parce que c'est un défi permanent, dès que j'ai terminé le dernier poème. C'est difficile d'écrire un poème, du moins pour moi. Il m'arrive d'avoir peur de ne plus en être capable, cela devient très angoissant. Il me faut la preuve du contraire. La faire. Un poème, vite !

J'écris un poème pour avoir envie de le lire, du moins dans les instants qui suivent son achèvement, quand il apparaît comme un tout, à la manière d'un tableau achevé, "résolu", comme dit Fadia Haddad. J'aime l'effet de surprise que cela me procure, parce qu'en commençant, je ne sais ni comment cela finira, ni par où cela passera, ni la forme, la structure qui se construira en route. Même les sonnets ne commencent pas pour être des sonnets, mais cette forme me prend la main, et j'ai du mal à lui résister.

« Ah, je les aurai connues, les affres du style !» Flaubert, Lettre à George Sand, 27 novembre 1866

Il y a le jeu avec les mots, les sons, les rythmes. J'en ai parlé souvent, mais maintenant cela fait partie de mon "style", et j'ai gagné en liberté, en souplesse, en virtuosité, si bien que ce n'est pas le plus difficile. Il faut faire en sorte que jamais rien ne soit gratuit, ne renvoyant qu'au bon mot pour le bon mot. Le plus difficile, dans cette quête, c'est de trouver une solution poétique, c'est d'échapper à la pensée du monde, qui est indispensable à la poésie, mais qui la dévore. Un poème peut être sous-tendu par une philosophie, mais elle ne définit pas son contenu, elle risque plutôt de le détruire. Le poème doit tenir la philosophie, mais à distance. Le poème est extrêmement fragile, friable, comme une bulle de sable. La pensée arrive avec ses gros sabots...

Être irrité par les jeux de mots de ma poésie, c'est ne savoir ni la lire, ni la sentir, tout simplement. Ce qui peut être jugé puéril est une façon d'alléger ce qui est dessous, le rapport à la vie qui fait que le poème est poème, tout sauf l'exercice de virtuosité qui en est l'enveloppe, comme d'une lettre avant de l'ouvrir.

« On ne peut écrire sans public et sans mythe... » Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?

Je ne sais pas qui lit mes poèmes, et ne tiens pas à le savoir. Les pages poésies de mon site ne sont pas lues moins que les autres, et je suppose que j'ai des lecteurs ou lectrices fidèles, quasi quotidiens.  Je n'ai aucune honte à me considérer comme mon public le plus exigeant et le plus pertinent, concernant mon écriture et sa lecture. Naturellement, je ne suis pas indifférent au fait d'être lu - tant mieux si d'aucuns sont touchés - mais je juge éthiquement et poétiquement indispensable de ne pas en tenir compte, et pas davantage en qualité qu'en quantité d'un lectorat. Je n'attends des autres aucun retour, d'aucun intérêt, non qu'ils ne diraient rien d'intéressant, mais cela ne me concerne pas en tant que poète.

« L'impatience qu'ont les gens de lettres à se voir imprimés, joués, connus, vantés, m'émerveille comme une folie. Cela me semble avoir autant de rapports avec leurs besognes qu'avec le jeu de dominos ou la politique.» , Flaubert, Lettre à Ernest Feydeau, 15 mai 1859

Quelle vulgarité que ces rencontres de poètes et leurs lecteurs, ces "marchés de la poésie" portant si bien leur nom ! Le rapport à un poème n'est qu'intime, et hors cela, le silence s'impose. Si le poème n'impose pas ce silence, c'est qu'il est mauvais. Il n'y a rien à ajouter à un poème, pas plus qu'à une peinture. Aucune critique n'est poétiquement pertinente, par définition. Toute critique, même la plus justifiée, tombe à côté de la poésie ou l'assassine, comme expliquer un calembour lui ôte tout humour. Je publie sur Internet qui évacue totalement le problème de l'édition, car la poésie n'existe pas pour aboutir à des livres et les vendre. Internet change le mythe dont parle Sartre. Il permet la publication en supprimant son caractère d'échange, d'avoir un public potentiel, ne pas se l'interdire, mais n'en point faire un objectif, troublant inévitablement la problématique poétique et infuençant l'écriture. Pour qui le souhaite, c'est bouteille à la mer. Le monde de l'édition est un bordel marchand comme les autres. Je ne suis pas un prostitué. La poésie ne fait pas le trottoir.

« Je vais mourir, et cette pute de Bovary va vivre !» Flaubert

Lire la poésie s'apprend, il n'y a pas de lecture plus complexe, à tant de niveaux simultanés. Ce n'est pas parce qu'un poème est court qu'il peut se lire plus vite. Ce qui s'y condense peut être aussi plein qu'une prose dix fois plus longue. Un avantage de la poésie, pour moi qui écris trop facilement en prose maintenant, c'est sa condensation, sa concentration, qui est le produit d'une grande difficulté technique. Écrire de la poésie est une provocation contre la vitesse de la vie contemporaine, et le poème court n'est pas court à la manière d'une brève de journal ou d'un sms. Il faut du temps pour écrire de la poésie, beaucoup de temps, mais combien consacrent celui nécessaire à sa lecture, non pour en saisir la fabrication, les procédés, mais parce que c'est difficile, du premier coup, d'appréhender ensemble les niveaux qui constituent ensemble le poème. Sauf peut-être pour quelqu'un d'expérimenté, une lecture hâtive passe à côté. Cela dit, on lit tant de "poèmes" dont les auteurs ne savent pas que poème il n'y a que mariant ces différents niveaux; ils balancent des images ou des assemblages de mots qu'ils croient poétiques, dans une versification maladroite ou simplette dont ils pensent qu'elle labellise le poétique. Un peu comme le premier venu une guitare à la main se dirait musicien.  En tant que telle, la poésie est totalement décalée dans notre société, plus encore que tout autre genre, bien plus que le roman (et quels romans, quand les romanciers qui se vendent le plus considèrent qu'écrire un roman, c'est raconter une histoire... Si c'est ça, je préfère les histoires de la vie réelle, elles sont bien meilleures, et combien plus palpipantes).

« Créer ou ne pas créer, cela ne change rien.» Albert Camus

J'écris contre l'ennui, c'est certain, contre l'ennui du monde et contre mon ennui tout court. Je m'ennuie quand je ne crée rien mais rien me désennuie davantage que de faire cette chose inutile socialement qu'est la poésie. Je la revendique comme inutile, invendable, comme un bras d'honneur à ce monde. Certes il s'en fout et ça ne le change pas. Mais moi, ça me change la vie, d'écrire de la poésie, et de savoir que cela lui échappe, que cela échappera même à tout autre monde possible. Écrire est un oxygène et une hygiène. La poésie n'a pas de valeur, elle est liberté à l'état pur. Liberté du poète. Liberté inutile. Liberté asociale. Liberté de la liberté.

Il n'y a, contrairement à ce qu'on prétend ici ou là, aucune noblesse à écrire de la poésie. C'est un acte absolument ordinaire pour le poète, et cela n'en fait pas un être plus méritant qu'un éboueur.

« Ai-je encore quelque chose à dire ? Encore à dire je ne sais quoi...» André Gide, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits

Écrire de la poésie devrait être mon devoir quotidien, mais j'avoue manquer de la discipline nécessaire. J'ai tellement de progrès à faire. Ce n'est pas que j'ai tant à dire. Contrairement aux apparences, je n'écris pas des poèmes pour dire quelque chose, c'est bien malgré moi si mes poèmes disent quelque chose, ou plutôt, ce qu'ils disent m'échappe, à la manière d'un lapsus. Je ne sais pas ce que je vais dire avant de l'écrire, et j'écris pour le savoir. C'est complètement le contraire d'une démarche théorique où, même si la pensée prend forme par l'écriture, le trajet et même l'aboutissement sont généralement connus d'avance. Le poème ne se justifie que par lui-même. Il n'est pas une abstraction, il n'a pas sa pratique en dehors de lui. Sa théorie, oui. Il ressemble davantage à une fleur qu'à une idée.

« Nous écrivons tous sur les murs de notre prison.» Louis Guilloux, cité par Dominique Rolin.

J'écris pour donner la plus grande importance, dans ma vie, non pas à la poésie elle-même, mais à l'inutile, à la poésie en tant qu'elle est inutile socialement, et donc invendable, puisque tout ce qui est utile, dans cette société, se vend, s'achète, s'échange. Ou plus exactement tout ce qui se vend est utile, son utilité étant d'être vendable. Bref, marchandise. Il n'y a pas besoin de crier « La poésie n'est pas une marchandise ! », tout le monde le sait, surtout ceux qui n'en lisent jamais, puisqu'elle ne fait pas partie de leur monde où tout ce qu'ils ont s'achète (ou se vole mais c'est pareil, en tant que valeur). En ce sens, si la poésie est par essence asociale (de nul effet sur la société), le fait d'en écrire est pour moi un acte anti-social. Je prends le contre-pied de poètes "engagés", liés à tel engagement militant. Je me revendique poète désengagé (voir ci-dessous, Éloge de mon désengagement). C'est depuis longtemps une condition de la poésie, de l'art en général, une position anti-gauchiste (quelle fumisterie que prétendre à un "art révolutionnaire" !), qui devient aujourd'hui en prise sur les tendances du conflit de classes. Mais attention, je n'écris pas une poésie pour la communisation, seulement une trace singulière et subjective de mon temps. Car si, en un mot, la poésie échappe au capital, pour autant elle ne peut rien contre lui, qui s'en fout, de la poésie (voir mon sonnet Triple Z, du 15 novembre). C'est d'ailleurs la raison pour laquelle elle lui échappe. Mais autant en profiter. À condition de ne pas la vendre.

« L'écriture est-elle une raison de vivre ? Je crois que l'on a intérêt à aborder le problème d'une façon plus modeste, un ton plus bas...» Roger Grenier, id.

Je n'écris pas pour donner un sens à ma vie, plutôt pour en souligner le non-sens, sa vacuité pour ce qu'elle est en ce monde. En écrivant, j'affirme ne pas avoir que mes chaînes à perdre, mais que mon bien le plus précieux, pour aussi indispensable que soit manger, se loger, n'est pas ce que je paye de mon salaire, mais ce que je suis capable de faire en dehors du rapport qui me lie à la société capitaliste, aimer, écrire des poèmes...

Nous sommes contraints d'être toutes sortes de choses dans ce monde, jamais d'être poète. Le poète n'est pas un être exceptionnel, mais il fait exception, de façon performative. En écrivant des poèmes. Une exception ordinaire. Comme un arbre fait des feuilles mortes.

Nota : Les citations sont extraites de Le palais des livres, de Roger Grenier, Gallimard 2011

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2010

30 mars 2010

(Livredel VII-IX : des feintes fins des faims ici condensation du procédé/processus d'écriture et de construction de LIVREDEL. C'est la confrontation, en rotation, par rencontres de "hasard objectif" et/ou par téléscopage recherché systématiquement, des formes et des contenus, de la vie et de la poésie, de l'individualité et du monde : parties et tout, sons et sens, thèmes - nombres 7 et 12, masques, oiseaux, sujets et objets, amour et mort... - et références aux artistes hantant plus particulièrement ce livre IX...)

2 mars 2010

LA POÉSIE ET LA VIE, LE POÈME ET LA PRÉSENCE, LE LIVRE ET LE MONDE, etc Éléments d'une poétique et retour au projet

Je n'ai besoin de personne, en art laide vie t' sonne (les cloches)
Je n'ai besoin de personne, en art le dé vide sonne (creux)

Mes lectures récentes, et l'expérience intensive, soutenue, de l'écriture, me conduisent à reformuler mon projet en adoptant l'idée de Hugo « Ne vaudrait-il pas toujours mieux faire des poétiques d'après une poésie, que de la poésie d'après une poétique ? ». Élaborer ma poétique à partir de ma poésie, et non l'inverse. En retour, la première peut orienter la seconde, ce qui justifie ma réflexion à son propos.

De quoi s'agite-t-il ?

De la façon la plus générale, le problème posé au poème est d'articuler présence et présent. De saisir la présence comme creusement du présent, tunnel entre passé et futur. Le poème est présence au présent, dit en substance Meschonnic.

Remarque : je ne savais pas que la quête de la présence était au coeur de l'oeuvre d'Yves Bonnefoy, et c'est assez ingénument que j'ai nommé MO SOUS LA PEAU, X Livre de la présence

Il s'agit de la présence à soi dans le rapport au monde, d'une intègre intégralité, sans volonté de maîtrise totale telle qu'en philosophie ou science (Deleuze/Guattarri). Présence à soi équivaut alors à présence au monde et à la sienne en soi, comme à ses proches. La présence ne se réduit pas aux expériences personnelles. Elle ne tient pas seulement à la proximité, au contact, dans l'immédiateté des relations sociales, inter-individuelles ou intimes. Cela en fait naturellement partie, est nécessaire, mais la « vie normale » dresse entre soi et le monde un écran quotidien d'aliénation, produit un bruit blanc d'informations et de sollicitations qui brouille l'écoute, et détourne de la concentration indispensable à l'ouvrage.

Réciproquement, toujours de façon générale, il ne s'agit pas de rechercher la solitude absolue pour une méditation loin des êtres et des choses. En clair pas de poésie de l'autruche. Si l'on doit bien vivre, admettre l'alternance de moments de vie, intenses ou pas, et d'écriture retirée, il ne s'agit pas d'établir un sombre double-jeu entre socialité et retrait ('moi-je, ma vie est un roman', et autres soporiphies autobiographiques...). Il ne s'agit pas, du moins en ce qui me concerne, de poursuivre la vie d'un absolu poétique, jusqu'à cesser d'écrire, et sombrer au bout des décomptes dans quelque chose de « très beau », mais de très relatif (tout le monde n'est pas Rimbaud ou Debord, et leur quête individuelle ne m'a pas fait rêvé). Il ne s'agit pas de viser une écriture impersonnelle pour finir par enfermer le monde dans un livre (tout le monde n'est pas Mallarmé, et il n'était pas dupe des limites de son projet). Il ne s'agit pas d'un impossible entre-deux (tout le monde est personne).

Comment s'y prendre ?

L'individu poète doit nourrir, d'une empathie tous azimuts, sa perception et ses affects, dans une position relativement impersonnelle. Sachant qu'il part de ce qu'il est dans toutes ses déterminations, il n'est pas menacé d'y perdre sa personnalité ou son individualité. Il est plus difficile d'échapper à une vision égo-centrée – banalement individualiste, d'un sujet surévaluant sa puissance et surestimant l'intérêt pour les autres de sa singularité – que d'acquérir cette vision démultipliée, d'un faisceau de points de vue distanciés, constituant les parties articulées d'un tout insaisissable sinon à travers elles, que le poète doit re-construire et configurer par son langage. La matière et les sources peuvent être de tous ordres. Il n'y en a pas de mineurs.

La poésie a ceci de plaisant qu'elle peut renvoyer aux limites de leurs études ceux qui, en écrivant ou non, y inscrivent à prescription, leurs lettres de noblesses (nécessairement sociales), qui littéraire, qui philosophe, qui mathématicien, qui poéticien, se penchant en savant sur son cas. Au pied du mur, on voit le maçon. Au pied du malade, malgré lui, le médecin. Au pied du poème, le poète. Au pied du poète, son évanitude

Cela dit la forme peut traduire un contenu, selon une poétique ayant « besoin d'une philosophie forte », comme disait Octavio Paz (Liberté sur paroles). Pour simplifier, ma « philosophie forte » est au croisement d'une théorie de la communisation, d'une méthode dialectique par niveaux (Ollmann), et de la conviction que la poésie leur est un complément vital.  Je cherche ci-après à voir comment cela peut trouver une forme, comme contenu, sur le versant de l'expression poétique des rapports, entre le monde et l'individualité, évoqués plus haut.

Quel usage de quels mots ?

J'écarte l'objectif d'une maîtrise dépendante d'un système théorique. Le rapport poétique est interne à sa chose, l'écriture, comme externe face aux choses, le monde, le réel, etc. Il y est question d'une praxis articulant ces deux aspects, activité pratique d'intervention questionnant et changeant sinon les choses, leur perception et leur expression. "Philosophie forte" et écriture poétique sont dans un rapport de questionnement réciproque sur un pied d'égalité. La poésie n'a pas à faire la preuve rationnelle de ce qu'elle sent, car elle rend légitime d'agir selon ce sentir avant de le comprendre. J'ai souvent abordé cette question. Elle est maintenant réglée. Ma poésie intervient ni plus ni moins dans/contre le langage que la racaille dans/contre la société.

Le poème, cette pensée par un langage, peut se construire (s'écrire et se lire), non d'ambigüités, d'ambivalences, d'équivoques aléatoires, hasardeuses voire gratuites, esthétiques ou formalistes, mais comme jeu du monde en soi.

Au niveau le plus bas de la structure du poème (de vers ou de prose), c'est à quoi correspond le jeu rythmé des mots, des sons, et des sens. Par les échos qu'ils se renvoient, surgit une qualité spécifiquement poétique, qui les différencie, décalés mais pas déconnectés, de leur usage habituel. Écarts au langage courant, des mots ; à la musique, des sons ; à la poésie, par le détournement ; à la philosophie, à la science, des significations de la vie commune. Et inversement rapprochement, condensation par cette rencontre de caractère nouveau, spécifique, qui produit un effet poétique.

L'usage courant ou spécialisé d'un mot n'en est pas pour autant perdu. Il ne doit pas l'être, car l'écart qu'introduit l'usage de ce mot dans le poème est une condition de la poésie, de son effectivité (par la métaphore, la métonymie, les parallélismes, les correspondances et autres procédés rhétoriques). Cela présuppose que le sens premier, commun ou autre, reste sous-jacent, pour, mesurant l'écart, faire poésie de façon performative. La valeur poétique se fonde toujours, quel que soit l'écart de sens, la distance, sur la référence à un usage courant ou tiré d'un autre champ de langage, que le poète présuppose connu du lecteur, pour lequel il est supposé écrire... C'est ça qui permet à ce dernier, selon ses connaissances, son intelligence, sa sensibilité, de saisir le poème, d'être saisi par lui depuis son propre rapport au monde. Ce rapport premier, d'échappement à un sens partagé, c'est par quoi le poète sort de lui-même, et se donne la garantie qu'il ne l'a pas écrit pour lui seul, lisible par lui seul : « C'est également dangereux, soit que l'obscurité vienne de l'insuffisance du lecteur, ou de celle du poète... mais c'est tricher que d'éluder ce travail. Que si un être d'une intelligence moyenne, et d'une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place. » (Mallarmé, entretien Huret).

Inspiration ?

Ce rapport entre les mots dans le poème, et leur usage ailleurs, ne signifie nullement que la saisie originelle, par le poète, provienne de ce sens-là qu'il aurait détourné au but de rendre une idée, ou un affect ressenti au préalable. Dans certains cas, en ce qui me concerne, il ne s'agit pas de traduire un affect, un sentiment, une émotion, leur idée déjà-là, par un choix et une organisation de mots. Parfois l'idée n'est pas première, que je chercherais à traduire. L'idée peut venir du travail d'écriture, stimulé par la recherche d'un son ou d'un sens, et c'est alors que je peux avoir recours, ou trouver sans l'avoir cherché (Picasso), le sens d'un mot dans tel domaine spécialisé, ou le son d'un mot de telle spécialité, comme adéquat immédiatement à la formulation poétique recherchée, ou trouvée. 'Immédiatement', autrement dit surgissant je ne sais comment au bout d'heures et journées de labeur. Le processus est comparable à ce qui se passe quand on peint ou improvise sur un instrument de musique.

Comme quoi il n'y a pas de langage préalable à celui qui se construit spécifiquement avec ses éléments constitutifs : mots et son pour la poésie, matières colorées pour la peinture, notes et timbres pour la musique. Et traversant le tout, le rythme, dans l'espace-temps propre à chacun de ces arts.

Quel équilibre entre l'écriture par soi, et la lecture par d'autres ?

Le poète doit par conséquent éviter deux écueils, et résister à une double tentation, d'une part celle de la facilité, rapportée au meilleur qu'il peut attendre et atteindre de lui; d'autre part, entre toutes raisons possibles, celles-ci opposées : inévitablement sa poésie désintéressera ou irritera tantôt les uns qui la trouveront trop facile ou complaisante, tantôt les autres, trop difficile ou trop intime. Oser l'intime, oser l'impersonnel, oser les deux ensemble, ce n'est pas évident, à quoi sert un pseudonyme dont usent les écrivains... La question de fond, celle de la pudeur autant que de la censure, se posait avant internet.

C'est au poète de définir les critères d'un équilibre, et d'être son plus exigeant critique, en évitant un élitisme ou un hermétisme ne renvoyant qu'à lui-même. Il n'est pas impossible d'envisager des genres de niveaux différents, ou un poème à plusieurs niveaux de lecture, de telle sorte qu'une diversité de lecteurs trouvera son bonheur ici ou là au sein de tel poème ou de l'ouvrage entier. Mais en première approche, le poète est son premier, voire son dernier, lecteur. Il y a forcément un peu de contrebande et de codage secret, dans tel poème comme adresse, mais enfin, il faudrait éviter qu'il ne soit que cela, ou se dispenser alors de le diffuser.

C'est donc le poète qui définit où établit cet équilibre, et c'est  inversement les différents poèmes, genres, registres, en concourant à cet équilibre, qui définissent ensemble sa poétique, et font la singularité de sa poésie. Le poète propose, chaque lecteur dispose. Le premier ne doit au mieux attendre du second que le témoignage de son plaisir ou de son émotion, un encouragement. Si de tels témoignages ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, leur absence ne peut décourager.

Le poète ne peut compter que sur lui-même, et sur le soutien de ses proches dans une tâche; soutien qui n'est pas, sans l'exclure pour autant, de l'ordre de la poésie, mais acceptation et soutien d'un choix de vie en rupture sociale, choix qu'engage pour lui sa poésie, contre les pratiques, sociales et revendiquant la poésie, qu'il désapprouve.

Retour à la forme : poésie et musique

J'ai défini plus haut le premier niveau, celui du jeu des mots, des sons, et des sens, dans la phrase de prose ou dans le vers, ou entre vers de proximité.

À l'étage supérieur de la forme (strophes, blancs, disposition dans la page...) c'est encore dans un espace rythmique, visuel et sonore, que le vers et la prose entrent en résonance. Un miniature de théâtre sur le papier, comme disait Mallarmé.

Et de même aux autres niveaux, des échos entre poèmes et parties, des genres et registres, jusqu'à la construction du livre, qui vise à imiter sans la limiter une totalité en mouvement, entre les jeux de l'écriture et le jeu du monde (Kostas Axelos).

Concernant le rapport entre poésie et musique, ma problématique rencontre, sur le terrain formel, et nonobstant un parcours et des références propres, celles de Verlaine et Mallarmé. L'exemple part de leurs poèmes en vers, passe par le second avec Un coup de dé..., et va chez lui jusqu'à la conception du Livre, dont l'ayant récemment découverte, j'ai rapproché l'esprit de mon intention avec Livredel.

Remarque : si je ne parle pas des tambours, c'est considérant qu'il s'agit pour moi d'une expérience personnelle de confrontation publique, avec ou sans texte poétique. À ce stade, j'abandonne l'idée d'un projet englobant la poésie et la musique, réservant à la première son écriture et sa lecture, individuelle, sur le papier. Je poursuis par ailleurs mon travail sur les tambours, en visant à terme l'improvisation ouverte hors scène.

Conclusion

À partir de ce « programme », tout ce qui s'écrit s'y inscrit, sans que la forme en soit prédéterminée, close comme un moule dans lequel il s'agirait de tout faire entrer. Car le livre, le monde, ne seront donnés qu'après coup, reconstruits comme lecture, comme histoire d'un monde au monde.

En conséquence de quoi, retour de la poétique sur la poésie et le projet :

- je peux continuer à écrire des petites formes sans souci pour la diversité de leur genre et de leur registre. Elles trouveront leur place le moment venu.

- je dois considérer la construction actuelle du livre (autour de Livredel) comme provisoire, transitoire, sujette à des modifications peut-être radicales, jusqu'à la livraison finale.

- je préférerais ne pas (« I would prefer not to » dit Bartleby de Melville), publier dans l'édition, et néanmoins ne pas me priver des possibilités d'Internet, les dés n'y étant pas jetés mais la bouteille à la mer, oui.

À partir de là, le chemin est comme une escalade dont je verrais le sommet, mais sans connaître l'itinéraire et les embûches, à ouvrir et surmonter à chaque fois d'une solution adéquate (l'image est tirée de l'auto-analyse selon Karen Horney).

À partir de là, vu l'ambition, je m'y attelle ou pas, j'y parviens ou pas, je réussis ou pas, pour moi et aux yeux d'autres. J'aurai essayé, en sachant sur quoi je peux échouer : un manque d'obstination à le faire envers et contre vents.

25 février 2010 

Schizophrénie et poésie, pour mémoire

« L’articulation entre schizoïdie et poésie, c’est l’angoisse lorsque celle-ci trouve une résolution dans l’écriture poétique de qui a du goût et du talent. Comme le disait Freud, la seule différence entre les fous et les écrivains, c’est la reconnaissance sociale. Mais il n’est pas de bon ton de le dire parce que les artistes sont sacralisés et les fous méprisés. Et le risque encouru alors, c’est d’inciter au mépris des écrivains au lieu de conduire au respect des fous. Les schizoïdes ont généralement un problème à régler avec leur mère : c’est une insécurité affective initiale qui les incite, enfants, adolescents, puis adultes, à rester en retrait. Ceux qui passent à l’acte poétique sont les moins abîmés, à la fois parce qu’ils en sont capables et parce que cette capacité les tire d’affaire. Ils osent écrire (ou peindre, ou s’exprimer dans un autre domaine artistique) malgré leurs sensations de rejet. L’hypersensibilité et les émotions rentrées favorisent l’expression artistique. Tel est le lieu du lien entre la maladie mentale et l’art que l’on explore dans cet essai.» Schizophrénie et poésie dans l'écriture de la mer, de Josette Larue-Tondeur

BILAN VERS ? Re-prises

« Quand on écrit des poèmes à vingt ans, c'est que l'on a vingt ans; quand on en écrit à soixante ans, c'est que l'on est poète... La maturité exige un long parcours [...] » Alain BORER, Rimbaud, l'heure de la fuite, Découvertes Gallimard, 1991

Pour le plaisir, que je disais. ? . Dès lors que la vie et la poésie, pour le poète, ne font qu'un, plusieurs façons de l'entendre. À la Rimbaud, radicalement. Comme enjeu, in fine, d'un rapport de la littérature au monde, peu ou prou chez tous les autres depuis (insensiblement par définition, puisque ne peut être questionnée l'appartenance de la poésie à la littérature). D'un côté, un Rimbaud (un Rambo poétique ?), jusqu'à abandonner la poésie pour que la vie en soit. De l'autre un Mallarmé pour que le monde devienne Le Livre... avec ses avatars depuis un siècle... Bof ! Opposition qui a fait les beaux jours de tous les radicaux de papier, et l'impuissance à laisser quoi que ce soit, sinon de négatif, comme erreur à ne plus commetttre, ou comme expérience vécue, déterminée par les limites d'une époque, de ceux qui ne s'y sont pas résignés. La belle affaire... Deux faces d'une même monnaie. Mais nous n'en sommes plus là, à intervenir, poétiquement, ou théoriquement, dans un "interrègne" (Mallarmé, Crise de vers). Le début du siècle XXI ne répète pas "en farce" la fin du siècle XIX.

Partir de ma (sur)vie (réelle, objective et subjective) n'a aucun intérêt, sauf de connaître d'un quasi-intérieur, par observation quotidienne, le point de vue de ceux qui survivent à ma manière, relativement confortable... sauf que rare exception hors le cynisme d'époque, ils le font hors de toute poésie, de toute théorie. Bref de toute compréhension et distanciation. Et s'ils n'en font pas poésie (ni politique, ni théorie...), c'est fondamentalement parce qu'ils se vivent comme individus. Je suis dans la contradiction de ne pas me vivre comme individu hors du rapport de classe contre classe, et d'avoir à en rendre compte par la poésie, que je revendique comme individuelle. Il n'y a, je le sais, pas de solution dans le capital qui détermine l'individu à son image... Il n'y a - un problème bien posé à moitié résolu - pas de solution, que des solu-tensions, vers une révolution.

Donner à ce rapport et "révolutionnaire" et "poétique" au monde, la place essentielle de sa vie, aboutit à l'impossibilité d'en assumer toutes les contradictions sans équilibrisme de mauvaise foi. Car il s'agit de refuser la vie "normale", schizophrène, et d'assumer totalement la rupture pour soi d'une (sur)vie en soi, en attendant la fin, ou de préférence, sans l'attendre, mais... Patience et impatience relèvent d'une même problématique dont la solution ne saurait être rimbaldienne pour tous (c'est une thématique récurrente chez Rimbaud, dont les colères dites "hors d'objet" sont connues). À savoir, question d'"emploi du temps", comme dit Lucien Sève ("L'homme" ?), limiter autant que possible la perte de temps en activités vulgaires sans intérêt hors le but assigné ou la perte de temps jouissive (Astarian), ou leur conférer volontairement une autre signification que leur banalité. Ce à quoi je suis comme contraint, autant théoriquement que poétiquement.

Résultat : c'est d'un ici et maintenant comme événement mondial, partagé comme situation commune aux plus communs, que la poésie ne peut s'échapper sans se nier, poursuivre son auto-négation, comme activité autonome et individuelle. Ce ne serait d'un intérêt pour la théorie révolutionnaire que si elle admettait la pertinence de questionner dans les termes de l'individualité la limite de l'individu capitalisé comme un problème pour la révolution, comme un problème de classe. Les Rimbaud, les Mallarmé, les Aragon... sont défaits là-devant, parce que vivant un autre temps, ça n'a jamais été leur problème, et que leur poésie est aussi impuissante à répondre des nôtres - temps et problème - que l'évangile selon Saint-Thomas.

23-24 février 2010 

BILAN DE VERS, conclusion provisoire

Il me faut admettre l'extrême diversité des genres et des registres formels dans lesquels j'ai écrit, écris encore, entre légèreté et profondeur, sans chercher à les unifier, concentrer, condenser, codifier dans une forme unique, sous peine de nuire à toutes en ligotant la liberté de création. Autre chose serait de donner à l'ensemble une construction, sinon une structure, une composition, une architecture "musicale", où chacun de ces genres, formes, où chaque pièce comme partie trouverait une place (ou plusieurs) dans un tout lui-même non statique. Un genre de kaléidoscope hologrammatique sous diverses lumières. Au-delà de la restructuration provisoire autour de Livredel, intégrant comme suite de 'livres' les séries produites depuis, plusieurs sont possibles pour faire ressortir - ce que je souhaite, l'ayant conçue ainsi sous de multiples angles -, à quoi je pense tient ma poésie (plus que ma poétique, qui n'a d'importance qu'en tant que "pendant dire", en coulisses). Ceci au-delà de ses éléments de base. Un livre fixe ne le permet pas. Internet oui, mais pas le logiciel que j'utilise (fortes limitations à la mise en page, système d'arborescence rigide, topologie primaire dont le texte seul ne permet pas de sortir).

Le bilan fait, il me suffit, pour avancer, de prendre acte que je n'ai plus besoin des jeux explicites avec les structures classiques ou les novations de la prosodie et de la versification 'contemporaines', la plupart retraversées sans le savoir dans la logique interne de mes recherches. Pas plus que faire de l'art ne suppose un rapport aux artistes, mais plutôt dans les années d'apprentissage, à leurs oeuvres, pas plus aux poètes, écrire de la poésie, et moins encore aujourd'hui... Faire de la poésie relève avant tout d'un rapport individuel direct au monde en moi d'émois, mais la singularité de chaque écriture en est partie prenante significative. Sentir comme le plus commun des hommes, si c'est moi, vaut mieux qu'écrire comme le plus exceptionnel des poètes, si c'est un autre.

De ce qui est techniquement maîtrisé, digéré, implicite sous ma main à plume, mon écriture parvient aujourd'hui du point de vue de sa conception, de sa fabrication, à maturité, du moins à l'échelle de la forme courte, ce qui ne préjuge pas de son évolution ultérieure, librement ouverte. Mieux que quiconque se cogne la tête dans ma vitrine, je sais que la valeur poétique ne tient pas, quand elle est là, aux jeux de mots, de sons et de sens; qu'ils sont une forme paradoxale et ironique de pudeur, un trompe-l'oiel-l'oerille, d'où j'entends néanmoins faire surgir quelque rapport aux choses qui, sans (j')eux, en serait absent. S'ils ne sont pas l'essence de ma poésie, ils en sont l'existence. Il me suffit de l'admettre une fois pour toutes et de poursuivre intranquillement mes efforts. Pour le plaisir.

20 février 2010, 21h49

BILAN DE VERS

« ... les poètes (et les écrivains en général), malgré qu'ils en aient, ne sont pas doués pour l'analyse scientifique de ce qui leur arrive, et de ce qu'ils font.» Georges MOUNIN, Francis Ponge et le langage, in Sept poètes et le langage, Gallimard, 1992

(il est probable que ci-dessous, je ne dise rien d'essentiel à mon écriture, ni à sa lecture)

Ma crise de vers

Ma crise de vers est un problème à résoudre en pratique. Les solutions ne peuvent être que miennes. D'abord parce qu'il s'agit de poésie individuelle écrite avec des mots, a priori destinée à une lecture intime, le texte sous les yeux, plus qu'à une lecture publique sur scène. Ensuite, bien qu'ayant lu un peu les poètes, parce que je ne les ai jamais analysés d'un point de vue poéticien, en disséquant leurs apports métriques, rythmiques, ou sonores, en repérant leurs transgressions des « règles », habitudes ou limites précédentes – alors que j'ai pu appliquer une oreille musicienne à des solos de jazz, ou jouer sur des disques de percussions africaines, par exemple. Je ne me serai inspiré des maîtres anciens que par vague souvenir, étant incapable de retenir par coeur le moindre quatrain ou la moindre chanson populaire (à l'exception de Revanche de Bobby Lapointe). Du reste, je ne connais de mémoire aucun de mes poèmes, ne les ayant pas écrits pour les apprendre et les réciter. S'il m'arrive d'avoir en tête quelques vers, c'est toujours en les imaginant sur la page.

Ayant vaguement repéré ce que ces grands poètes avaient rendu possible, « autorisé » pour être encore de la poésie, j'ai refait ce chemin en suivant ma propre logique ou ma propre intuition, soit à partir de formes anciennes (sonnet, rondeau...), soit de plus récentes, mais vite débouchant sur l'invention de mes propres règles, séries par séries ou poème par poème, selon des directions diverses et variées, voire opposées formellement. Parfois je suis resté en retrait des inventions de prédécesseurs; parfois, dans la mesure où tout était devenu possible en poésie, je pense être allé au-delà ou du moins ailleurs, par les contraintes nouvelles dont j'inventais ma liberté d'écriture.

Lectures publiques ?

Toujours est-il que je considère les lectures publiques de poésie comme semeuses de confusion, car, sous prétexte de rendre la poésie populaire (sic), elles prennent le risque de la confondre avec un art de la scène et d'oublier qu'elle relève d'abord dune rencontre entre une écriture et une lecture intimes. Je mets au défi quiconque ne connait pas un texte (par coeur), et ne l'écoute pas aussi les yeux sur la page, d'en percevoir et d'en apprécier tout le sel poétique, pour autant qu'il atteigne une certaine exigence d'écriture multidimensionnelle, et donc visuelle... Quelle lecture ? Quelle écoute ? Avec quels yeux, quelles oreilles ?... Je fais une exception pour la poésie sonore écrite d'emblée à cette fin ou enregistrée (Dufrêne, inventeur du cri-rythme et avec d'autres de la poésie sur magnétophone, la redouble néanmoins, dans son oeuvre tardive, la Cantate des mots camés, d'une version manuscrite, un coloriage faisant ressortir les répétitions sonores, le rythme).

On s'est mis, en mariant la poésie à d'autres arts notamment la musique et, pour le pire plus que le meilleur, avec la chanson, à faire comme si elle relevait, davantage que d'une lecture personnelle, de lectures publiques sur scène, comme un théâtre, à faire comme si elle n'entretenait pas une relation insécable de sa mise en page en mots sur le papier. Tout cela peut être fort intéressant et talentueux, mais il ne s'agit plus de la même chose, une rupture s'est produite, vraisemblablement parce que fort peu sont capables de se passer d'une reconnaissance publique. Chacun cherche son show, businesse ou pas. À tel point que cela bouscule mes intentions de m'orienter, en tout cas de façon exclusive, vers un tel mariage, bien que je crois disposer, comme musicien/percussionniste, des moyens d'une improvisation croisée de texte et de musique. Enfin, peut-être convient-il plutôt d'envisager plusieurs pistes...

Publier un livre de mes poèmes ?

J'envisage, depuis peu, de publier plus tard mes poèmes en livre(s). Je n'en ai conservé une trace écrite que très récemment, n'ayant jamais pris soin de les préserver d'une destruction de mon site ou de mon ordinateur, pourtant pas à exclure. Je l'ai fait, dans la foulée de la
restructuration de tous mes poèmes autour de Livredel, de l'établissement de listes par titres et années, pour permettre à mes proches, ma compagne, mon fils, quelques amis, de les lire ailleurs que sur un écran. J'ai trouvé par là-même l'occasion de les leur lire, en même temps que de les initier a minima à la diction*, parce que sans, on ne peut ni lire, ni sentir, ni saisir, les poèmes, les miens ou d'autres, tels qu'ils sont écrits. Le professeur de français de mon gosse donne à apprendre tel poème de Baudelaire sans transmettre - en a-t-elle seulement connaissance ? - les règles utilisées par le poète pour l'écriture, donc la lecture, ne serait-elle vocalisée qu'intérieurement. « Donner le ton, le bon », certes, mais comme s'il n'y allait que d'un sens, un non-sens quant à ce que fait, de manière performative, la poésie. Quid du rythme et du son ?

* " Pour les classiques, la diction est la manière de s’exprimer d’un écrivain ou d’un auteur. Au XIXe siècle, la diction est la manière de dire, eu égard au choix et à l’arrangement des mots. À l’époque moderne, la diction est l’art de phraser un texte dont on est soit l’auteur soit l’interprète. Il importe donc à tous ceux qui prennent la parole en public de connaître la prononciation des mots, la place des césures, l’emploi des liaisons, les règles de syntaxe et de prosodie, bref tout ce qui fait l’art de phraser, que l'on peut nommer le jeu verbal." diction

Jusque-là, je me suis contenté d'internet et de mon site, par facilité, pour l'intérêt de maîtriser de bout en bout la publication, n'avoir rien à demander à l'édition, rien à vendre sur un marché de la poésie quel qu'il soit. De plus, je ne voulais pas que ma poésie soit présentée coupée de mes autres champs d'intérêt, aujourd'hui la communisation. Il en ressort les inconvénients du temps réel, et d'une lecture rivée à l'écran, sauf pour ceux qui impriment, s'il en est...  

Héritage et formation

Pour revenir d'où j'étais parti, ma crise de vers personnelle, j'ai écrit en autodidacte dilettante, sans contact avec aucun de mes pairs, sans lien avec aucun cercle poétique, et sans formation littéraire, puisque j'ai fait des études mathématiques et techniques. Mais quand on s'adonne par périodes de grande intensité à une activité quelle qu'elle soit, on se pose infailliblement les mêmes problèmes à résoudre, qui sont aussi des problèmes techniques, de métier. Ceux de l'écriture poétique sont particulièrement relatifs, en l'occurrence, au matériau et à une diction historicisée de la langue française (e muet, diérèse, pression du pair sur l'impair, du 6 sur le 5 et le 7, du 12 sur le 11 et le 13... ce que libère pour moi la métrique japonaise, comme la pratique musicale de rythmes impairs ou composés, débouchant sur la polymétrie, la polyrythmie, le polytonal ou polysonore, et rencontrant la polysémie et l'ambivalence dont Verlaine («
De la musique avant toute chose ») et Aragon (entretiens avec D. Arban) soulignaient la nécessité. Le mouvement fut au demeurant parallèle, à la fin du 19ème siècle, pour ne parler que de la France, dans la peinture (japonismes, Monet..., masques africains, Picasso... ) et la musique (modes africains et orientaux, Ravel, Debussy...), ou plus tard le théâtre (le 'No' chez Brecht...)

Praxis ?

Résoudre mon problème en pratique, cela veut dire de la même manière que Rimbault met en oeuvre par l'écriture, consciemment, mais sans appliquer une théorie préalable, le dépassement de l'alexandrin en tant que paradigme du vers français, après Hugo et Baudelaire. Il le fait de façon plus radicale que Verlaine ou Mallarmé, puisqu'il aboutit aux limites d'un effacement entre prose et vers, tant d'une part il casse dans la versification la syntaxe et la métrique strictement liées au vers, à la rime, etc. en usant d'abondance enjambements, rejets, rimes intérieures... tant d'autre part sa poésie en prose peut se lire comme versifiée (ce que Claudel a montré, et ce dont les romans d'Aragon regorgent, si on n'y applique pas les recette de la lecture rapide en vogue chez les gens pressés). Selon Roubault (La vieillesse d'Alexandre), c'est dans
Qu'est-ce pour nous mon coeur que Rimbaud pousse le plus loin ce bouleversement, à l'occasion d'un texte écrit peu après La Commune... Autrement dit, il invente là une forme révolutionnaire, en relation avec un contenu révolutionnaire, mais c'est la forme qui fait le contenu révolutionnaire du point de vue poétique.

Depuis Livredel, que je m'efforce d'en effacer toute trace ou qu'au contraire je m'amuse à le rendre explicite, j'écris en ayant ce type de problématique en tête. Sauf dans le cas rare où je m'impose une structure au départ (par ex changeant à chaque chapitre dans Livredel), la solution formelle et la structure s'inventent au fil de l'écriture, plusieurs options se présentant comme bifurcations, de telle sorte qu'un poème recouvre souvent quatre ou cinq versions intermédiaires avant le choix d'en arrêter une comme définitive. Pour être différentes, les précédentes n'étaient pas nécessairement plus mauvaises. Si le sonnet ou l'alexandrin me viennent sous la plume naturellement, c'est de la même manière qu'ils ont joué un rôle charnière, à deux ou trois siècles d'intervalle, dans l'histoire de la versification française. En sortir suppose un choix délibéré de solutions plus ou moins radicales, autour desquelles je tourne encore ma flemme.

Entre vers et prose

Dans la mesure où j'use abondamment de rimes intérieures, se pose un problème aigu de découpage des vers, plusieurs courts pouvant se lire comme un seul long, ou encore un mètre (octosyllabe, alexandrin, etc.) se glisser à l'intérieur de deux vers, par enjambement, sans pour autant être signalé par la ponctuation. Un vers peut relier deux strophes en continu, s'opposant à leur séparation par une ligne blanche...  De ce point de vue tout fuit vers la prose, mais son écriture sans renvoi à la ligne brouille tellement la question du e muet qu'il est impossible d'y repérer les vers qui se succèdent ou se chevauchent à l'intérieur selon une métrique complexe, si bien que celle-ci en ressort bouleversée, voire détruite. En fait il ne semble pas y avoir de solution unique. Il conviendrait à chaque fois de donner plusieurs versions possibles, mais, quoiqu'il en soit, le choix d'une diction avec des règles connues, couplé avec le rythme du sens, devrait déterminer pour chacune le découpage spécifique en vers comme en strophes.

« De la musique avant toute chose »

De mes lectures de poètes, tout au plus ai-je été pénétré, je l'ai dit, quasi-musicalement, des problèmes de sonorités et de jeux de rythmes et de sens. Verlaine parce qu'il ouvre l'espace sonore du poème, en minimisant le poids de la rime par les assonances et allitérations, parallèlement aux innovations rythmiques de Rimbault. Tristan Corbières et son découpage hyper hâché par la ponctuation... Aragon parce qu'il ramasse avec une virtuosité inégalée tout ce qui précède, comme Hugo au siècle précédent, Français Dufrêne parce qu'il va à l'extrême des possibilités de répétitions et retours des sons syllabiques, dans une métrique toutefois imposée et limitée (du dodécasyllabe si je me souviens bien)- donc peu de polymétrie et de swing, sauf dans la lecture géniale qu'il en faisait lui-même en récital. Bobby Lapointe pour son génie des jeux de mots enlacés - il était aussi expert en logique mathématique. Gainsbourg et Nougaro pour l'influence qu'ils ont intégrée du jazz... Monk, qui déconstruit rythmiquement la mesure à 4 temps comme Rimbault le vers français classique et hugolien. Mallarmé évidemment, mais je le connais mal, et je m'intéresse à distinguer, bien qu'ils soient intimement liés, ses apports formels de son idéologie symboliste. Lui-même en fut prisonnier, dans le rapport induit entre musique et poésie de mots, sauf avec
Le Livre... mais qu'il n'a pas écrit, avec une ambition toute autre dans le rapport au réel (pas si éloignée du fantasme que j'avais avec Livredel).

(un mot du lettrisme, de l'ultralettrisme, de la poésie sonore, etc)

J'avoue que, ne suivant pas l'actualité de la poésie, je ne risque pas de m'y confronter, et pour ce que j'en ai vu et vécu à travers les anthologies et quelques rares manifestations, ça ne m'intéresse pas. J'ai déjà dit pourquoi, d'une façon générale, concernant le monde des artistes, et les poètes dès qu'ils se rassemblent n'y échappent pas.

Bref je me revendique héritier de tous ceux qui font avec les mots de la musique, ne suivant pas sur ce point les injonctions de Meschonnic, dont la conception du rythme demeure plus poéticienne, théorique, éthique, que pratique, peu sonore, ce dont on peut juger en confrontant ses ouvrages de poétique et ses poèmes. Ce n'est qu'à partir d'un certain seuil quantitatif et qualitatif d'interactions du son, du rythme et du sens, qu'on débouche sur des problèmes croisés de polyrythmie, de polysonorité comparables à l'horizontalité musicale, s'y ajoutant la polysémie dès lors qu'il y a des paroles (opéra, poèmes mis en musique, chansons...). Mais à partir de là, je butte sur la dimension verticale (harmonique, polyrythmique à plusieurs voix), contraint par la linéarité monodique, la lecture soliste qu'impose la ligne du poème sur le papier.

Vers libres ?

J'ai écrit des vers libres en toute liberté... Aucun poète du vers libre ne m'a directement influencé, pas même les surréalistes sauf dans mon utilisation de mots découpés dans le journal (Dada). Cela s'explique par la simple raison que n'écrivant plus ni compté ni rimé, ils ne pouvaient rencontrer aucun véritable problème de rythme et de mètre, liés au retour plus ou moins régulier des sons, sauf à revenir en arrière sur leur principes d'écriture, ou à déboucher sur la crise poétique post-moderne, ce que montrent aussi bien Roubault que Meschonnic contre le totalitarisme du vers libre. Faut-il parler, entre rares bonnes surprises mêlées aux pires mirlitons, du n'importe quoi librement versifié, où l'on croit faire des vers du seul fait qu'on va à la ligne, que l'on trouve ad nauseum sur les sites internet de poésie - autant de rapports avec la poésie que le langage de l'informatique : pseudo-poésie informe à tics ?

Linguistique ?

Inutile de dire ma quasi ignorance de la linguistique savante (hormis à travers Meschonnic, des notions de Saussure, Jakobson, Wittgenstein, et par les polémiques sur le structuralisme ou le post-modernisme, la psychanalyse, en relation avec le marxisme), mes connaissances philosophiques sur pilotis... Ces questions n'ont donc pas influencé ma façon d'écrire, comme chez tant d'autres poètes contemporains renommés, dont la plupart m'ennuient singulièrement, si éloignés qu'ils sont, pour des raisons sociales, culturelles, politiques... de mes préoccupations en général.

Un tabou en poésie

Ces positions philosophiques ne m'ont intéressé qu'en relation avec mes fondements marxistes et mes convictions communistes, ou pour les critiquer en tant qu'interprétations du monde opposées à la miennes. Car aucune poésie située dans son temps, quoi qu'on en dise, ne peut se prévaloir d'en être indépendante. Une vision du monde est présente chez tout poète, ne serait-ce qu'en creux : la poésie a toujours à voir avec ce dont elle ne parle jamais, dans le silence qu'elle tient sur ce qui est supposé ne pas en relever. La question sociale et la lutte de classes sont le plus grand tabou de la poésie.

Négritude, etc.

Les poètes de la Négritude (Césaire, Senghor, Damas...), les Caribéens avec la créolité, j'apprécie leur poésie quand elle ne comporte pas trop de créole ou de langue originelle, mais pour cette raison elle ne peut me servir à rien pour écrire. Je lis fort mal les Africains Américains dans le texte, sauf concernant le jazz. Ma nullité en espagnol m'oblige à lire cette poésie en traduction française (Lorca, Neruda, Octavio Paz...). Arabe itou. Chinois itou. Japonais avec quelques bases certes précieuses, mais inutiles quant à la lecture directe des kanjis (idéogrammes) et des hiraganas dont la calligraphie et sa mise en page sont pourtant indissociables de la perception des haikus, par exemple (ce qui rend totalement déculturé, déraciné, d'en écrire en français. Au-delà de la structure et de l'esprit général, c'est aussi vain que de prétendre jouer de la musique africaine ou afro-cubaine traditionnelle). Aussi loin de moi, voire plus, sont les poètes languedociens, bien que par l'intermédiaire de Lubat et de son scat-jazzcogne, j'y retrouve mes dadas.

Théâtre ?

Un autre aspect est le caractère dramatique, théâtral, de certains de mes poèmes, où l'héritage est celui des classiques en vers du 18ème
siècle plus que de la poésie à proprement parler (encore que... Racine...). C'est je pense inévitable dès que l'on met en vers un sujet à forte teneur historique, politique, pour ne pas dire philosophique (je préfère dire théorique), et où il s'agit, si l'on veut rester dans la poésie, dans l'art, que la forme en rende compte autant que le contenu (vu avec Nietzsche, la linguistique signifiant-signifié, Lefebvre, Meschonnic et son oeuvre-sujet...). À priori (il me faudrait les relire sous cet angle), malgré leur forme classique, la plupart de mes poèmes du genre, dans Livredel et après, contiennent sûrement plus d'émotions, de sentiments, que véritablement de force poétique, mais la frontière n'est pas étanche.

Théorie poétique ?

Du point de vue théorique, on dit « poéticien », j'ai lu quelques livres, surtout dans les années 80-90, qui m'ont nourri en parallèle à
l'écriture de Livredel, ce dont les citations en exergue des poèmes témoignent abondamment, comme d'un certain dialogue sur la forme que j'ai voulu entretenir dans cet écrit d'apprentissage. On y trouve surtout des écrits de poètes sur leur travail (de musiciens aussi, par ex Schoenberg, Bartok, mais je connaissais aussi les principes de la fugue et du contrepoint chez Bach, l'histoire de la tonalité occidentale, de sa déconstruction, du sérialisme...) : Valery, Reverdy, Rilke, les Manifestes surréalistes, Artaud, Aragon, Roubault, Deluy, Deguy, les poètes sonores... mais aussi des essais spécifiques de commentateurs universitaires : Mounin, Lemaître, Colot, ... Mes notes y font souvent référence, en parallèle des poèmes.

Que faire ?

Le moment est venu de prendre au sérieux la possibilité que j'avais  depuis longtemps d'aller un peu plus loin que mon sempiternel jeu autour des formes classiques, typique ces dernières années par mon recours abondant à la forme sonnet (j'en ai écrit près de 150), à la manière dont Roubault se pose la question, sorti de l'influence d'Aragon au début des années 60, en toute connaissance historique du problème. Mais les acrobaties oulipiennes, pour fécondes qu'elles aient pu être sur le plan formel, ne sont pas en elles-mêmes ma tasse de thé. Comme je l'ai dit, la période des années 2003 à aujourd'hui, sauf exceptions (pouasie, haiku et son influence en retour...) représente pour moi une relative régression par rapport aux formes courtes inventées dans Livredel, dont la nouveauté ne tenait pas à la structure générale macro-poétique relativement complexe de cette forme longue. C'est pourquoi je juge aujourd'hui que mon problème est ailleurs, et que la densité (dansité ?) de la forme courte permet aussi bien et peut-être mieux de le résoudre, du moins en termes basiques essentiels, dans un premier temps.

17 février 2010 

L'IDENTITÉ POÉTIQUE DU MONDE

(notes provisoires pour un) Manifeste

« La question ne se limite pas au fait que les deux aspects de la contradiction se conditionnent mutuellement; ce qui est encore plus important, c'est qu'ils se convertissent l'un en l'autre. Autrement dit, chacun des deux aspects contradictoires d'un phénomène tend à se transformer, dans des conditions déterminées, en son opposé, à prendre la position qu'occupé son contraire. Tel est le second sens de l'identité des contraires MAO ZEDONG, L'identité et la lutte des aspects de la contradiction

« Grâce à l'écriture devenue acte, l'existence elle-même se fait dionysiaque. Si souvent considérée (par Leiris notamment) comme coupée d'elle-même par l'activité littéraire, la vie accède en quelque sorte à elle-même en se faisant texte, en se vivant comme texte. Celui-ci permet en effet une coïncidence miraculeuse de l'oeuvre et de la vie. Il inaugure une nouvelle époque où coïncident enfin un "ceci est mon texte" et un "ceci est mon corps", celui-ci transmué en possibilité de tout dire par sa perverse textualisation : " C'est dire que chacun, s'il accepte de se vivre comme texte, à savoir s'il ne se saisit que comme l'effet de la forme grammaticale, de la syntaxe des énoncés, verra se transformer en une perversion généralisée - l'écriture - ce qui n'était qu'énoncé partiel et répétitif de la perversion clinique. Le terme de perversion généralisée, se référant au texte sadien, a pour but de souligner que le caractère fondamental de l'écriture, en relation avec la suppression virtuelle des limites dues à l'avènement de la fonction signifiante et à la disparition de l'espace représentatif, est la possibilité essentielle à elle de «tout dire », à savoir d'envisager et de dévoiler toutes les postures et les figures implicites à la langue "(Tel Quel, Théorie d'ensemble, Seuil, 1968, p.146)». Vincent KAUFMANN, Poétique des groupes littéraires, Puf 1997.

« Le monde existe pour aboutir à un livre » MALLARMÉ, cité in La Revue Moutarde, toujours imprévisible... à propos de Le « Livre » de Mallarmé, Jacques Scherer

« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux foix. Il a oublié d'ajouter : c’est  la première fois comme tragédie, la seconde comme farce ». Karl MARX, Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte

En écoutant François DUFRÊNE, UbuWeb

Le Livre est vivre

Ma défaite, totale, y fête sa victoire. Tautologie. En tout lieu ma présence est la totalité défaite. Ici est ailleurs. Autre est un. Je. Individu plaidant coupable. Refusant sa défense. Qu'on le punisse ou qu'on en finisse. De l'invincible fragilité sociale. Puissance d'impuissances. In this World, out of this World,

libre

Rhétorique. Leurs lois sont hors mes murs. Leurs murs sont hors mes lois. Je suis en moi partout hors de moi. Hors d'atteinte.  Souverainement. Je les déclare illégitimes. Sans surprises, donc sans prises. Pris aux mots.

Tout est normal, comble de banalité. La guerre est en paix. Imbécile cynisme de ceux qui croient encore résister, être  sauvés du pire en s'autorisant à en rire, prenant le monde pour leur théâtre de variétés. La folie a tout submergé, donc elle n'existe plus. Plus elle se dévoile monstrueuse, plus elle est invisible. Toute limite extérieure est intérieure, et réciproquement.

Messes d'enterrement de la poésie. Obséquieuses obsèques, célébration* de pieux poètes. Récitation de la vieillesse d'alexandre** en club. Oralité de secte. Trahison du poème, déstructuré de son langage, mots brûlés sous la langue. Sauf Dufrêne et les siens, d'emblée sonores, meaux camés. Cazelles poète irresponsable par tous les mots. Revival. Esthète. Tics. Roubaud, par obstination,  résistant diplômé d'une poésie perdue pour monde diplomatique. Ailleurs, art tôt assassiné, un théâtre sans double, nain bu jusqu'à la lie en Ubu de lui-même. Singerie du Spectacle en farce des spectacles. Moyennocratie artistique. Une exception française. 18 brumaire de la poétique. Une identité nationale.

Badiou se trompe : pas moins que l'amour de l'amour met à mort l'amour, l'amour du théâtre met à mort le théâtre. Sur ce point, Meschonnic ne s'est pas trompé, "L'amour de la poésie, c'est la mort de la poésie". 

Ma poésie rend compte de cet écran total. Étant total. Étang. Marécage. Marais cage. De boue. Tireurs en position tous couchés. En joue, feu ! Étendue, étant dû, du désastre. Advenu. Vertitude. Vertige non durable. Crise envers contre tous. Mais inversement, d'une crise à l'autre, et contre Freud 1929, par la poésie, je renonce à toute médiation sociale dans la civilisation du malaise. Je la pose comme ma rupture sociale, en attendant la fin. De suicide dans l'Etat à suicide dans la société, mais suicide vital.

Le poème fait le compte. Sans régler de comptes. Avec personne. Sans ennemis, hors jeu. Hors tous je. À preuve, trace pour mémoire, pas sage, prise à témoin, passage de témoin, la rime, debout, est partout chez elle. Il n'y a plus de bouts. De vers infinis, indéfinis, débridés, la prose s'abolit. Pas de hasard. Sort jeté. Plus de dé. Dépassement produit. En vers se ment train versé des miroirs. Un rythme s'incarne du réel en tous les sons des sens. Musique&poésie totale. Rondeau (de Machaut). Un dé-but recommence avec sa différence. Histoire. Spirale du temps retrouvé (Frankétienne). Mallarmé se dépasse au réel. 

Toujours un gant jeté abolit le hasard

Nous vaincrons parce que ce n'est pas écrit. Plus de grand rouleau. La partition s'écrira après coup, histoire de

Révolution !

* Célébration de la poésie, Meschonnic 2001
** La vieillesse d'Alexandre, Essai sur quelques états du vers français récent, Roubaud 1978

10-12 février 2010

Ajout d'AGIAUS ou L'ABSOLU RELATIVISÉ avec extrait d'Aurélien XXXV, Aragon (le goût de l'absolu)

5 février 2010 

En attendant la fin... de mon travail, je commence la série THE DAYS BEFORE April 1, 2012 dans MO SOUS LA PEAU, Livre de la présence.  Elle s'inscrit dans un compte à rebours avant le jour J, 1er avril 2012, supposé jour de ma retraite. Je reprends ainsi le principe de LIVREDEL. THE DAYS BEFORE fait écho, dans ce Livre de la présence, à THE DAYS AFTER dans le Livre de l'absence. Elle s'ouvre avec le sonnet Cynisme opère, écho à Sophisme au pair, premier poème de  AS TIME GOES BY, Livre de l'absence, issu de SOUFFLE AU COEUR

Je crée dans MO SOUS LA PEAU, Livre de la présence les séries TADAÏMA ! et VOL LIBRE qui répond à VOL QUAND ?

Enfin j'attribue aux Livres du retour, de l'absence et de la présence les numéros VIII, IX, et X comme suites de LIVREDEL, Livres I de la quotidienne, II de Catherine, III sans nom, IV de Corya, V de l'autre, VI en guerre, VII des faims

18 janvier 2010 

Avec Enlacés, je tente une forme tenant à la fois du sonnet et de la poésie japonaise, deux haïkus  en place des tercets. 5 et 7 alternent et jouent avec 12, flirtant de loin avec l'alexandrin. 5 s'introduit avec à propos dans mon jeu poétique de 7 et 12, depuis la structure de Livredel et celle de mes transferts et tressages sur toile. Un peu de symbolique des nombres... « Le chiffre 5 est dédié à l'humain. Ces 5 sens, ces 5 doigts, ces 5 membres sont la signature de sa nature. L'étoile à 5 branches est d'ailleurs le symbole humain. Regardez ce chiffre. Il y a un demi carré et un demi cercle en opposition l'un avec l'autre, chacun cherchant sa complétude avec un élément géométrique différent. C'est la fameuse recherche de la quadrature du cercle, à savoir la communion du carré et du cercle, c'est à dire du masculin et du féminin. En effet, les humains passent leur temps à chercher leur âme soeur, leur prince ou princesse pour combler leur "vide", et pour cause ! Le 5 exprime donc parfaitement dans sa géométrie cette quête du graal humain et tout ce qui en découle. Amis matérialistes, ne trouvez-vous pas que le "hasard" de la formation du 5 est curieusement bien fait ? L'humain est le fameux 5ème élément, l'amour, ce qui en fait son unique valeur. Il cherche sa direction parmi les 4 points cardinaux (voir le symbole du 4) mais il oublie de regarder vers ce 5ème point "cardinal" qui est au dessus de sa tête : le ciel ! » Savoir encore qu'au Japon, 4, dans l'une de ses prononciations, 'Shi', est homonyme de "mort", à éviter comme notre 13... On offre les objets par 5 plutôt que 4. Source Symbolique des chiffres de 0 à 9

Par ailleurs, j'envisage une version 'live',  puisant ad libitum des sons et sens cachés dans le sonnet final, ouvrant à l'improvisation, seul ou à deux, avec ou sans tambours, dans une perspective polyrythmique.

16-17 janvier 2010 

Je partage mes sonnets selon les séries de poèmes. J'introduis un PLAN D'ACCÈS SIMPLIFIÉ à POÉTIQUE : Poésie, Tambours, Jazz, Pictural... Je renomme ces "Réflexions sur ma poétique" en "Notes sur...". Fichier trop lourd, je les scinde par années (voir rubriques en haut à gauche). Pour retrouver plus facilement les poèmes par leurs titres, je crée des listes par séries, dates et formes

Après restructuration des grandes séries de poèmes, je complète leurs titres, TRANS'IT, Livre du retour, AS TIME GOES BY, Livre de l'absence, MO SOUS LA PEAU, Livre de la présence, prolongeant ainsi la série des "livres" de LIVREDEL.

9 janvier 2010 

Cahier des charges

Deux grenouilles tombent dans une jarre de lait. Bords trop glissants, elles ne peuvent remonter... La première, anticipant une mort lente et inéluctable, se laisse couler et se noie, car elle "ne sait pas nager". La seconde pas davantage mais, devant cette mort annoncée, se débat, remue bras et jambes, tente de sauter etc... L'énergie du désespoir... Elle remue tant et si bien qu'à force de battre le lait, elle le change en beurre... et peut alors prendre appui pour bondir hors de la jarre...

Parabole que je tiens de Lucien Sève, une conférence-débat dans les années 80. Lui est "resté feuerbachien". De Marx il retient bien « Être radical, c'est prendre les choses par la racine. », mais conserve la suite « Et la racine de l'homme, c'est l'homme. », avec quoi rompt la théorie de la communisation (cf "« L'HOMME » ?", Lucien SÈVE, et Karl Marx et la fin de la philosophie allemande, Roland SIMON, TC21, abrégé).

« Je ne cherche pas, je trouve » Picasso

Sans le vouloir, j'ai franchi un pas.

Au départ, comme d'habitude, je n'avais aucune idée préconçue de la structure du poème. Ici, j'ai posé a priori un fond théorique, que synthétisent les citations de Marx et Badiou en exergue. De ce fait, mon texte, comme souvent, relève davantage du genre théâtral, cirque de mots-clowns et trapèzes du langage de la pensée, que d'une poésie d'affects, même si cela ne s'oppose pas; convictions, perceptions et sensations sont devenues chez moi inséparables. Bref, c'est la mise en forme de sens autant que d'affects, pour un poème à comprendre autant qu'à sentir*. Par conséquent, très peu de métaphores, plus de polysémie que d'équivoque. Je demeure certes happé par l'alexandrin, du moins par un rythme binaire-ternaire spécifiquement français. Pas un mot savant, le vocabulaire le plus élémentaire, à travers ses connotations multiples, entre aussi simplement que possible en sympathie avec la pensée théorique. Le poème se passe, comme la vie, de concepts.

* Il m'est difficile d'admettre une dichotomie entre signification et sens comme le fait Lacan concernant l'amour et le poème - plus bas 4 janvier - sauf par un réductionnisme du champ poétique, auquel Meschonnic non plus n'échappe pas toujours, un tantinet coupeur de têtes d'autres poètes que lui. Moi aussi, c'est de bonne guerre... « L'amour est une pensée » (Pessoa), soutient Badiou avec Vitez, « une construction de vérité », comme le poème, dont, dit-il « les affinités avec la déclaration d'amour sont bien connues. Dans les deux cas, il y a un risque énorme qu'on fait endosser au langage. Il s'agit de prononcer une parole dont les effets, dans l'existence, sont pratiquement infinisÉloge de l'amour p. 42.

Poiésis au sens d'Aristote liée à la praxis au sens de Marx, penser mon rapport au monde passe par l'écriture du poème, en parallèle de l'abstraction théorique, ailleurs. Les sens se mettent en rotation par la forme,  rimes de significations et de sons s'entremêlent,  cherchant leur unité, une cohérence et sa jouissance, ici dans le rapport entre l'amour (à deux) et le monde du capital, l'aspiration à réinventer le premier (Rimbaud) dans la sortie du second. C'est le refus immédiat, poétique au sens fort, vital, existenciel, d'une schizophrénie entre "vie normale" et perspective révolutionnaire, la quête au présent d'une unité pour soi qui est celle de la vie et de la lutte, de ma vie et de ma poétique croisées, et qui se heurte nécessairement à ce que je suis, individu aliéné du capital.

L'idée des deux voix - un homme, une femme, alternativement ou ensemble - n'est venue qu'une fois le texte arrêté. Elle découlait naturellement du thème. Pour écrire, je ne vocalise pas à haute voix, je me contente du chant intérieur. Rendre par l'oralité ce qui se perd du texte sous les yeux suppose un minimum de mise en scène, de mime, un soin de la diction parlée ou chantée (je pense ici au Jeu verbal, de Michel Bernardy, signalé plus bas).

L'ajout des tambours s'imposait alors comme une évidence. C'est de leur rencontre avec le texte, improvisée en situation, que peut surgir une puissance poétique performatrice, entre la retenue des mots et la violence du contenu. 

Le duo est suffisant. Par mes efforts depuis trois ans, je peux tenir les tambours et au besoin la voix d'homme. Trouver la femme pour le texte, la gestuelle et les percussions complémentaires, ce n'est pas difficile... Mais toutes les possibilités sont ouvertes de multiplier les voix, d'ajouter d'autres instruments. Je vise cette géométrie variable qui suppose des musiciens désireux et capables d'improviser sur des canevas non exclusivement musicaux, avec une assistance participant, danse ou autre, d'une sortie des arts du spectacle (sic) séparés.

Tout se passe comme si - au-delà de la réussite ou pas - je m'étais laissé surprendre.  Le poème en est la saisie, comme une réponse cathartique à Incantation, de juin 2008. Faire la poésie  peut désormais entrer en résonance avec faire la vie, faire l'amour, battre tambour dans les écarts, dynamique et limites du présent, pour un jour faire la révolution.

Corollaire : Il ne manquerait plus que je sois poète. Je renomme a-POÉTIQUE en POÉTIQUE.

6 janvier 2010

J'intègre à cette rubrique un texte de septembre 2004, CHANT ENTIER, qui annonçait un projet poétique du genre que j'engage aujourd'hui, mais dans un rapport au politique fondé alors sur les prémisses du démocratisme radical et de l'altermondialisme (voir à ce sujet le texte de Maurice LEMAÎTRE, ci-dessous 17 décembre). Evolution en spirale dialectique, répétition, négation et dépassement du même dans le rapport au monde... (tout cela, face aux contraintes du temps, traîne par trop son boulet de métapoétique et d'art conceptuel...).

Corrigé 8 janvier / Je relie et relis AS TIME GOES BY, août 2007 - décembre 2009, dédié à Vensy, perçu après-coup comme la poésie d'une passion triste, d'un manque du manque, d'une rencontre avortée dans l'illusion et l'impossible partage de "l'art, l'amour, la révolution" des surréalistes, avec le ressenti consécutif d'une trahison... la poésie d'un non-amour fou et d'un long arrachement à cette folie, le tout traversé d'ambivalence sur fond d'une tendresse indéfectible mais interdite.  Clôture d'une parenthèse dépressive mise à sa juste place après lecture d'Alain Badiou, Eloge de l'amour, qui aborde ces questions dans un sens qui me convient, au rapport près avec ce que lui entend par "communisme" dans sa critique radicale démocratique du politique (lui est "resté feuerbachien"). Période qui débouche sur "réinventer l'amour" (Rimbaud), avec ma compagne, Moeko : MO SOUS LA PEAU. De l'une à l'autre s'opère un renversement de « L’adresse amoureuse [comme] étalon d’une poétique en prise sur l’histoire et en constante évolution » L’adresse amoureuse chez Pablo Neruda : de l’élégie solipsiste au lyrisme collectif,  Delphine Rumeau, juillet 2009.

4 janvier 2010 

« La parole pleine est une parole pleine de sens, la parole vide est une parole qui n'a que de la signification... c'est parce que le mot a double sens qu'il est S2, que le mot sens est plein de lui-même... Le propre de la poésie quand elle rate, c'est de n'avoir qu'une signification, d'être pur noeud d'un mot avec un autre mot... Comment le poète peut-il réaliser ce tour de force, de faire qu'un sens soit absent ? En le remplaçant ce sens absent, par la signification. La signification n'est pas ce qu'un vain peuple croit. C'est un mot vide, c'est ce qui s'exprime dans le qualificatif mis par Dante sur sa poésie, à savoir qu'elle soit amoureuse... l'amour n'est rien qu'une signification... Le désir lui a un sens mais l'amour - tel que j'en ai déjà fait état dans mon séminaire sur l'éthique, soit tel que l'amour courtois le supporte - l'amour est vide. " Jacques LACAN, source Freud-Lacan, Association Lacanienne Internationale

Je cherchais sur internet, que je n'ai pas retrouvé dans mes livres, où Aragon parle de l'équivoque (et non de l'ambivalence, correction), comme propre de la poésie. Je n'ai pas précisément retrouvé, mais je suis tombé sur des extraits de livres du plus haut intérêt pour qui s'intéresse à la fabrique du poème (à la rhétorique, la métrique, la versification et la prosodie, etc... bref les trucs du métier) : L'alexandrin dans le Crève-Coeur d'Aragon, de Marie-Pierre Beaujeu, et Aragon: la mémoire et l'excès, par Olivier Barbarant

IndexARAGON Louis (écrivain) ; BERNARDY Michel ; BORDINI Carlo, poète ; DUFRÊNE François (poète, affichiste) ; HOPKINS Lightnin' (guit, voc, blues) ; LE BRUN Annie ; MESCHONNIC Henri (poète, théorie du langage) ; MONK Thelonious (pianiste, comp, lead) ; NIETZSCHE Friedrich (philosophe) ; REVERDY Pierre (poète) ; SATIE Eric (musicien) ; VALÉRY (Paul)
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